BB : Vous avez un point commun avec François Ruffin, la ville d’Amiens où vous avez tous les deux grandi. L’avez-vous vu émerger ? 

Mérième Alaoui : J’ai quitté Amiens assez tôt, en 2004. A l’époque, il était journaliste et pas connu plus que ça. Moi j’étais jeune, je venais d’un quartier populaire, j’étais intéressée par le journalisme mais je me disais pas « je vais aller voir Fakir » (ndlr : journal créé par François Ruffin à Amiens en 1999), ce n’était pas mon monde mais celui de militants de gauche appartenant à des milieux très fermés. C’était un journal accessible aux gens très militants, un petit journal sans prétention à l’époque.

J’ai jamais eu l’idée d’aller frapper à la porte. Ensuite, je me suis installée à Paris et j’ai vu son explosion médiatique au moment du film « Merci Patron ». Suivant ça de loin, fière de voir qu’un amiénois avait fait plier Bernard Arnault, dans les années 2016-2017, je relayais des contenus, c’était la petite actualité amiénoise sympa. Amiens est une grande ville, nous n’avons jamais eu l’occasion de nous rencontrer. 


« Merci Patron » retrace le combat d’anciens salariés issus du groupe LVMH, victimes des suppressions de postes opérées par Bernard Arnault.

Quand est née l’idée du livre ? 

En 2018, j’ai décidé de revenir vivre à Amiens. J’ai repris contact avec des gens, je me suis renseignée sur le tissu associatif. Et je me suis rendue compte que j’avais une vision de journaliste parisien sur lui.  Ma porte d’entrée, c’était son livre sur les quartiers à Amiens (ndlr : Quartier Nord paru en 2006 aux éditions Fayard). A Paris personne ne savait qu’il était condamné pour diffamation pour ce livre. C’était circonscrit au local, comme beaucoup de choses le concernant, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de creuser.

C’est compliqué d’enquêter sur François Ruffin ?

A chaque fois que je voulais en savoir plus et dépasser la simple communication, je me suis confrontée à des gens qui ne voulaient pas trop en parler par peur de desservir la cause. Ça a été très long avant que les gens comprennent ma démarche et que des langues se délient. Qu’ils disent que le type qui a fait « Merci patron » est un patron dur parce qu’il est pressé d’arriver à ses fins. Et puis les « fakiriens » c’est une petite bulle qu’il n’est pas simple de pénétrer.

Amiens, ville de 133 000 habitants dans les Hauts-de-France, dont sont issus François Ruffin et Emmanuel Macron. 

Le tournant, ça a été les municipales, lui a vraiment misé là-dessus, parce que c’était symbolique de gagner cette ville, celle de Macron et de rassembler la gauche derrière tout un tas de logos. Finalement, ça a été une défaite. Les militants n’ont pas apprécié de le voir imposer sa règle du jeu sans consultation. Et ce qui lui a été fatal, ça a été d’ouvrir la liste au PS alors que pour des gens très à gauche, le PS est un parti traître. Il pensait déjà tellement à la victoire qu’il a oublié tous ces gens qui militent depuis toujours. Et c’est là qu’il y a eu des gens qui m’ont dit « c’est plus possible ».

Il y a des membres en interne, chez Fakir, qui admettent que ‘on critique chez les autres ce qu’on accepte dans notre propre camp’.

Le livre montre les contradictions entre les positionnements politiques de François Ruffin et sa manière de gérer Fakir et notamment le recours à des contrats précaires ou au bénévolat à outrance, comment expliquez-vous qu’il n’y ait jamais eu de révolution en interne ?

Il y a eu quelques mouvements mais il s’en est toujours sorti. La contradiction a été apportée mais il a toujours réussi à se dépatouiller, ce n’est jamais sorti des murs de Fakir. C’est une info que je n’ai pas pu vérifier à temps pour la sortie du livre mais aujourd’hui je peux le dire, il y a eu une journée de grève à Fakir en juin dernier. François Ruffin a dit que c’était à cause de la crise sanitaire et il a réglé ça en organisant un séminaire à la campagne de deux jours où tout le monde n’est pas venu. Il a mis ça sur Facebook, c’était pour déjouer les tensions.

« Fakir », Le bi-mensuel dirigé par François Ruffin est tiré à près de 80 000 exemplaires pour chaque publication.

