« Il y a un geste humanitaire évident parce que la nature des réfugiés n’est pas contestable, on voit bien ce qu’ils fuient. Ensuite parce que ce sont des Européens de culture. Et puis nous ne sommes pas face à des migrants qui vont passer dans une logique d’immigration », expliquait le chroniqueur à l’écharpe rouge de BFMTV, Christophe Barbier, au sujet de la guerre en Ukraine et des réfugiés provoqués par celle-ci.


Christophe Barbier sur BFM TV à propos des exilés ukrainiens, qui ne vont pas passer dans une logique d’immigration à la différence d’autres exilés…

Un journaliste de BFMTV, Philippe Corbé, aux propos aussi problématiques que son collègue à l’écharpe rouge, déclarait auparavant : « On parle ne pas de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien, on parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essayent juste de sauver leur vie, quoi ». Europe 1 donnait à entendre Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale : « On aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit ».

Philippe Corbé, le 24 février, sur les antennes de BFM TV. 

Je suis profondément heureux des mesures mises en œuvre pour les accueillir, mais la justification de cet accueil se fait au prisme de la race.

Le message est clair ; les réfugiés qui comptent sont les réfugiés blancs. La qualité que l’on reconnaît aux réfugiés ukrainiens, par rapport aux autres réfugiés, est celle d’être blanc. Les discours sur les réfugiés ukrainiens sont des discours raciaux, l’empathie qu’éprouve le monde politique et médiatique est une empathie raciale. Il ne s’agit pas d’accueillir des réfugiés, mais d’accueillir « ceux qui leur ressemblent ». Les Occidentaux pleurent parce que ce sont des semblables qui se font tuer.


Jean-Louis Bourlanges, le 25 février 2022 sur Europe 1. 

Une humanité sélective

Je ne dis pas qu’il ne faut pas accueillir les réfugiés ukrainiens, bien au contraire. Ce que vivent les Ukrainiens est inimaginable, d’une violence absolue. Il ne s’agit en aucun cas de nier l’horreur des pertes civiles provoquées par l’invasion russe sur le territoire ukrainien. Je suis profondément heureux des mesures mises en œuvre pour les accueillir, mais la justification de cet accueil se fait au prisme de la race, et c’est ce que je veux ici analyser. D’ailleurs, cette justification nous informe plus sur la France et l’Europe, la manière dont elles se pensent, les vies qui comptent à leurs yeux, que sur la guerre en Ukraine et les Ukrainiens.

Les prises de paroles successives affirmant la blanchité – nouvelle – des Ukrainiens sont l’expression d’un habitus, d’une vision du monde, et d’un message : « les vies qui comptent sont celles des Blancs ». Il n’y a rien d’autre à entendre. Nombre d’entre-nous avions déjà perçu ce message, que le monde occidental ne cesse de répéter depuis des siècles, mais il est de plus en plus assourdissant depuis quelques jours.

Il ne s’agit évidemment pas de déplorer le fait que les réfugiés ukrainiens soient correctement accueillis, mais de chercher les raisons rendant cet accueil possible pour les uns et impossible pour les autres.

Ce sont des civils blancs qui meurent en Ukraine et c’est pour cela que l’Occident s’émeut. Comme si l’Occident accueillait les Ukrainiens en raison d’une solidarité raciale. Comment ne pas le penser, et même en être certain, quand Natacha Bouchart, mairesse de Calais, accueille si facilement les réfugiés ukrainiens dans la Mairie et pose à leurs côtés, alors qu’il n’y a pas si longtemps, elle interdisait la distribution de nourriture aux réfugiés de Calais ?


En mars 2021, les associations demandaient des moyens d’urgence pour le traitement des exilés sans-abri, face à l’inhumanité des moyens mis en place par les forces de l’ordre pour démanteler des camps de fortune partout sur le territoire, de Calais à Paris, en passant par la frontière italienne. 

Il ne s’agit évidemment pas de déplorer le fait que les réfugiés ukrainiens soient correctement accueillis, mais de chercher les raisons rendant cet accueil possible pour les uns et impossible pour les autres. La réponse est simple : les réfugiés ukrainiens, dans leur malheur, ont le privilège d’être blancs.

Un autre exemple, s’il en fallait : la France, rend le train gratuit pour les réfugiés ukrainiens, et elle n’est pas la seule, c’est aussi le cas en Autriche et en Allemagne, et on en est heureux. Mais quid des autres réfugiés ? Les réfugiés afghans, syriens, maliens, etc, devront quant à eux, étant donné que l’Occident ne leur reconnaît pas la « qualité » qu’il reconnaît aux Ukrainiens, payer leur déplacement par leurs propres moyens. Quelle raison, si ce n’est celle de la race, permet aux Ukrainiens de ne pas payer les transports ?

