Article initialement publié le 16 novembre 2021

Quel est le point commun entre le mouvement étudiant et lycéen de l’automne 1986 et la manifestation de 2019 contre l’islamophobie ? Un même groupe à la manœuvre pour tenter de les discréditer : la mouvance réactionnaire. Dans un essai en forme de cri d’alerte, Frédérique Matonti, professeure en science politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, montre que les polémiques actuelles sur les prétendus ravages du « wokisme » rejouent de vieux débats sur le voile et le féminisme castrateur. Dans son nouvel ouvrage, Comment sommes-nous devenus réacs ? La politiste revient également sur quarante ans de conversion d’une partie de la gauche au discours réactionnaire ainsi que sur le basculement du débat public, autrefois dominé par les idées de gauche, et désormais orienté par l’idéologie conservatrice.

BB : Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?

Frédérique Matonti : Ce livre est né de mon exaspération face aux chaînes d’info en continu et à leurs plateaux de prétendus experts et journalistes, dont certains sont proches de la droite la plus dure, voire de l’extrême droite (Eugénie Bastié, Élisabeth Lévy, Mathieu Bock-Côté, Charlotte d’Ornellas, Geoffroy Lejeune ou encore Éric Zemmour). Ils se répandent dans les médias, tout en affirmant qu’ils ne peuvent plus rien dire. J’ai commencé à écrire il y a deux ans, et je constate que la situation s’est dégradée entre-temps. Europe 1, par exemple, défend aujourd’hui des thèses réactionnaires depuis que la station est tombée dans l’escarcelle de Vincent Bolloré.

La pensée réactionnaire est aussi le produit d’une panique morale de ces néoconservateurs vis-à-vis de la montée des droits des femmes et des exigences de droits des immigrés et de leurs enfants.

Vous qualifiez la pensée de ces éditorialistes de réactionnaire. Mais en réaction à quoi ?

La pensée réactionnaire s’est construite au fil du temps en réponse à l’hégémonie culturelle de la gauche, qui a perduré jusqu’à la fin des années 1970 et le début des années 1980. A cette époque, le souci d’égalité portait avec lui les mouvements antiracistes, gays et féministes. Puis, un retournement s’est opéré au tournant des années 1980 en réaction à l’arrivée de la gauche au pouvoir et à l’émergence de mouvements de jeunesse, SOS racisme notamment ou les concerts contre la famine en Éthiopie incarnant un moment de lutte et d’action collective où s’exprimaient fraternité et sororité.

Très vite, la riposte s’est organisée autour d’intellectuels comme Alain Finkielkraut notamment, et s’est attaquée à la politique menée par Jack Lang, le ministre de la Culture de François Mitterrand, accusé de dévaluer la culture légitime au profit de formes artistiques jugées peu nobles, comme la BD, la publicité ou le hip-hop. À cela s’ajoute une critique des mouvements antiracistes, dénoncés pour leur jeunisme et leur supposé multiculturalisme.

Et il y a aussi eu des moments qui ont profondément déchiré la gauche : l’affaire de Creil en 1989 – trois très jeunes filles refusent de retirer leur voile au collège et sont menacées d’exclusion – en est un.

Ces dernières années cette offensive s’est accentuée, elle est au cœur de la dénonciation de « l’islamo-gauchisme », du « wokisme » ou de la « cancel culture », des thématiques en partie empruntées à la droite dure et trumpienne américaine et reprises en France, parfois même à gauche, comme le « politiquement correct » auparavant.

La pensée réactionnaire est aussi le produit d’une panique morale de ces néoconservateurs vis-à-vis de la montée des droits des femmes et des exigences de droits des immigrés et de leurs enfants. La dénonciation des violences policières dans les quartiers leur est aussi insupportable.

Pour justifier la présence de radicaux de droite et d’extrême droite sur les plateaux télé, le pluralisme politique est souvent invoqué. Mais pourquoi ne voit-on pas des radicaux de gauche ?

Évidemment, la concentration des médias aux mains de quelques propriétaires est une première explication. Le cas Bolloré qui impose son obsession identitaire est exemplaire. Il faudrait ensuite réfléchir à la manière dont les programmateurs choisissent toujours les mêmes invités, les «bons clients». Ceux qui provoquent le « buzz » et font ensuite du « clic » sur les réseaux sociaux  : ce n’est pas avec un discours patient et informé de déconstruction des mensonges de Zemmour qu’on provoque les mêmes controverses et les mêmes audiences.

Il existe aussi une fausse conception du pluralisme où, comme le disait Jean-Luc Godard, c’est « une minute pour le Front Populaire, une minute pour Hitler ». Les médias se contentent parfois de cette pratique paresseuse qui consiste à donner la parole à un réactionnaire, puis éventuellement, afin d’obtenir un semblant d’équilibre, à une personne plus modérée. Mais plus souvent, on compose des plateaux où Rokhaya Diallo, par exemple, est seule face à des invités conservateurs.

Pourquoi des candidats de gauche s’approprient des thèmes traditionnellement réservés à l’extrême droite – en témoigne la proposition d’Arnaud Montebourg de suspendre les transferts d’argent vers les pays qui refusent de rapatrier leurs ressortissants ?

Depuis les années 1980 – 1990, une partie de la gauche a reculé sur ses fondamentaux que sont la lutte contre les inégalités sociales, le racisme et les discriminations. Je raconte dans mon livre comment à partir de la marche pour l’égalité « des beurs » organisée en 1983, des occasions de satisfaire les demandes de droits civiques des groupes minoritaires ont été manquées.