Mais il y a des membres en interne qui admettent que « on critique chez les autres ce qu’on accepte dans notre propre camp ». Ce qu’il faut savoir concernant François Ruffin et son rapport au travail, c’est que c’est un acharné de boulot. Les gens le voient comme un fêtard mais ce n’est pas du tout quelqu’un qui fait la fête, c’est un moine dévoué à la cause. Personne ne lui arrive à la cheville sur le travail. Depuis qu’il est député, il a écrit 8 livres et il a un rapport sacré à l’écriture. Il n’y a pas une virgule qui aurait été écrite par quelqu’un d’autre. Ce qui fait que Fakir avance et qu’il aura toujours le dernier mot.

Il est forcément beaucoup question de lutte des classes dans le livre, avez-vous l’impression que Ruffin regrette le milieu bourgeois dans lequel il est né ?

François Ruffin est très conscient de la galère des gens mais c’est un personnage complexe. Il a découvert la douleur à travers les livres. La lutte des classes c’est sa vision du monde, pour lui, si elle saute, tout sera réglé, c’est en partie vrai mais c’est naïf quand même. Beaucoup de personnes proches de lui me disent qu’il est tiraillé entre son milieu d’origine et le milieu qu’il défend. Même s’il est proche des milieux populaires et intégrés, il a toujours des réflexes de classe. 20 ans à Fakir et il n’a fait émerger personne même à Amiens. Quand il doit faire confiance, il se tourne vers les gens de son milieu. 

Il a un peu un côté « touche pas à mon pote ». Il est resté sur sa lecture qui est celle de la lutte des classes.

Dans le livre, il est aussi question de son regard sur les quartiers, et on a l’impression en lisant que c’est le même regard paternaliste que celui que la gauche jetait sur les quartiers dans les années 1980. Avez-vous eu la même impression ?

C’est exactement ça. On aurait pu l’imaginer plus révolutionnaire, intégrant des réalités qui ont changé quant aux minorités, à l’islam mais il est resté coincé dans les années 1980 là-dessus. Il a un peu un côté « touche pas à mon pote ». Il est resté sur sa lecture qui est celle de la lutte des classes. Lui estime qu’il a traité la question des quartiers dans son livre paru en 2006, mais pour ce livre, il a demandé à des gens des informations compliquées à obtenir, il a fait croire à des gens en galère qu’il allait les aider.

Comment, selon vous, va-t-il résoudre son positionnement politique à gauche notamment sur les questions de violences policières, de quartiers populaires ?

Concernant les violences policières, maintenant il intègre la question et sa position a évolué depuis la crise des gilets jaunes. Son empathie est à géométrie variable en raison de son éducation mais il ne s’en cache pas, on ne peut pas lui reprocher de ne pas être sincère. Sur son positionnement, il va essayer de toujours rester sur le social pour rassembler classes populaires des banlieues et des campagnes. Mais il a des obsessions qui prennent beaucoup trop de place comme la lutte des classes, ce qui fait que le reste, pour lui, c’est pas important.

Il a été traumatisé par sa condamnation suite à la publication Quartier Nord et, c’est mon impression, j’ai le sentiment qu’il essentialise : il se dit les quartiers c’est inflammable donc il ne s’en approche pas. Il va parler aux quartiers populaires à travers des thématiques sociales, et son dernier film le prouve pour ne pas perdre ceux qui sont plutôt RN mais qui votent pour lui.

Emmanuel Macron et François Ruffin, plus de ressemblances que de différences ?

Vous parlez de « plan caché » pour l’Elysée mais on a l’impression qu’il ne va pas y aller finalement, ou alors sera-t-il un « Macron de gauche » ?

Ils ont des points communs, la même éducation de base, dans le même établissement. Macron est arrivé assez vite en son propre nom. Ruffin de son coté, appartient au groupe LFI mais n’a pas signé la charte, il reste un électron libre. Si on est sérieux, aujourd’hui, on se dit qu’il ne va pas y aller, ça coûte de l’argent, et lui ne va pas aller taper à la porte de millionnaires pour le financer.

Mais tout montre aujourd’hui qu’il a un agenda, il n’a par exemple, pas encore dit officiellement qu’il soutenait Mélenchon. Et il a une force de frappe très importante, il va essayer de peser sur le candidat de gauche,  c’est pour ça que son positionnement est attendu mais il ne dira rien avant cet été. Il va essayer d’incarner quelque chose. Et à la rentrée, une nouvelle séquence va s’ouvrir.

Propos recueillis par Latifa Oulkhouir

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