Édouard Martin, ancien syndicaliste CFDT à Florange, est investi par le Parti socialiste pour les élections européennes dans la circonscription du Grand-Est. Il revient sur son investiture et sur son programme, centré sur la politique industrielle. L’expérience parle.

Dans la brasserie de la gare de l’Est, Édouard Martin me retrouve en s’excusant poliment pour le retard. Avant de prendre le train pour son meeting, il fait le point sur ses objectifs, paré comme un sportif en compétition. Il a revêtu le costume noir : c’est la conscience sociale qui frappe à la porte des grandes institutions. Apprenti à 15 ans, Édouard Martin est embauché trois ans plus tard, juste après l’élection de François Mitterrand, et élu délégué du personnel en 1989. En détaillant son parcours, il montre un visage calme, une force contenue. Mais très vite, on en vient à la politique : la langue s’enflamme et les traits, éprouvés par la vie d’ouvrier, se durcissent. Imposant malgré sa moyenne carrure, il me demande parfois de répéter mes questions. 36 ans de sidérurgie, 40% de surdité. Et 25 ans de syndicalisme. Édouard Martin prolonge aujourd’hui son combat dans une campagne politique. Un officiel en apprentissage, moins habitué au jargon des politiques qu’au bagout des syndicalistes, mais plus déterminé que jamais.

Comment s’est passée votre investiture?

C’est le PS qui m’a sollicité. Ce devait être fin octobre-début novembre 2013. Un élu local, qui pèse énormément au sein du PS, m’appelle un soir en disant: « voilà, faut qu’on se parle, j’ai des choses à te dire et j’ai une proposition à te faire.» J’accepte d’aller boire un verre avec lui. C’est là qu’il m’informe qu’ils avaient pensé à moi pour être tête de liste aux européennes. Je tombe de ma chaise et, évidemment, j’y oppose un refus catégorique.

Tous les deux, trois jours, il m’a appelé. Jusqu’au moment où il y a eu des fuites dans la presse. Mes copains de Florange m’ont demandé si c’était vrai… J’ai répondu que j’avais été contacté par le PS, mais que j’avais refusé. Surprise : je pensais qu’ils me féliciteraient, mais ça a été le contraire. Ils m’ont dit : «Mais tu es idiot ! D’abord, ça peut te permettre de poursuivre le combat qu’on a mené sur le plan syndical au niveau européen. Ensuite, c’est pas normal qu’on reproche toujours à la classe politique d’être une caste à part, et que lorsqu’un ouvrier reçoit une proposition, on fasse deux pas en arrière».

Ça m’a demandé beaucoup de réflexion. J’ai fini par accepter, en posant mes conditions :
1/ Je ne suis pas encarté au PS et je n’ai pas l’intention d’y être.
2/ J’ai vraiment envie d’y aller pour défendre l’industrie européenne. La commission industrie est une commission très importante.
3/ Je suis un candidat de la société civile, je ne veux absolument pas être prisonnier d’un discours politique. Je veux pouvoir dire ce que je pense et, en aucun cas, devoir défendre une position qui n’est pas la mienne. Si une décision du gouvernement me semble bonne, je dis que c’est bien, sinon je dis que c’est mal.

Je n’ai pas attendu d’avoir un mandat pour ramener ma gueule. Et j’ai été clair là-dessus : je garde ma liberté de parler, ma liberté de penser, ma liberté d’agir. J’ai accepté l’offre du PS parce que je me sens socialiste. Mais le socialisme de Jaurès, le porte-parole des sans-voix, du monde qui souffre. Je différencie le PS du gouvernement. Même si ce gouvernement-là se dit socialiste, il reprend les politiques libérales imposées par Bruxelles. Pour moi, le PS c’est ni Valls, ni Hollande, ni Ayrault. Pour moi, le PS, c’est surtout et avant tout les militants qui sont sur le terrain, qui mouillent la chemise au quotidien pour défendre des vraies valeurs de solidarité, des valeurs humanistes, de justice sociale. Pour moi, c’est ça le vrai PS.

Vous vous portez candidat aux européennes, mais pourquoi ne pas plutôt vous présenter au niveau national ?

Parce que les échéances sont européennes.

Dans ce cas, pourquoi choisir ce moment pour entrer en politique ?

