Vendredi 11 décembre, le TGV s’élance de la gare du Nord, pour la destination de Lille. Comment ne pas repenser au nom de cet écrivain ô combien notoire : Michel Butor, un enfant du pays, né à Mons-en-Barœul en 1926 et à son roman intitulé La modification ?
Le mouvement du TGV berce les passagers. Et le ciel d’une noirceur d’encre semblable à un encrier dans lequel trempe ma plume afin de poser sur une page blanche ces quelques mots qui relatent les réactions, le ressenti des uns et des autres à l’issue de ce premier tour et avant le second tour qui est imminent, défile sous nos yeux. Un silence de plomb plane dans la voiture du TGV et l’atmosphère est pesante. Un bon quart d’heure vient de s’écouler. Aldjia qui travaille pour une firme transnationale au sujet de sa réaction après le 6 décembre, partage sa réaction : pour Aldjia, ce résultat n’est pas « une surprise » selon elle et elle trouve ce dernier « flippant » à cause d’éventuelles répercussions sur le monde associatif qui fait un énorme travail et le planning familial, une mesure phare en faveur de l’avancée des droits des femmes, d’un discours de haine voire fasciste suite aux récents propos de Marion Maréchal-Le Pen qui veut n’accorder la nationalité qu’aux Français musulmans qui se convertiront au catholicisme.
Aldjia parle aussi de sa « peur » selon ses dires pour sa famille, ses amis qui travaillent encore dans cette région et contribuent à son essor économique depuis de nombreuses décennies déjà comme tant d’autres. Julien, interrogé sur le quai de la gare de Lille-Flandres, est « surpris par l’ampleur de l’ascension du FN », exerce dans l’informatique. Car il pensait qu’« ils allaient faire un beau score mais de là à ce qu’ils atteignent 30 %, 25 % dans la région, c’est extrêmement important ». Quant aux conséquences sur un plan économique, il pense qu’elles n’existeront pas pour le moment. En revanche, sur un plan social, « ça va crisper les gens les uns contre les autres : la peur de l’étranger, de la différence », même si  « on est une terre de diversité, on est une terre de passage » selon Julien dont la position est pour la diversité et pour le multiculturalisme.
« Un brouillon avant les présidentielles »
Face à Euralille, c’est au tour de Bobby, cadre supérieur de passage à Lille, de délivrer son point de vue et sa réaction : «  un choc » qui s’explique selon lui par les attentats terroristes suite auxquels « le FN s’est frotté les mains pour tenir un “discours de haine” loin de la nécessité de “l’unité” et par la bêtise humaine des personnes qui votent FN, car elles voient le FN comme une solution ». Il avoue avoir voté blanc en Île-de-France tant les programmes ne l’ont guère convaincu et n’ont pas emporté son adhésion. Bobby affirme que ce qui le choque aussi c’est que « des musulmans ou des juifs se disent que la moitié de leurs voisins veulent les voir dehors après que leurs voisins aient voté FN » et conclut par la capacité du FN à créer « des tensions » au sein de notre société, car l’extrême droite ne veut pas l’unité de la nation.
Dans le métro, un groupe d’étudiants témoignent : selon Thomas, c’est également «un choc », selon Georges « le vote blanc n‘a pas été comptabilisé et devrait l’être en tant que tel pour avoir connaissance de l’ampleur du mécontentement à l’échelle régionale ». Pour leurs amies Marie, Georgette et Léopoldine, le score du FN dans la région, s’explique par « la montée de la peur » contre l’autre, par « l’ignorance », par « la bêtise » humaine faute d’informations suffisantes sur le FN. Seraient-ils prêts à quitter la région si le FN l’emporte ? Majoritairement, non car quitter la région est conçu comme « une fuite » qui ne résoudra rien et qui « donnera de l’importance au FN » selon Marie. Seul Georges y réfléchit, car cette montée du FN lui fait penser à la montée du nazisme qui comme le FN se nourrit de la peur. Nos jeunes étudiants espèrent que les électeurs « se réveilleront ». L’électorat de la région Nord-Pas-de-Calais Picardie est-il en somnolence, en léthargie, dans le coma ? Pour Thomas, « les régionales sont un brouillon avant les présidentielles afin de ne pas refaire les mêmes erreurs».
