BB : Cette semaine, le Sénat, à majorité à droite, a voté une série d’amendements concernant le projet de loi renforçant les principes républicains (contre le séparatisme), dont l’interdiction d’accompagnatrices qui portent le voile lors des sorties scolaires, ou l’interdiction du burkini dans les piscines. Comment analysez-vous cette obsession et ces interdictions pour les femmes musulmanes notamment celles qui portent le voile ?

Aïcha Bounaga : Il y a pour les femmes musulmanes en France un traitement particulier qui consiste à les brandir comme les victimes éternelles de la virilité des hommes arabes, des hommes musulmans, qu’ils soient de leur famille, leur mari ou que ce soit de façon plus diffuse : une domination inconsciente et qui est ainsi acceptée par des femmes que l’on présume manipulées etc.

Pour dire les choses de façon simple, elles sont à la fois suspectées d’avoir pour projet d’islamiser la France et de l’autre côté d’être soumises de n’avoir aucune capacité d’agir. La contradiction ne semble pas gêner, comme si l’on pouvait à la fois avoir un projet politique extrêmement ambitieux et en même temps ne rien choisir de sa vie.

Par ailleurs, ce projet de loi montre aussi, à travers les points microscopiques qui sont discutés, il y a une volonté de créer un imaginaire autour de cette femme musulmane qui est toujours liée à son corps. Son corps, ses capacités à le dénuder, sa façon de se vêtir, ses relations amoureuses, ses relations matrimoniales, tout cela constitue une vision des femmes extrêmement réductrice et empêchant de les appréhender comme êtres complexes potentiellement doués d’une pensée et de choix subjectifs.

Les femmes musulmanes sont victimes lorsqu’elles sont silencieuses, soldates de l’islam politique lorsqu’elles parlent.

Il est finalement de peu d’importance que les certificats de virginité et d’allergie au chlore à la piscine ne soient d’aucune importance statistique ou réelle – ce qui est admis par la parole publique, laquelle promeut des mesures avant d’appeler à la vérification de la réalité des objets qu’elle traite. L’essentiel est que tout cela participe à créer le problème qu’on va résoudre en prétendant aider celles qui ne l’ont jamais demandé.

A l’inverse, toutes les revendications réelles qu’elles pourraient avoir, aussi hétérogènes soient-elles, sont tenues pour des revendications islamistes, et qui manifestent alors la présence de cet ennemi intérieur que l’on s’acharne à repérer dans les plis de la société. Tout le paradoxe est là : les femmes musulmanes sont victimes lorsqu’elles sont silencieuses, soldates de l’islam politique lorsqu’elles parlent.

Il y a un message clair qui vise l’islam et non l’islamisme radical, puisque toutes les associations cultuelles musulmanes sont de facto visées. C’est un message d’intimidation
en réalité.

Des revendications qui ont pu être défendues par des associations considérées comme légitimes par beaucoup de musulmans, et finalement associées à l’islamisme, comme le CCIF.  Comment analysez-vous la volonté du gouvernement de museler la dénonciation de l’islamophobie ? 

Il y a un message clair qui vise l’islam et non l’islamisme radical, puisque toutes les associations cultuelles musulmanes sont de facto visées. Effectivement, c’est un message d’intimidation en réalité, comme l’a explicitement revendiqué le Ministre de l’Intérieur en disant cibler après l’assassinat de Samuel Paty un ensemble d’acteurs qu’il savait sans lien avec le crime.

C’est également le message qu’envoie l’Etat à coup de fermetures de mosquées et de perquisitions administratives, c’est un message qui intime de montrer patte blanche et, ainsi, de faire acte de loyauté – voire de soumission. Cette trame politique est ancienne ; le plus inquiétant est que, désormais, même la revendication explicite à l’intégration et à la participation à la nation – comme l’exprimait le CCIF – est tenue pour être de la duplicité.

Lorsqu’une association comme le CCIF qui ne faisait simplement que le travail que l’État devrait faire, à savoir s’assurer qu’il n’y ait pas de discriminations, une association légaliste qui ne faisait qu’appeler à la négociation et à l’application du droit lorsque celle-ci échoue, est ainsi dissoute pour des motifs aussi flous que fallacieux, c’est un message adressé à l’ensemble des musulmans par l’Etat auquel ils appartiennent pourtant de facto.

