Le ciel de Drancy est plombé comme les wagons qui quittaient le camp de transit pendant la guerre, envoyant des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants vers les camps d’extermination. La Muette est presque déserte. Un wagon trône à l’entrée de cette cité, qui n’est autre que le camp de transit de Drancy, rénové pour accueillir des habitations. Les habitants d’aujourd’hui vivent entre les murs mêmes où s’entassaient les internés.

Nadine Dufresne et deux amis discutent autour d’un banc. Habitant la cité depuis bientôt 30 ans, elle a eu le temps d’en respirer « l’atmosphère délétère ». Emmitouflée dans sa doudoune, elle repousse les mèches blondes aux racines poivre et sel qui dépassent de sa capuche, l’air absent. « C’est pesant. On a parfois l’impression que les gens vivent encore ici. » Nadine est formelle. Elle assure avoir retrouvé chez elle, de manière inexplicable, « des traces de doigts, des griffures sur la vaisselle, des trous dans les murs, des vêtements lacérés »… Et même un chorizo coupé en huit.

La Muette n’est probablement pas hantée, mais habiter les murs où des dizaines de milliers de personnes, pour la plupart juives, ont été parquées comme du bétail avant de partir vers Auschwitz et les chambres à gaz, ça jette un froid.

La cité avait été choisie pour sa configuration idéale, trois barres de quatre étages en forme de « U ». A l’origine destinée à accueillir des habitations, elle avait été reconvertie en camp d’internement avant d’être finalement achevée après la guerre. Elle a aujourd’hui retrouvé sa fonction initiale, avec pour seul souvenir de son triste passé le « wagon-témoin », préservé à l’entrée de la cité, pour rappeler que le camp de transit de Drancy était l’antichambre de la solution finale. Ce wagon, c’est « un beau symbole » pour Nadine, mais « on préférerait qu’on nous parle à tous lors de leur cérémonie chaque année. Le discours en hébreu, ça nous donne l’impression qu’on veut nous garder à l’écart, qu’on veut diviser au lieu d’unir les gens d’ici ».

Nadine ouvre la voie vers le fond de la cité, devant une porte en métal marquée d’un simple numéro de téléphone : le conservatoire historique du camp de Drancy. La porte est fermée, mais le local est occupé. Une classe de troisième du collège Anatole France y est reçue par André Berkover, un ancien déporté juif, qui est venu témoigner et répondre à leurs questions. Ryan, Zachary, Selma, Thomas, Zishan et les autres élèves sont aux couleurs de la ville.

Autrefois bastion communiste, banlieue rouge, Drancy est aujourd’hui multicolore, métissée, riche de la diversité de sa jeunesse et de ses origines. Les collégiens lisent les panneaux affichés aux murs, qui décrivent la réalité du camp. André Berkover raconte son histoire. La rafle. L’internement à Drancy, séparé de sa mère. Les convois de déportés, les trois jours de calvaire sur le rail. Auschwitz, Birkenau. Crâne rasé, tatoué. Exécutions sommaires. L’évasion quand le camp a été évacué, la fuite à travers la campagne polonaise. Le retour par Marseille, pesant 28 kilos, seul survivant de sa famille. Il avait 14 ans.

Précisément l’âge de son auditoire. Les questions des adolescents sont simples, directes. Elles ne s’embarrassent pas de considérations politiques, de questions sur la logique de l’extermination. « C’était dur comment ? Comment vous avez fait pour tenir ? » Les jeunes sont touchés au premier degré par l’expérience humaine.

La rencontre se termine. André Berkover ne cache pas son hostilité aux mesures proposées par Nicolas Sarkozy, qui veut associer à chaque enfant ou chaque classe de CM2 la mémoire d’un enfant juif mort pendant la Shoah. Marek Halter et le rabbin Sitruk avaient soutenu l’idée du président de la République, Simone Veil s’était indignée. Même chose pour André Berkover. Le devoir de mémoire, oui, mais pas comme ça. « C’est bien d’étudier avec un témoin, pourquoi pas grâce à des vidéos, quand les survivants seront morts. » Mais pas l’association morbide d’un enfant mort avec un enfant vivant.