Les Européens n’ont pas « retrouvé le sens de l’accueil ». La politique d’accueil de l’Europe n’est pas remise en cause.

« C’est un ‘changement de paradigme’, disait, jeudi 3 mars, la commissaire européenne aux affaires intérieures, Ylva Johansson : les Vingt-Sept ont décidé d’appliquer pour la première fois une directive de 2001 qui accorde une « protection temporaire » aux réfugiés fuyant la guerre en Ukraine. Ils pourront séjourner durant au moins un an dans l’Union européenne (UE), y travailler, accéder aux aides sociales et au logement, au système éducatif et aux soins médicaux. La mesure bénéficiera aux Ukrainiens, à ceux qui disposaient déjà d’un statut de réfugié et à des étrangers qui résidaient depuis longtemps en Ukraine. Ceux qui ne bénéficiaient pas d’un titre de séjour dans ce pays seront aidés, avant d’être rapatriés dans leur pays d’origine, promet Mme Johansson. Une longue négociation s’est soldée par un compromis : chaque pays pourra soit appliquer la décision européenne, soit une législation nationale spécifique. L’Autriche, la Pologne et la Hongrie ne voulaient pas souscrire à un texte applicable, à l’avenir, à d’autres réfugiés », pouvions-nous lire dans un article du Monde.

Tout est dit : « L’Autriche, la Pologne et la Hongrie ne voulaient pas souscrire à un texte applicable, à l’avenir, à d’autres réfugiés », il ne faudrait pas que certains en viennent à espérer un accueil généralisé à tous les réfugiés. L’Europe veut sauver les Blancs tout en laissant les non-Blancs mourir à ses frontières. Les Européens n’ont pas « retrouvé le sens de l’accueil » comme le dit l’article du Monde cité plus haut, la politique d’accueil de l’Europe n’est pas remise en cause ; elle a malheureusement de beaux jours devant elle.

Les uns après les autres déclarent non pas tant leur soutien aux Ukrainiens, mais leur non-soutien aux autres, aux  réfugiés non-blancs.

« Je connais de nombreuses âmes agitées et bouillonnantes, mais aucune ne m’intrigue plus que l’âme des Blancs. Le regard que je porte sur celles-ci est singulièrement clairvoyant. Je vois à travers elles. Je les vois selon une perspective inhabituelle. Pas comme un étranger, mais en autochtone, cœur de leur pensée, chair de leur langage. Mon savoir n’est pas celui du voyageur […], plutôt, je vois ces âmes nues d’un bout à l’autre. Je vois ce qui traverse leurs entrailles. Je connais leurs pensées et ils savent que je les connais. Ce savoir les rend tantôt embarrassés, tantôt furieux. […] Et pourtant, tandis qu’ils prêchent, crient, se pavanent et menacent, se recroquevillant et serrant tout contre eux des lambeaux de fantasme et de réalité pour masquer leur nudité, ils se tordent, glissant devant mes yeux fatigués et je les vois, plus nus que jamais, atroces, humains » écrivait l’Américain W. E. B. Du Bois en 1920.

Les différents responsables politiques, médiatiques français et européens, en parlant et en agissant comme ils le font, nous donnent à voir leur « âme », c’est-à-dire leur habitus, leur rapport aux monde, leurs structures mentales. C’est l’expression du Soi-Blanc de l’Occident qui se fait entendre, il suffit de tendre l’oreille et d’écouter : les uns après les autres déclarent non pas tant leur soutien aux Ukrainiens, mais leur indifférence aux autres réfugiés. Et à la manière de Du Bois je connais leurs pensées, et ce qu’ils veulent dire, même lorsqu’ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils veulent dire.


Le 1er mars 2022 sur BFM TV, on discutait de la différence entre proximité géographique et racisme dans le traitement des réfugiés. 

Prenons l’exemple d’Olivier Truchot qui affirmait sur RMC : « Les Français se disent : l’Ukrainien, il me ressemble. Il a la même voiture que moi, je pourrais être à sa place. C’est pas du racisme, c’est la loi de la proximité ». Comme lui, ils ont été nombreux à utiliser le terme de « proximité », et à n’en pas douter il ne s’agit pas ici d’une proximité géographique, mais d’une proximité raciale, comme exprimée sur LCI cette semaine : « Marioupol affamée, sans électricité, c’est un drame terrible. […] Il y a eu Grozny, Alep, c’est vrai, et c’est terrible. Sauf que là, on est en Europe, et on ne peut pas imaginer que cet État-nation peut périr comme ce qui s’est produit dans ces terres à majorité musulmane ». Ici le problème ce n’est pas la guerre, la souffrance des populations, mais uniquement lorsque ces dernières affectent les civils Blancs et les non-Musulmans.

Le sentiment de proximité ne se mesure pas aux kilomètres qui séparent des territoires, car la proximité est un fait social, un produit de l’histoire. Si proximité il y a, si l’empathie est possible, c’est parce que maintenant les Ukrainiens font partie du « Nous-Blancs ».