Parce que c’est maintenant qu’on me l’a demandé. Je n’ai jamais eu l’idée de briguer un mandat politique, bien que le débat public m’ait toujours énormément intéressé. Et c’est par mon parcours personnel que j’ai compris que l’Europe est un atout, en voyant comment se passaient les ventes, le commerce avec d’autres pays. Et en même temps, étant salarié d’Arcelor Mittal, qui est présent au niveau européen, où il a beaucoup sévi (il a fermé une dizaine de sites), j’ai toujours été atterré par le silence assourdissant de Bruxelles. Bruxelles a laissé faire.

Est-ce que les politiques industrielles se décident au niveau européen, aujourd’hui ?

Le problème, aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas de politique industrielle. C’est le problème de la France, et surtout de l’Europe. Ça fait 40 ans qu’elles ne font plus de politiques industrielles. La dernière chose qui a été faite, c’était la CECA. En Europe, il faut mettre en place une véritable politique européenne, organiser des filières. Il faut collaborer pour être forts face à la concurrence internationale, et non pas s’en tenir à la règlementation de la concurrence.

La crise d’aujourd’hui nous aura au moins montré une chose : l’industrie est quand même quelque chose d’important. Il y a pas très longtemps, on nous disait le contraire, et on a vu les dégâts dans les pays qui ont fait le choix de se tourner entièrement vers les services. Beaucoup ont quitté l’Irlande parce qu’il n’y avait plus  de boulot. Au contraire, l’Allemagne a toujours compris l’importance d’avoir une industrie forte, et malgré tout, c’est le pays qui s’en tire le mieux.

La lutte que nous avons menée et la crise ont au moins un mérite : enfin, on a remis l’industrie au cœur du débat politique. L’été dernier, un rapport a pointé l’importance d’avoir une industrie forte en Europe. Un continent ne pourra pas s’enrichir et élever le niveau de vie de ses citoyens s’il n’a pas une industrie forte.

Comment comptez-vous prolonger votre engagement de syndicaliste si vous êtes élu député ? 

J’ai vu les faiblesses de l’Europe face à des géants comme Mittal et je pense que le politique doit reprendre la main. Qu’on l’aime ou pas, Bruxelles a une importance capitale. 70 à 80% des règlementations françaises émanent de l’Europe. C’est là qu’il faut être pour peser et essayer d’orienter cette idée européenne vers plus de justice sociale, plus de démocratie et, surtout, construire un vrai projet politique. L’Europe économique existe certes, mais c’est tout. Il est temps de construire l’Europe politique et l’Europe sociale.

Le combat de Florange, ça n’était pas simplement défendre une usine, même si c’était le point de départ. C’était défendre un modèle social. Florange est un fleuron de l’industrie française. Peu de gens le savent, mais nos fournisseurs principaux sont les grands automobilistes allemands (Mercedes, Audi, BMW…). Tous les grands constructeurs automobiles, et notamment les voitures de luxe allemandes, viennent se fournir à Florange. C’est une industrie de pointe où l’on fait les meilleurs aciers.

Et malgré ça, on a décidé de supprimer l’usine. Non pas parce qu’elle n’était pas rentable, mais parce qu’elle n’était pas suffisamment rentable. Alors, aujourd’hui, appartenir au numéro 1 mondial de l’acier ne donne aucune garantie. Ni pour préserver les emplois, ni pour maintenir un lieu de production qui crée du lien et des richesses pour toute une vallée. Cela ne permet même pas de préserver tout ce vivre-ensemble sur un territoire. S’il suffit qu’un type arrive et condamne toute une vallée parce qu’il peut gagner plus d’argent ailleurs, ça n’est pas le modèle social qu’on veut pour nos enfants, ça n’est pas le modèle de vie qu’on veut pour demain.

Évidemment, au niveau européen on ne va pas parler que de l’industrie. On parle de tout : pêche, agriculture, commerce… Mais l’industrie est le sujet sur lequel je veux m’investir. Je veux redonner leur place aux corps intermédiaires, et notamment aux organisations syndicales, qui sont indispensables à la vie démocratique au niveau européen. Je veux m’inspirer des députés européens suédois, qui ne prennent jamais de position sans avoir au préalable débattu et trouvé un consensus avec les organisations syndicales.

On est à la croisée des chemins. Depuis que l’Europe existe, c’est la première fois que le vote du citoyen va influer sur les orientations de la politique européenne. C’est fini, le temps où l’on désignait le président dans des bureaux fermés à double tour. Le déni de démocratie a vécu.