L’arrivée de la droite au pouvoir par la suite, avec sa volonté de réformer le code de la nationalité, a engendré beaucoup de reculs. Et il y a aussi eu des moments qui ont profondément déchiré la gauche : l’affaire de Creil en 1989 – trois très jeunes filles refusent de retirer leur voile au collège et sont menacées d’exclusion – en est un. Deux camps se forment, entre d’un côté ceux qui vont devenir des laïcs intransigeants, et ceux qui veulent qu’on applique la laïcité telle qu’elle a été définie par la loi de 1905, tolérante et soucieuse de garantir la liberté de conscience.

Paru aux éditions Fayard, le nouveau livre de Frédérique Matonti est disponible depuis le 10 novembre en librairie.

Ces fractures à gauche annoncent des discours mal raccordés au réel autour de la défense de l’universel et de la République. Non pas qu’il ne faille pas les défendre. Seulement, l’universel pour avoir un sens auprès de ceux auxquels on l’oppose, a besoin de résultats, et ce sont plutôt des abandons que l’on voit dans les quartiers. Tout ce que la droite a défait – la police de proximité par exemple -, la gauche au pouvoir a parfois tenté de le rattraper, mais n’y est pas parvenue, faute d’investissements suffisants.

Enfin, il n’est pas impossible que certains candidats classés à gauche, comme Montebourg, s’imaginent que leurs électeurs attendent d’eux qu’ils reprennent des thèmes d’extrême droite pour ne pas lui en laisser le monopole. La présence constante du FN dans le jeu politique depuis les années 1980 a, en partie, paralysé le débat démocratique. Au Parti socialiste, certains groupes ont créé de fausses oppositions. C’est le cas du Printemps républicain qui oppose les politiques en direction des minorités et celles en faveur des classes populaires.

 La fausse opposition entre les minorités et les classes populaires a empoisonné la gauche.

Il considère que la gauche aurait abandonné les plus modestes pour se consacrer à la défense des minorités comme s’il n’y avait pas de femmes, de gays, de lesbiennes ou de personnes d’origine étrangère dans les classes populaires. Ce faux antagonisme entre le social et le « sociétal » (par exemple, la lutte contre les discriminations et l’égalité des droits) empoisonne les débats à gauche et empêche de proposer des programmes qui allient les deux exigences.

Les auteurs réactionnaires parlent de guerre des sexes, annoncent que le féminisme radical importé des Etats-Unis a triomphé. Pour autant, la cause des femmes enregistre encore des progrès difficiles, en témoigne la persistance des écarts salariaux…

L’opposition entre un bon féminisme, français et universaliste, et un mauvais féminisme, radical et importé des États-Unis, est une vieille histoire, qu’on retrouve aussi dans les années 1980 – 1990. Alors qu’en réalité, les premières féministes que les auteurs réactionnaires comparent aux féministes actuelles, jugées radicales, l’étaient elles-mêmes. Simone de Beauvoir comparait déjà le sort des femmes et celui des Noirs et des colonisés. Un discours qui serait aujourd’hui stigmatisé comme intersectionnel (sans compter que son Deuxième sexe a été dénoncé en son temps avec une très grande violence). Sans parler des pionnières de la fin du XIXème siècle, ou du MLF des années 1970.

Dès qu’il est question de voile, celui-ci est vu comme un symbole de soumission des femmes. Il est systématiquement affirmé que ce sont les pères, les maris et les frères qui imposeraient cette pratique.

Vous revenez sur la genèse de la perpétuelle polémique sur le voile islamique. Pourquoi ce bout de tissu suscite-t-il autant de crispations à gauche ?  

Dès qu’il est question de voile, celui-ci est vu comme un symbole de soumission des femmes. Il est systématiquement affirmé que ce sont les pères, les maris et les frères qui imposeraient cette pratique. Le corps des femmes est en fait vu comme celui d’une mineure et l’objectif est de libérer les femmes musulmanes du patriarcat. Le même raisonnement est tenu au sujet du burkini ou avec les polémiques autour des horaires de piscine réservés aux femmes. Évidemment, que le voile ou la burka sont imposés en Afghanistan, en Iran ou ailleurs. Mais ce n’est pas, en ciblant ici exclusivement les femmes qu’on les encouragera à s’émanciper.

Par ailleurs, les sociologues du religieux le montrent tous, il existe plusieurs manières de porter le voile : ce peut être une contrainte mais aussi un choix personnel ou le fruit des négociations avec les parents pour obtenir le droit de sortir. Ces crispations sur le voile ou le burkini ont donc à voir avec la manière dont on permet aux femmes de devenir adultes, mais aussi bien sûr, avec le statut juridique de l’islam distinct, en France, de celui des autres religions.

Quoi qu’il en soit, ce n’est jamais le corps des hommes qu’on essaie de régenter mais toujours celui des femmes, ce n’est pas la barbe qu’on demande de couper ou le qamis masculin qu’on souhaite faire retirer, alors que ce sont tout autant des signes religieux.

La dernière Une du Figaro Magazine témoigne de l’obsession de certains grands médias face à l’idée que les minorités puissent accéder à la défense de leurs droits, ou voir l’histoire au travers des différentes oppressions subies notamment.

Sentez-vous, de votre position d’universitaire qui travaille sur les questions de genre, de race et de classe, qu’il devient de plus en plus difficile d’étudier ces thèmes ?

Pour le moment, non. Mais la façon dont les controverses se précipitent autour de l’accusation d’islamo-gauchisme ou de la cancel culture pourrait augurer des moments plus difficiles. Ce que je vois en revanche, c’est un intérêt toujours plus prononcé des étudiants pour ces questions. Et contrairement aux affirmations du Figaro ou de Valeurs Actuelles, ce sont des enseignements encore très minoritaires dans les cursus universitaires.

Propos recueillis par Yunnes Abzouz

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