Dans une tribune publiée en février 2021, le front contre l’islamophobie dénonçait l’intrusion du gouvernement dans la vie des Musulmans (nos vies, nos coutumes, nos pratiques, notre foi sont épiées, traquées, disséquées, essentialisées, stigmatisées et infériorisées). Comment analysez-vous cette volonté de contrôle, que l’on ne voit pas avec d’autres communautés ? 

Il me semble qu’il s’agit certes d’ un message adressé aux musulmans, mais c’est aussi un message plus global à propos d’une norme. Ce qui est en creux de tous ces discours de plus en plus envahissants, c’est l’idée d’une norme dominante à partir de laquelle est repérée la déviance, et que les musulmans sont tenus pour figurer à l’excès.

Cette norme dominante est représentée comme au-delà de toute discussion et ainsi entièrement irréprochable, au moment où elle est pourtant le plus contestée. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir tous les débats sur des sujets comme les pratiques misogynes, avilissantes au sein des grandes écoles par exemple, les grands médias, la sphère politique jusqu’à la tête du ministère de l’intérieur.

On voit à quel point ce sont des problématiques extrêmement présentes dans la société, dans des sphères dominantes, qu’on ne peut pas qualifier comme gangrenées par l’islamisme ou l’islamo-gauchisme, et pourtant que l’on présente comme résolues d’un côté et non de l’autre.

Il n’est pas possible de parler de l’égalité entre hommes et femmes uniquement pour discuter de l’incapacité des personnes musulmanes à s’y conformer.

Ainsi en va-t-il de cette façon de circonscrire et de limiter la discussion sur le genre, la parentalité, le consentement, les violences éducatives à une minorité de la population. On restreint la discussion et on réduit l’amplitude de ces questionnements pourtant légitimes et indispensables à n’être qu’un argument de stigmatisation et minorisation.

Je pense par exemple à la question de la féminité et du consentement sans cesse débattues s’agissant des musulmans et musulmanes, dans un pays pourtant connu pour la défense du droit d’importuner et où un ministre accusé de viol et d’abus de pouvoir peut se défendre par un simple ‘j’ai eu une vie de jeune homme’.

Cela montre bien que ces questions travaillent l’ensemble de la société et qu’elles ne peuvent pas être étouffées par leur rabattement sur une communauté marginalisée. Il n’est pas possible de parler de l’égalité entre hommes et femmes uniquement pour discuter de l’incapacité des personnes musulmanes à s’y conformer.

En pleine pandémie, le gouvernement a réussi a imposer une séquence politique forte, celle de la lutte contre le séparatisme. Un concept flou, qui pose problème pour beaucoup de chercheurs. Comment l’analysez-vous ? 

C’est une notion qui est difficile à penser et à prendre au sérieux, en tant que sociologue ou en tant que chercheur en sciences sociales. Par principe, la société est faite de relations croisées, d’interactions, d’obligations, de liens sociaux. En pratique, ceux que l’on accuse de séparatisme continuent d’aller à l’école, d’aller au travail : ils vivent dans des espaces où l’État est tout à fait présent et où les institutions de l’État sont tout à fait opérantes.

Le mot séparatisme implique ainsi une reconquête territoriale qui ne date pas de ces derniers mois.

Donc cette notion ne peut pas être prise au sérieux d’un point de vue sociologique. Par contre, l’usage du terme semble davantage révélateur d’une panique morale de la part des élites politiques et des champs de production de ce discours, quant à des personnes et des communautés construites comme des classes dangereuses qu’il s’agit de remettre au pas.

En fait le mot séparatisme, c’est d’abord une notion martiale, si l’on considère son origine puisqu’il désigne a priori des parties d’un pays ou des personnes qui revendiquent de faire sécession du reste de l’État. Le mot séparatisme implique ainsi une reconquête territoriale qui ne date pas de ces derniers mois, mais elle s’est largement imposée dans le débat public avec ces discussions sur ce projet de loi.