C’est un vrai choix de société qu’on propose aux citoyens. Aujourd’hui vous critiquez l’Europe, et je suis le premier à la critiquer car il y a des dérives libérales extrêmement dangereuses. Maintenant, le pouvoir vous appartient à vous, citoyens. Le bulletin que vous allez mettre dans l’urne le 25 mai aura une importance capitale.

Il faut arrêter de croire que si la France ne va pas voter, l’Europe va s’arrêter. L’Europe continuera. On a beau être les plus beaux (c’est ce que pensent certains), il n’y a qu’ensemble qu’on sera forts. Ça n’est pas tout seul qu’on va peser sur les lobbys internationaux superpuissants.

Si le 25 mai, l’Europe reste à droite, les freins seront énormes. Je rappelle que le candidat du PPE, c’est Monsieur Juncker, qui a été premier ministre pendant de nombreuses années d’un paradis fiscal. Si vous n’allez pas voter le 25 mai et si ceux qui vont voter votent pour des libéraux, il ne faudra pas se plaindre demain que l’Europe continue ses dérives. L’Europe sera ce qu’on en fera.

Quelles sont les propositions du Parti socialiste européen (PSE, l’un des principaux partis en lice pour les élections) qui vous ont le plus convaincu ?

Sur de nombreux points, je m’y retrouve. Instaurer une politique industrielle au niveau européen, arrêter le dumping social ; créer un SMIC européen, un droit à la formation, l’accès aux soins… Ce qui m’intéresse surtout, c’est la garantie jeunesse. Aujourd’hui, sous l’impulsion de la gauche européenne, il existe un vrai budget social pour la jeunesse (6 milliards). Comme le dit Martin Schulz, il y a plus de sept millions de chômeurs de moins de 25 ans en Europe. Six milliards ne suffisent pas, il faut accentuer cet effort parce qu’un continent aussi riche de l’Europe ne peut pas laisser sa jeunesse de côté. Il faut lui donner les moyens de retrouver le chemin du travail. Il propose de porter ce budget à 21 milliards d’euros. Moi, en tant que père, en tant que citoyen européen, ça me parle.

Ensuite, sur la transition énergétique. L’Europe est le seul continent qui dépend complètement des matières premières étrangères. L’achat pèse énormément sur le déficit. Le fait d’investir pour avoir des énergies renouvelables, a vraiment de l’intérêt. D’abord, pour protéger la planète, car on n’a pas le droit de laisser une poubelle à nos enfants. Ensuite, parce que ce sera créateur de centaines de milliers d’emplois au niveau européen. Enfin, ça va nous aider à réduire le déficit.

Et puis, il faut une politique de la relance. Et il faudrait aussi s’interroger sur le rôle de la BCE. Doit-elle rester la garante de l’évolution du coût de la vie et des prix ? Les traités ne doivent-ils pas être revus ? Maastricht, ça allait en 1992. Mais depuis, le monde a beaucoup changé. On vit une crise comme jamais on n’en a vécu. Je pense qu’il faut aussi des outils de souplesse au niveau européen. Réduire le déficit, oui, évidemment. On y a tous intérêt. Mais seulement lorsqu’on peut. On voit les dérives de la politique néo-libérale qui rajoute de l’austérité à l’austérité. Comme le dit Catherine Trautmann, si ça continue comme ça, on va mourir en bonne santé, mais on va mourir quand même !

Comment réagissez-vous aux attaques que vous avez subies ces derniers mois, concernant votre entrée en politique ?

Quand vous prenez position et que vous vous engagez dans une action, qu’elle soit syndicale ou politique, vous vous faites forcément des ennemis. J’ai commencé à militer syndicalement en 1989. Je suis donc «habitué» aux attaques. Mais, concernant les attaques très violentes que j’ai subies lors de mon entrée en politique, je voudrais simplement mettre les choses en perspective. Le 6 juillet 2011, Monsieur Mittal annonce la fermeture du premier haut-fourneau. Septembre : on commence la lutte syndicale. J’étais le premier à commencer la lutte, et j’ai été le dernier. Les autres, y compris ceux qui m’ont attaqué, ça faisait belle lurette qu’ils avaient arrêté. Et ceux qui m’ont attaqué, jamais, jamais ils n’ont passé une nuit sur le piquet de grève. Vous comprenez ? Jamais. Moi, j’en ai passé quasiment une centaine. En plein hiver. Sous une tente. À – 18°C. J’ai été sur le piquet de grève 24h/24, 7j/7. Pendant 24 mois. Alors, à quel moment j’ai trahi la cause ? Puisque le combat, je l’ai mené de la première minute à la dernière seconde.

