Inégalités . Rencontre avec la ministre de la Culture et de la Communication autour du sentiment de ségrégation culturelle.

Symptômes d’une culture dissemblable, relayée au rang de sous-catégorie, les territoires péri-urbains dans leur globalité, et la Seine-Saint-Denis en particulier, sont aussi à la périphérie des politiques publiques. En poste depuis quatorze mois, Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, est attendue sur les questions de traitement de la culture urbaine et de l’accès à la culture, des relations entre les médias et la banlieue. Le seul projet d’une Villa Médicis à Clichy-Montfermeil suffira-t-il ? Entretien.

L’accès à la culture est dans un état stationnaire. Vous ne trouvez pas que l’argent public sert davantage à financer une culture des élites ou ce qui entre dans la catégorie de ce que vous avez nommé la «culture cultivée» ?

L’Opéra, la Comédie-Française, le Louvre sont de grandes institutions. Ce sont des temples de la culture dite savante, des lieux où la culture française rayonne à travers le monde. Notre devoir est justement de faire en sorte que chacun puisse s’y sentir légitime, qu’ils ne soient plus réservés qu’à une élite. En même temps, il nous faut aussi rééquilibrer nos champs d’intervention, à la fois sur le plan géographique et sur le plan des esthétiques, parce qu’ils ne me semblent plus en phase avec l’époque. Je crois que ce ministère, comme tous les autres, doit être en phase avec la société. Lorsque je dis que je souhaite que les conservatoires puissent désormais délivrer un enseignement professionnel de hip-hop, c’est une petite révolution.

Mais ces propos, vous les tenez devant des responsables politiques et des élites culturelles ?

Oui, à chaque fois. Ça demande de l’engagement et du volontarisme. Je veux être une ministre de la Culture qui sait répondre aux enjeux du XXIe siècle. Cela implique d’être capable de dire aux représentants des institutions culturelles qu’il faut rééquilibrer leurs politiques et les encourager à développer leurs actions sur tous les territoires. Ce sont des choses dont les responsables de ces institutions sont absolument conscients. Ils voient bien qu’aujourd’hui, on ne peut pas continuer de mener une politique pour 10 % de la population.

Allons-y franchement, peut-on parler de ségrégation culturelle ?

Ce qui me gêne dans le mot «ségrégation», c’est que cela reviendrait à dire qu’il y aurait une politique délibérée pour écarter les gens.On ne peut pas dire cela. Je pense en revanche qu’il y a un déterminisme culturel très fort aujourd’hui. Beaucoup de gens ne vont par exemple pas se sentir à l’aise pour aller voir une exposition au Palais de Tokyo. Je le sais très bien moi-même : j’ai mis vingt-cinq ans avant d’oser entrer à l’Opéra de Paris, et pourtant j’adore l’opéra depuis toute petite. J’allais emprunter des cassettes à la médiathèque du quartier, j’écoutais cela en boucle, et ne me sentais pour autant pas légitime dans ces lieux-là. C’est justement ce sentiment que je veux combattre. Plutôt que de «ségrégation», je parlerais «d’inhibition».

Y a-t-il une culture française, ou des cultures françaises ?

Il y a une culture française, qui se nourrit d’autres cultures, qui évolue, s’enrichit, dans laquelle nous devons tous pouvoir nous reconnaître. On ne peut le nier, la culture peut être aussi un facteur de séparation. Il y a en ce moment un débat, porté par des représentants des théories identitaires, qui voudrait faire de la culture un facteur de séparation entre les Français. Mon rôle, c’est de les combattre. Il y a une culture qui doit rassembler, et non pas des cultures qui doivent nous éloigner. Celle-ci doit respecter l’histoire d’un certain nombre de Français qui sont venus ou dont les parents sont venus d’ailleurs. Il faut continuer de construire cet équilibre subtil entre la culture d’origine et la culture d’accueil.

Donc, il n’y a pas de «grand remplacement» ?

Je ne crois pas du tout à cette théorie. Je crois au «grand enrichissement», à la diversité, qui est une chance pour la France.

Mais qui sont aujourd’hui ces gens qui défendent l’idée du «grand remplacement» ?

Vous les connaissez ! Ils prennent la parole, ils ont leur place dans les médias.

Ils ont toute leur place, trop de place, dans les médias publics…

Dans les médias publics et privés ! Qu’ils puissent s’exprimer, c’est bien normal, cela s’appelle le pluralisme. Ce que je regrette, c’est la banalisation des théories selon lesquelles les vagues d’immigration successives qui sont venues créer la France telle qu’elle est aujourd’hui seraient en réalité une menace pour la culture française. On voit ressortir le mot «race», la revendication d’un droit du sang. C’est nauséabond.

Le projet d’une Villa Médicis à Clichy-Montfermeil s’éternise. C’est un projet à très long terme, pour 2023. Pouvez-vous confirmer aujourd’hui qu’il s’agit d’un projet financièrement bloqué qui ne finira pas aux oubliettes ?

Voilà près de dix ans que les habitants du quartier voient que la tour Utrillo est là et qu’il ne se passe rien. J’ai décidé, à mon arrivée l’an dernier, d’en faire l’un des projets emblématiques de ma politique, de lancer une saison culturelle ambitieuse «avant les murs» avec d’ores et déjà un budget de 1 million d’euros, pour que le projet existe et que les habitants et les jeunes créateurs puissent s’en emparer.