Comment les Ukrainiens sont-ils devenus blancs ?

Je dis que les Ukrainiens sont blancs depuis le début de mon texte car c’est ainsi qu’ils sont perçus et désignés, mais ce ne fut pas toujours le cas, et c’est en cela que la blanchité des Ukrainiens est nouvelle. En tout cas nouvelle dans l’Europe de l’Ouest, car elle n’a rien de nouvelle au sein de l’Ukraine quand on voit le traitement réservé aux étudiants africains tentant de fuir le pays. La race étant une construction sociale, elle n’est pas immuable, et n’a pas les mêmes significations selon les lieux.

À lire : En Ukraine, la fuite des exilés africains à la marge

Comment oublier les plaintes des Britanniques pro-Brexit au sujet des « Polonais qui venaient voler leur travail ».

Les Ukrainiens étaient jusqu’à très récemment du mauvais côté de la ligne de couleur pour reprendre l’expression de Du Bois, au sujet de la ligne sociale séparant ceux qui sont construits et perçus comme blancs, et bénéficient de tous les avantages qui vont avec, de tous les autres, les non-Blancs, victimes de racisme. Comme le fait remarquer la sociologue Kaoutar Harchi sur Twitter : « « Les hommes de l’Est », « les filles de l’Est » constituent des catégories raciales qui ont toujours cours mais, mises en relation voire en concurrence avec d’autres catégories, « les Arabes », « les Africain·e·s », elles subissent un effet de blanchiment, fascinant ». Elle poursuit : « Les Ukrainiens sont peut-être en passe de devenir, non pas tant un groupe blanc, qu’un groupe blanc honoraire, qui déstabilise les frontières françaises de la race en introduisent une forme d’altérité intermédiaire : « c’est pas le top mais c’est toujours mieux que les autres » ».

Dans son livre de 1995 : How the Irish Became White (Comment les Irlandais sont-ils devenus blancs), l’historien Noel Ignatiev montre les processus historiques qui ont permis aux Irlandais, subissant du racisme aux État-Unis, de passer du mauvais côté au bon côté de la ligne de couleur. Les Irlandais n’étaient pas perçus comme blancs à un certain moment de l’histoire américaine, mais différents processus sociaux et historiques – que je ne vais pas développer ici – leur ont permis de passer du côté le plus privilégié de la ligne.

Quand on connaît les rapports de domination qui existent en Europe, le racisme et le mépris profonds envers les pays désignés par la catégorie « Europe de l’Est » –  en opposition au reste de l’Europe qui ne se définit pas comme « Europe de l’Ouest » mais tout simplement comme « l’Europe » –,  on ne peut qu’être surpris de voir avec quelle facilité et quelle rapidité l’Ukraine est devenue du jour au lendemain « européenne tout court». Comment oublier les plaintes des Britanniques pro-Brexit au sujet des « Polonais qui venaient voler leur travail », ou encore celles des Français à propos du « plombier polonais » au moment du référendum du TCE (référendum sur le Traité établissant une constitution pour l’Europe) ?

À la question « Comment les Ukrainiens sont-ils devenus blancs ? », la réponse est : ils le sont devenus, comme l’écrit Kaoutar Harchi, parce que mis en concurrence avec les autres exilés. C’est contre les réfugiés non-blancs que l’Occident a fait des Ukrainiens des Blancs.

Tous les réfugiés devraient avoir accès à de l’assistance. La vitesse la puissance avec lesquelles se déploie l’aide envers les Ukrainiens constituent la preuve, s’il en fallait une, qu’il est possible de mener une politique d’accueil digne de ce nom.

Je conclurai avec les mots prononcés par l’écrivain noir américain James Baldwin dans l’émission The Dick Cavett Show : « Quand n’importe quel Blanc dans le monde dit : « Donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ! », le monde blanc tout entier l’applaudit. Quand un Noir dit exactement la même chose, mot pour mot, il est jugé comme un criminel et traité comme tel. Et tout est fait pour faire de ce mauvais nègre un exemple pour qu’il n’y en ait plus aucun comme lui. ».

Les mots de James Baldwin datent de 1969, mais ils résument bien ce à quoi nous assistons aujourd’hui : le soutien accordé aux Ukrainiens – dont, je le répète, je me réjouis bien évidemment – n’est pas accordé à d’autres, seulement parce qu’ils ne sont pas blancs. Tous les réfugiés devraient avoir accès à de l’assistance. La vitesse la puissance avec lesquelles se déploie l’aide envers les Ukrainiens constituent la preuve, s’il en fallait une, qu’il est possible de mener une politique d’accueil digne de ce nom. Encore faut-il pour cela que le monde blanc cesse d’en être un.

Miguel Shema

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