Je pense que ceux qui m’agressent n’ont aucune leçon à me donner, parce qu’on ne les a pas vus. Ils n’étaient pas là. Alors, s’ils pouvaient faire mieux que moi, qui les a empêchés de venir, les révolutionnaires de facebook ? J’ai plutôt l’impression que c’est basé sur un sentiment de jalousie. C’est de bonne guerre, j’ai envie de dire. Mais vous remarquez que chaque fois que j’ai été agressé, ça n’a jamais été argumenté.

Je suis un citoyen libre, dans un pays libre. Je sais qu’en France, on adore mettre les gens dans les cases, et puisque vous êtes ouvrier syndicaliste, vous devez mourir ouvrier syndicaliste ? J’ai le droit de me poser la question : est-ce que ça a du sens que je me lance en politique. De là à dire que j’ai trahi ! J’ai trahi quoi, j’ai trahi qui ? Vous savez, je continue à aller à l’usine, je continue à voir mes collègues. Et parmi ceux qui connaissent vraiment le dossier de Florange, aucun ne m’agresse.

Quand j’ai accepté la proposition d’être sur la liste d’un parti politique, en l’occurrence le parti socialiste, j’ai lâché tous mes mandats syndicaux. Je n’ai pas gardé de protection. J’en connais d’autres qui se sont découvert une âme de révolutionnaire à 58 balais, mais qui ont pris le soin de se faire élire pour avoir un mandat, pour avoir un salaire, etc. J’ai été clair et honnête avec moi-même. Et je prends mes RTT pour faire campagne.

Lorsque j’entends Monsieur Philippot dire : « Édouard Martin, il a accepté d’aller à la soupe.» Pourquoi, il va aux hors-d’œuvre, lui ? Il la trouve tellement bonne, lui, cette soupe-là, qu’il a été candidat à deux élections. D’abord aux municipales à Forbach et là, il est candidat aux européennes. Vous voyez qu’il la trouve bonne, la soupe.

Ces gens-là ont un vrai problème avec le monde du travail. Ils estiment que la politique est réservée à une caste et qu’il faut continuer à infantiliser les gens comme nous, nous laisser jouer dans notre bac à sable, pour qu’on ne vienne pas jouer dans la cour des grands. Ben non, la démocratie, ce n’est pas ça.

Comment comptez-vous maintenir le contact avec le milieu ouvrier ?

Je vais continuer à vivre là où je vis actuellement. Avec mes collègues de Florange, et avec d’autres, on s’est fixé l’objectif d’avoir des rencontres permanentes. Au moins une fois par mois. Je viendrai faire le compte-rendu des travaux qui se font au niveau du Parlement européen. Je veux surtout les écouter, les entendre. Ce seront mes «garde-fous». À eux de me dire si je suis resté moi-même ou si je suis en train de dériver, de perdre la réalité et d’être absorbé par des sphères qui ne sont pas les miennes. Je veux être un député au plus près du terrain. C’est très banal de le dire, ils disent tous la même chose, mais je veux être proche des gens qui me ressemblent. Du monde du travail. Le monde qui se sent oublié, le monde qui souffre.

Je veux être l’aiguillon qui, à chaque fois, interpellera les uns et les autres en leur demandant avant de voter une directive quelle qu’elle soit, de se poser la question suivante : ce que je vais voter maintenant, si demain on me l’appliquait maintenant, comment je réagirais ? Quand j’entends un Gattaz ou un Lamy dire « il faut accepter des boulots en-dessous du SMIC », eux qui ont le cul bordé de nouilles, ça me fout en rage. Ils parlent de choses qu’ils ne connaissent pas, qu’ils n’ont jamais vécues. Ils ne savent pas ce que c’est d’être obligé d’arriver en fin de mois et de gratter le dernier centime de son porte-monnaie pour acheter une baguette de pain. J’ai envie de leur dire, à ces gens-là: « chiche Monsieur Gattaz, chiche Monsieur Lamy, à combien on le fixe votre salaire  ? 500 euros, 400 euros ? » Donnez l’exemple, si vous voulez être crédible. Montrez-nous qu’on peut vivre avec un salaire en-dessous du SMIC. Voilà comment on redonnera un peu de crédibilité à la parole politique.

Propos recueillis par Louis Gohin

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