Dans le discours sur le séparatisme Emmanuel Macron aux Mureaux en octobre 2020 utilisait le terme de “reconquête républicaine”, déjà utilisé par Gérard Collomb en 2015, pour le dispositif des Quartiers de Reconquête Républicaine. Comment expliquer ce vocabulaire guerrier systématique pour les musulmans, notamment des quartiers populaires ?   

Cette reconquête est issue d’une longue histoire de la construction des quartiers populaires comme étant des territoires perdus, des zones de non-droit pour la République. C’est aussi l’histoire coloniale concernant la mise sous contrôle de territoires qui sont perçus comme étant libres et au-delà de tout gestion politique et administrative.

Ce que ça introduit de nouveau, sans doute, c’est le fait que le séparatisme n’est plus territorialisé, en tout cas telle que cette notion est présentée. Au contraire, il se serait infiltré partout. C’est tout la contradiction qu’il y a dans ce mot. C’est un séparatisme qui est partout qui gangrène la société, dans toutes ses sphères etc.

Cela  illustre de façon limpide et éloquente cette volonté de scinder ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous pour pouvoir mieux identifier l’ennemi en réalité.

Il y a un vrai antagonisme dans le terme, qui est censé qualifier en fait un état de fait, est en réalité employé par ceux qui l’utilisent de façon performative, c’est-à-dire qu’ils semblent appeler de leur voeux une séparation, qu’on puisse y voir plus clair, et distinguer qui est qui. Qu’on puisse facilement séparer le bon grain de l’ivraie !

C’est très clair et c’est dit de façon explicite, notamment par le président de la République lors de sa rencontre en novembre dernier avec le CFCM, il dit : « il y a aura ceux qui signeront (la charte) et ceux qui ne signeront pas. On en tirera les enseignements ». Autrement dit, vous êtes avec la République ou vous n’êtes pas avec la République. Cela  illustre de façon limpide et éloquente cette volonté de scinder ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous pour pouvoir mieux identifier l’ennemi en réalité.

Cette charte des imams qui ne renouvelle aucun fondement juridique, demande aux signataires de confirmer que les “convictions religieuses ni toute autre raison ne sauraient supplanter les principes qui fondent le droit et la Constitution de la République’. Comment expliquez-vous  cette mise en concurrence entre la République et la religion musulmane ? 

Il faut s’interroger sur ce qu’est la République dans cette formulation du débat. Si on entend la République comme l’institution de l’État Français, cinquième puissance du monde qui a l’arme nucléaire : alors non il n’y a aucune concurrence, l’État français est extrêmement fort et n’a jamais été menacé.

Les personnes qui soutiennent cette idée que la République est menacée, concurrencée par l’islam surjouent tout à fait la peur, la menace, l’insécurité. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui vont criminaliser ce qu’ils appellent une pensée victimaire de la part de minorités qui sont effectivement victimisées.

On comprend quand on entend « la République est partout chez elle » qu’il s’agit d’une volonté de réaffirmation, de contrôle.

En fait ces personnes, dont le président de la République, vont décrire la République comme étant désarmée, impuissante. Si on regarde l’exposé des motifs du projet de loi, la République est tenue pour vacillante face à des forces insidieuses qui sont en train d’agir en secret, avec un imaginaire complotiste assumé. Mais si l’on regarde les choses en face, il faut revenir sur terre, il n’y a absolument pas de concurrence, de menace, ou de tentative de déstabilisation de quelque ordre que ce soit.

Cependant, quand on analyse les usages qui sont faits de ces termes de République, de reconquête républicaine, on comprend que ça cache un rappel à l’ordre en réalité. On comprend quand on entend « la République est partout chez elle » qu’il s’agit d’une volonté de réaffirmation, de contrôle.

Quand on essaie d’analyser l’usage de ce terme dans ce débat en particulier, on comprend que ce n’est pas un ensemble de valeurs diffuses que sont la fraternité, la liberté ou l’égalité, c’est un outil de domination, d’imposition de pratiques de subjectivation. Quand on parle de valeurs républicaines, on ne parle plus du régime des institutions ou d’un contrat social, on parle d’une manière de vivre qui est exclusive et qui refuse de se laisser questionner.

Propos recueillis par Jalal Kahlioui

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