Le lendemain, Sika, Louise, Joséphine et Charles, étudiants, témoignent respectivement de leur dégoût, de leur non-surprise, de leur choc, de leur déception face « aux habitants qui ne se préoccupent pas de leur avenir » selon Joséphine qui ajoute qu’à l’université Lille 2, les étudiants sont déçus par le taux d’abstention. Pour Charles comme pour ses trois amies, enfin, partir n’est pas une solution dans cette région qui est aussi pour lui une région d’adoption qu’il aime, car il n’a connu que l’Ile-de-France. Un peu plus loin, Margot et Kevin qui ne s’attendaient pas à un tel pourcentage pour le FN, le 6 décembre, et qui travaillent dans le tourisme, partagent les retours négatifs de la part de leur clientèle qui annulent, qui parlent de leur peur suite aux attentats. Kevin m’affirme : « L’une des clientes m’a contacté pour recevoir notre catalogue alors qu’elle se déplace dans notre agence habituellement, car son fils lui a dit de ne pas se rendre dans les grandes villes où il y a la foule et des centres commerciaux suite aux attentats ».
Une agoraphobie aura-t-elle atteint une frange de la population de cette « eurorégion » au carrefour d’un territoire géostratégique et aux retombées économiques non négligeables ? Car elle attire des investisseurs internationaux à l’échelle nationale, européenne et mondiale. Plus loin, Maïla, journaliste, de passage à Lille, est « assez triste pour cette région » et trouve «  ce résultat surprenant » contre lequel « Lille résiste ». Selon elle, « le FN n’est pas la solution pour la France et prospère sur la crise aussi ». Maïla rappelle nos valeurs républicaines «  Liberté, égalité, fraternité » contre lesquels se positionne le FN. Et elle conclut que Marion Maréchal Le Pen est anti-laïque également suite à sa proposition de convertir les musulmans français au catholicisme alors que cette dernière devrait laisser chaque citoyen être ce qu’il veut.
À Calais, d’autres réactions
Direction Calais pour en savoir davantage dans un TER plein à craquer et qui s’arrête aux gares d’Armentières, de Bailleul Nord, de Strazeele, d’Hazebrouck, de St Omer Pas de Calais, de Watten Eperlecques, d’Andruicq et enfin, de Calais Ville. Des champs à perte de vue parsemés çà et là de maisons ou de pavillons en briques rouges inondent notre champ de vision à chaque gare. Le temps semble long et le silence aujourd’hui comme hier est si pesant. À Calais, au parc St Pierre, non loin de la gare, un groupe de jeunes collégiennes expriment simplement leurs réactions : Océane « s’en fout un peu », car « Marine Le Pen veut dégager les migrants », Lauryn pense comme Océane, et de même pour Laura qui ajoute qu’elle déteste « les racistes » et qui discutent toutes trois avec leurs amis « migrants » qu’elles trouvent « gentils ». L’un d’entre eux, un jeune migrant égyptien relate son parcours : venu d’Alexandrie en bateau, de la côte italienne, il s’est rendu à Calais en train. Les filles ajoutent qu’ils veulent aller en Angleterre, car il y a plus de travail. Enfin Océane s’adresse à son ami, le jeune migrant et dit qu’il n’aime pas la France. Quand j’interroge ce jeune égyptien sur la raison qui le pousse à ne pas aimer la France, il me répond simplement : «  La France et les Français ne nous aiment pas ».
Pour un samedi après-midi, la gare de Calais Ville est déserte, seuls quelques migrants s’y trouvent pour acheter ce dont ils ont besoin : cartes téléphoniques, boissons, chocolat… Même le centre-ville est très peu fréquenté à mon grand étonnement et celle qu’on appelle « la nouvelle jungle de Calais »  localisée vers la direction « Car ferry » est un nouveau sujet de polémique qui alimente les peurs, le mécontentement. Quant à l’hôtel de ville, il n’attire guère malgré l’attraction de quelques parents accompagnés de leurs enfants pour une crèche grandeur nature et des animaux parqués dans de petits espaces prévus à cet effet et qui font la joie des enfants. Une jeune mère de famille, Audrey, affirme qu’elle recherche activement un emploi pour subvenir aux besoins de ses enfants et de sa famille. Audrey est l’une de ses nombreuses mères courage pour reprendre le titre d’une pièce de Bertolt Brecht, elle se bat quotidiennement pour améliorer la vie de ses enfants malgré l’engrenage de la haine qui a marqué ce premier tour. Audrey confie sa peur face à la montée du FN, « la catastrophe » selon elle après l’obtention de 49 % par le FN à Calais, face aux amalgames dus au trop grand nombre de migrants dont certains d’entre eux font des bêtises et qu’Audrey ne défend pas après avoir ajouté qu’elle ne sent pas dérangée par eux.