« A trois semaines des élections municipales, il veut récupérer les voix juives », affirme André Berkover, qui a également des paroles très dures envers la politique du président de la République en matière d’immigration et d’intégration – notamment avec les sans-papiers. « Ce qui se passe, ça me ramène 65 ans en arrière. Aujourd’hui on parle de centres de rétention. Pour moi ce sont des camps d’internement. »

Les ados quittent le conservatoire de Drancy et examinent rapidement le « wagon-témoin. » Leur prof d’histoire explique qu’un tiers seulement de cette classe de jeunes Drancéens savait avant de venir ce qui s’était passé à Drancy.

16:30. On quitte les collégiens pour l’école primaire. C’est la sortie des classes, devant l’école Jean Jaurès où les parents attendent leurs petits. Assemblée multicolore de parents et d’enfants. Les plus grands jouent au foot sur un terrain improvisé sur le gazon devant l’école, les plus petits cavalent dans la cour, ou filent vers leurs parents. Ça crie, ça joue, ça cherche maman ou papa, ça rentre à la maison ou ça reste à l’étude, toujours avec une énergie à revendre. Bien loin des questions de mémoire.

« Ça m’a fait un choc », confie Aline Cadiry, enseignante en CM1-CM2. Pour elle, l’annonce du président de la République au dîner du CRIF est un effet d’annonce, un de plus après la lettre de Guy Môquet ou les références à Jaurès et Blum. « Il a fait ça pour faire plaisir aux membres du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France, NdlR) », estime-t-elle. Alors même que l’organisation n’a jamais fait une telle demande. Pour autant, Aline ne croit pas à une bourde. « Il est très malin », assure-t-elle, estimant que c’est la manière qu’a choisie Nicolas Sarkozy de s’attaquer à l’antisémitisme dans les banlieues, phénomène qu’elle-même juge préoccupant. Les deux autres enseignants présents acquiescent en silence.

Selon Aline, l’objectif du président serait de sensibiliser les enfants le plus tôt possible, en particulier les enfants d’origine immigrée, afin de combattre une image trop répandue : celle du juif oppresseur, en montrant à quel point ce dernier a lui-même souffert et été opprimé. « On subit une transposition ici du conflit israélo-palestinien. Les petits musulmans s’identifient aux Palestiniens, à leur souffrance, et associent les juifs à l’image des Israéliens et de leur armée. »

Parmi les causes de cette dérive, Aline cite pêle-mêle le manque d’autorité, l’absence de « bain culturel » familial, l’effectif des classes, qui avec près de 30 élèves, ne permet pas de suivi assez individualisé. Mais aussi un sentiment de division de la société, entre Français « de souche » et d’origine immigrée, qu’une mesure comme celle proposée par Nicolas Sarkozy viendrait encore creuser.

Pour Céline Pain, elle aussi enseignante en CM1-CM2, il ne faut pas se focaliser exclusivement sur la Shoah, mais « trouver des angles d’attaque permettant de traiter des crimes contre l’humanité dans leur globalité ». Car, dit-elle, « il y a eu plusieurs génocides ». Et les enfants le savent. Malgré tout, d’après les instits de l’école Jean Jaurès, rares sont les enfants de CM2 qui savent précisément ce qu’est la Seconde Guerre mondiale, et ce qui s’y est passé.

Retour vers la gare du RER. Au passage, on repasse devant le monument de Shelomo Selinger et sa citation biblique, face au wagon-témoin. « Regardez et voyez s’il est une douleur comparable à ma douleur. » L’Holocauste, le plus grand crime jamais commis… contre les juifs ou contre l’humanité ? À vouloir comparer les douleurs, on risque de mettre en concurrence les mémoires. Au risque de les galvauder.

Anthony Bruno (Extramuros)

Anthony Bruno

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