Ancien conseiller municipal d’opposition à Corbeil-Essonnes (91) de 1995 à 2009, Jacques Picard est aujourd’hui engagé dans la liste d’opposition (EELV-PS) pour les municipales dans cette ville. Bien au fait de la politique menée jusqu’en 2009 par Serge Dassault, il revient sur la gestion municipale de l’ancien maire.

Bondy Blog : Vous parlez de dérives anti-démocratiques, lesquelles avez-vous pu constater en tant qu’élu ?

Jacques Picard : J’ai été conseiller municipal de 1995 à 2009, et j’ai démissionné avec pertes et fracas après la deuxième élection truquée à Corbeil-Essonnes. Je suis l’un des plus anciens de l’opposition, puisque j’ai été élu en même temps que Serge Dassault, en 1995. Il y a deux types de dérives. D’abord, des dérives incontestables dans le fonctionnement du conseil municipal. Je n’en citerai que deux. En 1999, nous avons eu un débat sur la fusion des deux hôpitaux d’Evry et de Corbeil, dans un établissement unique avec deux sites. J’avais très soigneusement préparé le dossier, c’était un enjeu très important pour Corbeil-Essonnes. Il [Serge Dassault, NDLR] a expédié le débat en dix minutes, en nous coupant la parole. C’est un délit de démocratie fort.

Ce dont on ne parle pas assez, c’est que Serge Dassault est et a été un mauvais gestionnaire. En 2006, le premier rapport de la Chambre Régionale des Comptes d’Île-de-France a été saisi en urgence par le préfet, qui disait que le premier budget de l’année, voté en mars, était « insincère ». Autrement dit, qu’on avait surestimé les recettes et on avait sous-estimé les dépenses. Ce rapport est absolument apocalyptique. On ne l’a pas su tout de suite – parce que tout ça se cache –, mais seulement trois mois après le vote du budget, lors d’un conseil municipal obligatoire demandé par la CRC, lors duquel le maire a augmenté les impôts de 5%. Nous aurions dû avoir sur table le rapport de la CRC. Nous ne l’avons pas eu, et la CRC l’a mis en ligne la nuit même. Il a vraiment une capacité d’impunité incroyable par rapport aux institutions. Impunité qu’il semble avoir dans tous les domaines et tous les compartiments de son activité.

La levée d’immunité, prononcée mercredi dernier va-t-elle changer quelque chose ? 

Il y a un certain nombre de choses que l’on savait déjà. Les enquêteurs travaillent depuis un moment sur le sujet. A présent, les protagonistes des affaires concernées vont pouvoir être confrontés. Dassault, lui, va être mis sous pression, puisque la levée d’immunité permet de mettre quelqu’un en garde à vue, y compris un parlementaire, comme n’importe quel justiciable. La deuxième chose, c’est que l’on peut perquisitionner. Manifestement, on trouve des choses quand on perquisitionne. Des carnets, des relevés, des listes de chiffres, des listes de destinataires des sommes…

Puisque, en général, le maire a la mainmise sur l’administration et la vie municipale, l’opposition ne parvient à prendre connaissance des affaires que dans une espèce de brouillard. C’est un travail éreintant et harassant d’aller chercher des informations, et de s’en occuper quand on nous en apporte. Nous avons déjà reçu des informations, mais il est clair que la justice a bien plus de moyens par ses perquisitions, par ses interrogatoires, par le biais de dépositions sous serment. Nous ne sommes ni des policiers, ni des juges. Nous sommes des élus d’opposition.

Aujourd’hui, Dassault a une certaine emprise sur le maire Jean-Pierre Bechter…

Ça n’est même pas une emprise ! Le maire actuel est là sur commande, et il ne s’en cache pas. C’est un cadre de la Socpresse (le groupe Dassault) ; il a remplacé Serge Dassault à la deuxième élection. Car on a voté trois fois avant d’élire notre conseil municipal. Deux fois, les élections ont été annulées par le Conseil d’Etat, pour don d’argent de nature à forcer le scrutin. Serge Dassault a été invalidé pour les élections de 2008 ; en 2009 c’est donc Jean-Pierre Bechter qui l’a remplacé, et il a fait campagne sur le mode « voter Bechter c’est voter Dassault ». D’ailleurs, les deuxièmes élections ont aussi été annulées pour ça : on ne fait pas campagne pour le compte de quelqu’un d’autre. C’est donc un cadre du groupe Dassault, qui a été envoyé à sa place.

A chaque fois, on apprend des choses incroyables, mais c’est tellement énorme que ça finit presque par se diluer. Juste après les élections de 2009, Serge Dassault a ostensiblement loué un bureau en mairie, comme sénateur. Et c’était le bureau du maire. C’est passé en délibération…

Maintenant que la justice a plus de marge de manœuvre, la mandature de Jean-Pierre Bechter est-elle mise en cause ?

Tant qu’il n’est pas en prison, il est maire de cette commune jusqu’au 29 mars, mis en examen. Mais être mis en examen avec toute la présomption d’innocence, que nul ne cherche à contester, ça n’empêche pas d’être maire, même de se faire réélire.

Quel est l’état de la démocratie participative à Corbeil-Essonnes ? Quelle est la marge de manœuvre des différents collectifs et associations ?

Il y a clairement deux formes de clientélisme dans notre ville. Une première forme est de donner des sommes d’argent à des associations affidées. C’est l’influence par les politiques publiques. Je ne dirais pas que c’est spécifique à Corbeil-Essonnes. On trouve ça dans des communes de droite comme de gauche.

