Belkacem est un fidèle lecteur du Bondy Blog. Le 5 juillet, sur Twitter, il racontait ses souvenirs du bac dans son quartier d’une banlieue lyonnaise. C’était dans les années 90. Le Bondy Blog lui a proposé d’en faire un récit et de le publier. Retour vers un passé où avoir le bac, là où il habitait, avait une symbolique puissante.

Curieuse quête que ce diplôme. Nous sommes au milieu des années 90 dans la banlieue est de Lyon. La seconde génération des habitants des quartiers arrive désormais à l’âge pré-adulte, celui où l’on entre au lycée, lorsque, par miracle, nous avons échappé à la désorientation de l’Éducation nationale, prête à faire de nous des armées de secrétaires comptables pour les filles ou de carreleurs pour les garçons. Dans tous les foyers, à l’ombre des cloisons tellement fines que l’on peut partager les joies et colères de nos voisins, un mot accompagne notre enfance et nous harcèle au moment de l’adolescence : « BAC ».

Il est une obsession pour nos parents. Il le devient aussi pour nous. Une charge, une responsabilité, une croyance, une récompense espérée, censée apporter le réconfort à nos familles : « Nous n’avons pas fait tout cela pour rien« . Mais il est aussi l’inverse : une pression, une obsession, un fardeau, une potentielle humiliation, apportant son lot de regrets « que sommes nous venus faire ici finalement ? ».

Malgré cette charge symbolique pour nos frêles épaules d’adolescents, frêles certes, mais endurcies par l’expérience sociale d’une vie plus musclée qu’ailleurs, nous avons chaque année désormais notre lot de voisin.e.s qui atteignent la Terminale. Le boss de fin est là devant eux ! Sauf qu’ici nous ne sommes pas devant un jeu vidéo, mais devant un mur social à fracasser pour enfin passer de l’autre côté du décor, celui de la fac et de sa vie étudiante, loin du quartier, près du centre-ville, avec les Français, ces étrangers qui nous ressemblaient tant…

Le premier qui se présente devant le mur fut Lorenzo, mon voisin et ami du 5ème étage. Nous vivons dans ce bâtiment de 12 étages, je suis au 9ème, ce qui me donne sur lui l’avantage de la vue sur l’autoroute, petit signe de distinction qui me fait croire à un relatif prestige de position sociale ! Lorenzo est le fils d’immigrés espagnols venus en France dans les années 70, mais entre nous, nous le considérons comme « plus Arabe qu’un Arabe »! Sa famille est pauvre. Lorsque dans un quartier on décrit notre voisinage de pauvre, les standards que l’on utilise pour mesurer la situation doivent vous faire entendre que celle ci est vraiment d’une condition très précaire. Car au quartier, personne ne se dit pauvre a priori : nous sommes tous pareils et en cela faisons nôtre l’idéal du pays « Egalité ! dans la pauvreté ! ».

Au quartier, Lorenzo, bachelier, est fêté comme un moujahid descendant de son maquis !

Lorenzo passe donc le bac pour la première fois. Le collège l’avait d’abord orienté vers un BEP de comptabilité, malgré ses bons résultats, le lycée du coin étant réservé à cette époque aux enfants d’une banlieue résidentielle plus éloignée. L’adresse ça compte, on le sait déjà. Après ce BEP facilement obtenu, il arrive enfin à intégrer un lycée technologique puis durant 3 ans se prépare pour obtenir sa… bourse universitaire, c’est comme ça qu’il appelle le bac Lorenzo. Le bac représente pour lui la fin de la misère, enfin, c’est ce qu’il dit à haute voix. Money money money dirait l’autre.

Dans nos discussions plus intimes, il avoue ne pas vouloir ressembler à ses parents qui avaient fini par symboliser à ses yeux l’échec : leur situation matérielle indigne, leur état de santé inquiétant et leur lassitude de vie ont fini par lui faire rejeter tout ce qu’ils étaient devenus, ce qui le conduisit peut être, à leur faire porter la responsabilité de sa propre condition sociale. Il se trompe d’ennemis. Je le lui dis « parle-leur, aide-les« . Il répond : »Peut-être qu’après le bac, je pourrais« . Il n’en fait rien, puisque l’annonce de sa réussite est accueillie dans l’indifférence familiale. Ce n’est pas le cas au quartier où Lorenzo est fêté comme un moujahid descendant de son maquis ! Nous n’avons jamais bu autant de soda et mangé autant de chips que cette nuit d’ivresse sponsorisée par le supermarché ED !

Sans le bac, Salim réussit dans les affaires tout ce qu’il entreprit 

On rattrape par là une autre fête ratée un an plus tôt lorsque Salim passa le bac et échoua. Lui, le fils d’immigrés tunisiens, devait succéder à ses grandes sœurs qui avaient toutes réussi. Elles font l’admiration du quartier et nous en sommes tous secrètement amoureux malgré les différences d’âge. Je dis bien secrètement amoureux car nous n’osons même pas nous l’avouer entre nous de peur qu’une oreille indiscrète aille rapporter à Salim nos sentiments désorientés d’adolescents. Salim échoua donc au bac une première fois. L’année d’après, lorsque Lorenzo l’obtient, Salim décide lui de le passer en candidat libre dans une autre académie, celle de Lille, afin d’éloigner notre mauvais œil, nous justifie-t-il avec une pointe d’accusation. Bon, ben, le mauvais œil semble le poursuivre car c’est un nouveau raté. Nous ne comprenons pas car ce garçon est d’une intelligence et d’une finesse au dessus de notre condition moyenne. Peut être l’école ne sait-elle pas reconnaître notre intelligence ? Le doute est là pour les suivants. D’ailleurs, sans le bac, Salim réussit dans les affaires tout ce qu’il entreprit par la suite. Prends ça l’Éducation nationale !