La tour sera détruite au premier semestre 2016 pour laisser place à un nouveau projet architectural dont tout le monde pourra être fier. Le calendrier des travaux publics est complexe, mais je souhaite réduire au maximum les délais de finalisation du projet, parce que 2023 me paraît trop lointain. Je suis en train de presser tous les acteurs pour que cette nouvelle Villa Médicis voie le jour avant. Je ne peux pas concevoir qu’un chantier, même très ambitieux, dure tant d’années. C’est pour cela que je souhaite avancer le plus vite possible, pour que ce soit gravé dans le marbre.

Que répondez-vous aux remarques soulignant que dans ce quartier de Montfermeil, il y a d’autres urgences ?

Mais c’est une urgence. Il faut faire les choses en même temps. Il y a toujours d’autres choses qui sont toujours plus urgentes, et dans ce cas, on ne fait plus du tout de culture. Pour moi, c’est extrêmement symbolique et important pour la fierté des habitants.

Est-ce qu’à votre poste de responsabilité, vous pouvez faire quelque chose pour que l’on voie des Noirs et des Arabes à la télévision ?

Pour ce qui concerne l’audiovisuel public, je salue par exemple les dernières déclarations de Delphine Ernotte [présidente de France Télévisions depuis le 22 août, ndlr] qui montrent sa volonté en la matière. Je veux évidemment accompagner sa démarche, celle de tous les présidents des médias publics, pour qu’il y ait à l’écran, mais aussi derrière les écrans et dans les bureaux, davantage de diversité.

Vous comprenez que du fait du manque de représentativité dans les médias, couplé à une méfiance à l’égard des médias mainstream, beaucoup de jeunes se détournent des canaux d’information traditionnels pour se tourner vers des médias alternatifs, ou des sites dits complotistes ?
Je le constate effectivement, et c’est très dangereux. C’est pourquoi j’ai insisté pour remettre dans le cadre de mon budget beaucoup d’argent sur l’éducation artistique et culturelle, et en particulier sur l’éducation aux médias. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai souhaité qu’on aide les médias de proximité. Les jeunes générations, avec les nouveaux moyens d’accès, doivent aujourd’hui être beaucoup plus sensibilisés à la manière dont on fabrique de l’information.

Quid de la responsabilité des médias ?

Effectivement, il y a une responsabilité collective, dont celle des médias, à proposer des contre-discours, à savoir s’adresser aux jeunes. Vous avez vous-mêmes au Bondy Blog une responsabilité très forte en la matière.

Le problème, n’est-ce pas la répartition ? Les aides à la presse vont toujours aux mêmes, non ?
Eh bien, ça change. Je porte une réforme des aides à la presse qui va permettre de réorienter une partie de l’argent consacré aux médias traditionnels vers les médias innovants, de proximité, qui bénéficient d’ores et déjà d’un fonds pérenne que j’ai voulu mettre en place, pour la première fois dans l’histoire de ce ministère. C’est toujours difficile de réorienter, quand il existe un système traditionnel, en place depuis longtemps. Vous ne pouvez pas le faire brutalement, d’un seul coup.

La scène théâtrale française n’est pas épargnée, quand on voit que dans la prochaine représentation de la pièce Othello, le personnage central, qui est noir, sera joué par Philippe Torreton, en janvier à l’Odéon. Le théâtre français est-il raciste ?

Dans le théâtre, dans la danse, il y a un problème de représentation. C’est pourquoi j’ai souhaité qu’il y ait auprès de moi un haut fonctionnaire en charge des questions de la diversité, en plus d’un collège, à la fois pour objectiver les situations, pour nous interpeller, pour mettre le doigt là où ça fait mal. Nous devons réfléchir à la question de toutes les nominations, aussi bien dans les bureaux que sur scène.

Au Royaume-Uni, il y a quelques jours, Nadia Hussain, gagnante d’un jeu télévisé culinaire, musulmane et voilée, a fait la une d’un magazine, érigée en talent. Pourquoi ne le voit-on jamais en France ?

Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question ! C’est le rôle des rédacteurs en chef des journaux.

Mais ce sont des médias qui reçoivent des subventions importantes de votre part…

Je suis la ministre de la liberté d’expression, de la liberté de la presse. Je respecte l’indépendance des rédactions !

Cela étant, vous aviez pris position lors d’une polémique relative aux unes cinglantes de Valeurs actuelles…

Oui, tout à fait. Mais je n’ai pas remis en cause la liberté d’expression, ils ont le droit de le faire. J’ai juste trouvé que c’était nauséabond.

Pour d’autres propos considérés comme nauséabonds, comme lors de l’affaire Dieudonné, les mesures prises par le gouvernement ne s’étaient pas fait attendre, pourtant…
Mais la liberté d’expression a évidemment une limite : le code pénal.

Beaucoup de gens se plaignent d’un «deux poids, deux mesures», notamment de nombreux jeunes, et pas seulement en banlieue. Vous pouvez le concevoir ?

C’est la responsabilité du personnel politique, des médias, des enseignants, que d’expliquer que la liberté d’expression est une liberté fondamentale, mais qu’on ne peut pas se réfugier derrière elle pour inciter à la haine raciale, à des actes terroristes, à la violence. Les choses s’expliquent.

Par Lansala Delcielo, Hanane Kaddour et Latifa Oulkhouir

Article publié dans Libération, le 26 octobre 2015 à l’occasion d’un numéro spécial

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