On assiste en revanche à une deuxième forme de clientélisme, plus grave et plus compliquée, qui se surajoute à la première. La distribution par un maire, qui est en même temps sénateur et milliardaire, de sommes d’argent en direct, 200.000 francs à l’époque, pour contribuer à la construction de la mosquée, pour des associations, pour payer des cafés à des jeunes, pour partir en vacances, etc. Le dit bienfaiteur qui dépense des millions d’euros pour la ville. Et qui laisse se développer l’auréole d’un homme bon et généreux. Sauf que quand on est en même temps premier magistrat de la commune, ordonnateur de la dépense publique, ça veut dire qu’on joue sur les deux tableaux. A qui fera-t-on croire qu’on ne crée pas des affidés avec de telles pratiques. 

Qu’a fait Dassault, concrètement, pour les quartiers populaires ?

Il a réussi à décrocher trois opérations ANRU (de rénovation urbaine) en même temps, qui ont d’ailleurs coûté fort cher à la ville. Pour le reste, il a complètement pourri le rapport de l’action publique avec une partie de la jeunesse. Trois principaux quartiers d’habitat social aux Tarterêts, à Montconseil et à La Nacelle. Comme la commune a 15% de résiduel sur ces actions, ça a aussi bien plombé le budget de la commune. On a eu des écoles en préfabriqué pendant sept ans.

Plutôt que d’avoir une politique jeunesse transparente, il s’est positionné comme un distributeur d’argent. Entre eux, les jeunes utilisent une expression caractéristique : « tant que la vache est là, on la trait ». Et donc, « on va faire cracher le vieux ». C’est ça qu’on entend. Ça n’est qu’une petite partie de la jeunesse, à peine 5%, quelque cent, deux cents personnes. Par la pression, etc. Mais qu’on ne me dise pas que « le vieux est racketté », ce qui est sa ligne de défense actuelle. Le vieux il n’est pas racketté, il a essayé de distribuer de l’argent et de créer sa clientèle politique à des niveaux absolument incroyables, vu les sommes d’argent qui sont distribuées.

Il y a en plus une troisième forme de clientélisme, par laquelle on achète très directement des voix. On a plusieurs enregistrements vidéo, un par exemple qui a été pris à la résidence des Pinsons, sa maison de Corbeil-Essonnes, où on le voit au milieu d’un cercle de personnes, en pleine distribution. Et il ne distribue pas mille euros, c’est dix mille, vingt mille, cinquante mille euros, cinq cent mille euros… Tout ça, on le sait maintenant. C’est si énorme qu’on en reste presque incrédule. Et, à présent, on commence à avoir la liste des gens qui ont reçu de l’argent au moment des élections.

Quels seront les enjeux de la prochaine mandature ?

Concrètement, c’est le rétablissement de la république. Ne pas avoir des sommes d’argent colossales qui doublent l’action publique. Les jeunes concernés ont très bien compris que la distribution d’argent des poches de Dassault est anormale, au sens premier du terme. Pour nous, le défi est de convaincre de voter pour une véritable action publique.

Les jeunes de Corbeil se sentent-ils concernés par les élections ? Avez-vous réfléchi aux moyens de les mobiliser ?  [Lors du débat récent sur la mise en place d’une plateforme d’échange politique dans les quartiers populaires, certains ont avancé qu’un tel projet ne pourrait avancer tant que ces habitants ne se mobiliseraient pas en masse ].

Pour moi, c’est un discours complètement démagogique. On ne peut rassembler les gens ex nihilo, par la création d’une plateforme. Pour l’instant, l’idée est de coordonner des têtes de ponts dans les quartiers : des gens qui ont participé à des délibérations, à l’élaboration du rapport Bacqué-Mechmache… En revanche, il pourrait en être tout autrement à l’université d’été que nous organiserons début septembre.

Sur l’implication des quartiers populaires dans le débat politique, il y a tout un travail à faire pour les faire sortir de l’anonymat et pour changer leur image. Il faudrait qu’on ait de nouveau un centre de journaux, un ensemble de dispositifs d’information, un centre de télévision… « Saga Cité » a été supprimé, par exemple. Pourquoi ? Cette émission était extrêmement intéressante pour donner la parole aux porteurs d’initiatives dans ces quartiers-là. Sur les quartiers populaires de Corbeil-Essonnes, il doit y avoir cent cinquante bacs +6. Où sont-ils, que font-ils ? Comment les mobiliser ? L’enjeu est de partir des ressources de ces quartiers-là. D’y faire émerger une parole populaire et citoyenne, et pas simplement des politiques publiques qui descendent et sur lesquelles les gens n’ont rien à dire.

 Vous semblerait-il approprié d’étendre le projet sur les quartiers populaires et de créer, au niveau régional ou national, des échanges plus larges, ne serait-ce que pour dépasser la ségrégation entre banlieues ?

 Il y a une question de démocratisation de la conduite des affaires publiques qui est incontestable. C’est une question permanente, dans toutes les communes. Mais je pense qu’il y a une question spécifique aux quartiers d’habitat social. Faire comme si les populations n’avaient pas leur mot à dire sur les politiques publiques, il faut que ça s’arrête. Mais il ne faut pas trop vouloir embrasser.

 Pourtant, créer une interconnexion entre banlieues par le dialogue, ne serait-ce pas un moyen de dépasser la ségrégation sociale ?

Il y a la question de sortir les quartiers d’une spirale d’enfermement par les politiques publiques. Ensuite, le dialogue social dépend de l’action du conseil municipal et des associations. La géographie de la ville, les équipements, les transports, la culture, tous les outils qui permettent de développer la vie sociale influent sur la ségrégation. Certes, on ne décrète pas le dialogue des couches sociales. Mais c’est une vraie politique communale que de réfléchir à la manière dont les gens se rencontrent.

Louis Gohin

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