«  Ah ? Tu viens de Calais : ce n’est pas trop dur avec les migrants ? »
Elle a peur face aux affres de recruteurs qui la rejettent, car ils savent qu’elle porte le foulard. Et elle affirme fièrement être « Française mais s’en prendre plein le visage tous les jours », car elle porte le foulard. Elle insiste après avoir affirmé qu’elle le porte par choix suite à sa conversion mûrement réfléchie et qu’elle assume librement et avec fierté. Audrey a ce regard bleu azur des femmes du Nord, si profond. Et, aujourd’hui, elle est lassée par ce climat de haine issue de la montée du FN et qui entrave aussi ses projets professionnels, car Audrey est une femme tolérante qui n’accepte pas à son tour l’intolérance des gens en raison de sa différence. Elle se considère selon ses dires comme « un cas social » comme ceux qui sont en recherche d’un emploi et vivent de minima sociaux pour survivre. Et elle nous révèle que des électeurs de la ZUP du Beau Marais ont massivement voté FN alors qu’ils sont au chômage et ne veulent pas prendre conscience du fait qu’ils pâtiront, souffriront si le FN est porté victorieux au second tour. Elle me relate enfin cette anecdote : sa sœur qui s’est rendue à Paris s’est vue poser la question suivante : «  Ah ? Tu viens de Calais : ce n’est pas trop dur avec les migrants ? » comme si Calais, plaque tournante des flux migratoires en provenance d’Afrique, du Moyen-Orient et du Proche-Orient, peut s’apparenter à un territoire où on se sent « à l’étranger » selon ces Parisiens qui ont interrogé sa sœur.
Dimanche 13 décembre 2015 au soir, cet entretien avec Anne, professeure, prête à se rendre au bureau de vote pour participer au dépouillement, nous délivre davantage d’informations. Au début de notre entretien, Anne m’informe qu’elle a connaissance des informations qui émane de la RTBF qui donne Xavier Bertrand gagnant avant les résultats diffusés à 20h en France. Nous poursuivons notre entretien au cours duquel elle m’apprend qu’elle était « catastrophée » à la suite du premier tour, que oui et non, elle s’attendait à ce que le Front national soit en première position du 1er tour. À ma question : « quelles auraient pu être les conséquences dans le monde de l’éducation ? », Anne me répond : « Dans le monde de l’éducation, il suffit de lire le programme du FN, ce qu’il propose sur l’école : c’est une école autoritaire, régressive. Moi, ce qui m’inquiète aussi, c’était une région dirigée par le Front national et quid de la formation professionnelle notamment en liaison avec les lycées professionnels, les CFA ? Car la région a un rôle important. D’abord je ne vois pas les compétences sur la liste de mme Le Pen là-dessus. Et de toute façon dans leur programme, ils ne s’occupent pas vraiment des lycées professionnels, des CFA, etc… Pourtant on est dans une région où il y a plus de 100 000 jeunes sans solution d’emplois ni de formations. Donc la responsabilité de la région est importante là-dessus. Et je dirai : pas de programme du Front national là-dessus, car ils n’ont pas fait de programme véritablement pour la région et inquiétude là-dessus si Marine Le Pen l’emporterait. » À ma dernière question, qui porte sur la volonté de rester ou de quitter la région si elle venait à remporter ce second tour, Anne me répond sans hésiter : «  Non, non, je reste : ce n’est pas en partant qu’on résout le problème. De toute façon concernant les enseignants, on n’est pas fonctionnaire territorial, on est fonctionnaire d’État ».
Pour conclure, les adhérents du FN tambourinent que le temps n’est plus à la réflexion mais à leur vote massif pour l’extrême droite qui arbore une rhétorique belliqueuse en termes de croisades antédiluviennes : qu’a donc Mme Le Pen qui se vante d’annoncer dimanche 13 décembre au soir à Hénin-Beaumont, « un régime à l’agonie » selon ses dires, contre notre démocratie, contre notre République laïque, contre société multiculturelle ?
La réponse réside dans ces témoignages de Lilloises, Lillois, Calaisiens et Calaisiennes, de migrants, tolérants, travailleurs, amoureux de leur région, pragmatiques, qui résistent et qui déconstruisent des préjugés ancrés dans les esprits franciliens ou d’autres provinciaux sur la belle capitale des Flandres d’où domine son beffroi illuminé tel un phare et sa charmante région tout en couleurs, une big apple, un melting-pot, multiculturel, plurilinguiste, à l’échelle régionale et nationale, internationale où les flux migratoires sont étroitement liés aux enjeux économiques, poumons d’une région qui perdure à se développer sur tous les plans : économique, sociale, politique, éducatif… afin de conserver une attractivité pour les investisseurs locaux, nationaux et internationaux. C’est un hommage vibrant de résistance à notre région Nord Pas de Calais Picardie parce qu’elle possède de réels talents qui œuvrent au quotidien pour améliorer leur quotidien et afin de revigorer son image sur un plan social, économique et politique. Lille, métropole française et européenne, et la région Nord Pas de Calais Picardie, eurorégion, ont tout à gagner à condition de persévérer dans cette voie de croissance économique qui freine, s’essouffle et qui peut redémarrer grâce aux efforts et au travail, synchronisés, de tous.
Ouafia Djebien

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