L’année qui suit, je vis enfin personnellement mes premiers résultats du bac. Non, ce n’est pas de moi dont il s’agit mais Jamel, mon voisin du 7ème étage (lui non plus ne voyait pas ce beau paysage autoroutier) dont je vais partager cette journée marquante. Jamel est fils d’immigrés algériens, venus de leur village berbère, avec la particularité qu’ils ne parlent pas arabe et mal le français, ce qui peut compliquer leur communication avec nous autres. On ne se gêne pas pour le moquer. Nous avons aussi, comme tout bon (mauvais) Français, nos immigrés d’entre les immigrés. Jamel aime insulter en arabe, mais son accent berbère l’empêche de dire les « h » aspirés, ce qui transforme l’insulte en blague, les fous rires déclenchés finissent par exploser en insultes bien françaises celles-ci ! On se calme alors. Jamel est un beau parleur, il m’impressionne par son aisance orale et sa répartie incroyable. L’inconvénient de cela est qu’il ne sait pas tenir sa langue et il a annoncé à la moitié de la ville qu’il passait le bac. A l’approche des résultats, cela se transforme en une pression monstre pour lui. Je me souviens. Je suis tout seul en bas en ce jour d’été pluvieux. J’erre. J’attends qu’un événement se présente ou qu’un copain descende de chez lui ayant entendu mes coups de sifflet. Rien. Il ne se passe rien, c’est la rouille comme on dit. J’aperçois plusieurs fois Jamel au volant de sa Fiesta blanche passer et repasser, lentement, au point mort pour économiser l’essence, mais il fait mine de ne pas me voir. Enfin, il s’arrête et ouvre sa fenêtre :

– « Viens je te paie un casse-dalle, » me lance t-il.

Je cours vers sa voiture, enfin ma patience paie :

– « Viens on va chez chez Baraki, il a une sauce gruyère dans ses sandwichs, un truc de fou« , lui lançai-je sitôt sur le siège passager.

– « Mais qu’est ce tu me racontes vieux crevard, c’est le bac aujourd’hui« , sécha-t-il mes espoirs de festin.

La mine de Jamel est déconfite, le résultat semble comme inscrit au cutter sur son visage

Alors il m’explique que les résultats ont été affichés dans son lycée mais qu’il attend la fin de journée pour s’y rendre. Il souhaite absolument éviter la vue de ses camarades. L’assurance que je lui connais a totalement disparu : il est dans un état de stress qui le rend encore plus volubile que d’habitude. Rapidement, je ne l’écoute plus sur le chemin, je compte les gouttes de pluie sur son pare-brise. Il me soûle et je me demande ce que je viens faire avec lui, mais bon, au quartier y a rien d’autre à faire. Et puis je me réconforte à l’idée de pouvoir enfin goûter à ce sandwich dont on parle tant s’il décrochait son bac. Allez Jamel alors ! On arrive. Je tends ma main vers la portière pour descendre qu’il est déjà dehors. Il se tourne vers moi et me fait signe de la main de rester dans la voiture. Quoi ? J’ai fait tout ce chemin pour rester dans sa vieille caisse sans auto-radio ! Je me murmure alors de ne pas le rater au prochain « h » aspiré. Enfin, je l’aperçois revenir, d’un pas lent malgré la forte averse qui devrait le poussait à hâter celui-ci. Sa mine est déconfite, le résultat semble comme inscrit au cutter sur son visage. Il entre et me dit ce que sa face annonce déjà :

– « Je crois y a pas mon nom« .

Son monde vient de s’écrouler. Je crois qu’à ce moment précis, il anticipe une espèce de deuil familial qui s’emparerait de ses proches. L’annonce me fais en effet l’impression d’un décès.

– « Regarde bien Jamel, si ça se trouve t’as mal vu avec la pluie et la buée sur les tableaux d’affichage« , tenté-je dans un optimisme sur-joué.

Cette fois, c’est moi qui saute de mon siège et lui qui me suit avec un sachet sur la tête. La scène est burlesque; ce sac en plastique lui donne une dégaine tellement drôle, mais ce n’est pas le moment d’en rire, peut-être que cela éclaircira sa vision et que son nom apparaîtra, enfin. Rien. C’est confirmé, j’en suis témoin : nulle part ce beau nom kabyle. Nous regagnons le véhicule et rentrons dans un silence de mort interrompu par des sailles de Jamel à destination de ses camarades de classe : « Même ce Hmar (âne en arabe) de Stéphane l’a eu !« . Cette fois-ci, le « h » aspiré mal prononcé de « hmar » ne me fait plus rire, malgré ma promesse intérieure de le lui faire payer à la moindre occasion. Je mesure à cette minute même le poids du bac dans nos milieux populaires dans ces années 90 de tant de bouleversements et déceptions de promesses sociales. On y croyait nous à l’école, putain !

Épilogue : Jamel va obtenir son bac dès l’année suivante, 5 ans après il sera titulaire d’un Master avant de devenir le plus jeune chef d’entreprise du quartier.

Belkacem MENASRI

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