[TRIBUNE] Raphaël Kempf est un des avocats d’Émile. En juin 2016, ce dernier s’est vu interdit de séjour dans certains arrondissements de Paris l’empêchant de manifester contre la Loi Travail. Une décision prise dans le cadre de l’état d’urgence contraire à la liberté d’opinion garantie par la constitution selon Raphaël Kempf qui a saisi le Conseil Constitutionnel. La décision est attendue le 9 juin. Pour l’avocat du barreau de Paris, la loi sur l’état d’urgence est avant tout une loi d’humiliation et de répression. 

La France est soumise à l’état d’urgence depuis un an et demi et tout laisse à penser que la banalisation de ce régime d’exception n’inquiète plus. Tranquillement, les citoyens s’habituent à ce que le pouvoir rogne leurs libertés au nom d’une sécurité illusoire. L’état d’urgence, inefficace pour lutter contre le terrorisme, coûteux en temps et en énergie pour les forces de l’ordre, ne remplit même plus sa fonction d’affichage. Qui peut décemment croire aujourd’hui que cette loi rassure la population ? Les seuls résultats effectivement obtenus par l’état d’urgence ont pour noms : humiliation et répression.

Humiliation de ceux qui ont subi des perquisitions administratives. Ainsi, faut-il rappeler que le préfet peut en effet décider de perquisitionner chez ceux qu’il pense être une menace pour la sécurité, sans devoir se justifier auprès de quiconque et ce hors de toute procédure judiciaire ? Quant au ministre de l’intérieur, il a le pouvoir d’assigner à résidence des personnes au nom de leur dangerosité supposée. Elles n’ont, dès lors, plus le droit de quitter leur commune de résidence et doivent pointer trois fois par jour au commissariat ou à la gendarmerie. C’est une privation de liberté qui chamboule des existences et qui est vécue par les intéressés comme une lettre de cachet.

Le détournement de cette loi d’exception pour réprimer des manifestations est une insulte à la mémoire des victimes des attentats

Répression de ceux qui s’opposent au pouvoir, comme le rappelle le rapport d’Amnesty International sur le droit de manifester. Dès les premières semaines de l’état d’urgence, en novembre et en décembre 2015, des manifestations ont été interdites au nom de cette loi, des militants pour le climat ont été perquisitionnés, des écologistes ont été assignés à résidence. Le détournement par le gouvernement de cette loi d’exception pour réprimer des manifestations d’opinion n’ayant rien à voir avec le terrorisme est une insulte à la mémoire des victimes des attentats.

Nul ne l’ignore : l’état d’urgence a été déclaré dans l’émotion, quelques heures après les attaques terroristes de novembre 2015. Impossible alors, dans ces conditions, de s’opposer fermement au retour de ce régime d’exception. C’était pourtant à cet instant que notre conscience et celle de nos représentants auraient dû s’alarmer et nous avertir. Car en effet, cette loi ne permet pas de lutter contre le terrorisme. Les chiffres du dernier rapport du contrôle parlementaire de l’état d’urgence, rendu public le 6 décembre 2016, le démontrent amplement : depuis le 1er décembre 2015, sur plus de 4 000 perquisitions administratives, le parquet de Paris n’a ouvert que 20 enquêtes pour association de malfaiteurs en matière terroriste, enquêtes dont on ignore les suites.

Stigmatisation injustifiée et atteinte à la cohésion nationale

Ce bilan désastreux s’explique par la nature même de l’état d’urgence. Ce régime d’exception renverse les principes fondamentaux de notre droit et permet à l’administration, sans contrôle préalable, de prendre à l’égard des citoyens des mesures de contrainte parce qu’elle pense qu’ils pourraient être dangereux. C’est en effet sur la base de notes blanches des services de renseignement que sont prises ces mesures. « Blanches » parce qu’elles ne sont ni signées ni datées, et ne portent pas même d’en-tête. On ne sait pas sur quoi elles se fondent.

Le 26 mai 2016, le Défenseur des droits s’était d’ailleurs inquiété que les perquisitions administratives puissent faire suite à des dénonciations. Il craignait alors l’apparition d’un « cercle vicieux de suspicion qui pourrait, s’il n’y est pris garde, compromettre la cohésion sociale de notre pays de façon profonde, et aggraverait un risque durable de stigmatisation injustifiée d’une partie de la communauté nationale ».

1793, 1955 : l’histoire aurait dû nous alerter

L’état d’urgence est notre loi des suspects. L’histoire aurait pourtant dû nous alerter, rappelant de sinistres précédents. Pendant la Terreur, en 1793, le « décret relatif aux gens suspects » permettait de mettre en état d’arrestation ceux qui, par leur conduite, leurs relations, propos ou écrits, se sont montrés opposés au gouvernement. Etaient alors visés non pas des comportements, mais des pensées ou des opinions.

L’état d’urgence fonctionne selon la même logique et donne libre cours à l’arbitraire policier. Déjà en 1955, ce danger avait été perçu par les députés qui s’opposaient à cette loi coloniale adoptée pour réprimer les indépendantistes algériens. Ils avaient vécu la guerre et le régime de Vichy et savaient ce que le mot arbitraire voulait dire.

Le 30 mars 1955, le député socialiste Francis Vals rappelait clairement : « Nous sommes nombreux dans cette Assemblée à avoir connu personnellement, avant 1939 et de 1940 à 1944, les méfaits des rapports policiers. Ils nous ont valu des souffrances telles que nous ne voudrions pas les voir se renouveler dans les années à venir même pour vous, messieurs de la majorité, qui vous préparez à voter cette loi d’exception ».

Une année et demi de pratique révèle la déférence des juges à l’égard des renseignements policiers 

C’est sur la base de tels « rapports policiers » que des avocats ont été enfermés dans des camps en Algérie en 1957. On avait en effet trouvé chez un Algérien des listes d’avocats s’engageant à défendre des militants indépendantistes. Après presque deux années d’enfermement, ils ont été libérés et la justice administrative a jugé qu’il s’agissait d’une détention illégale. L’exemple a de quoi inquiéter ceux qui ont décidé de faire de la défense leur métier.

Mais il montre en outre que, dans ce cas comme pour l’état d’urgence, le juge arrive toujours trop tard. On l’a dit mais c’est essentiel : il n’y a pas de contrôle judiciaire préalable des mesures de l’état d’urgence. Ce n’est qu’une fois la perquisition effectuée ou l’assignation à résidence imposée que le juge en vérifiera la légalité. Et une année et demi de pratique révèle la déférence des juges à l’égard des renseignements policiers lesquels, pourtant non démontrés, sont rarement remis en cause.

A nous de ne pas ignorer nos libertés, pour que le pouvoir ne les méprise pas

Quant aux interdictions de manifester elles sont désormais notifiées aux intéressés la veille ou quelques heures avant le début de la manifestation, les empêchant de saisir le tribunal dans les temps. Ces interdictions de manifester condensent tout l’arbitraire et toute l’absurdité que recèle l’état d’urgence, saison 2015-2017. Elles mobilisent des ressources considérables car il faut les rédiger puis les notifier, ce qui n’est pas une mince affaire. Elles visent des personnes qui sont souvent de simples militants et qui n’ont strictement rien à voir avec le terrorisme. Et surtout, de l’aveu même du pouvoir, on ne sait pas si elles servent à quelque chose. Amnesty International indique dans son rapport que « les représentants du ministère de l’intérieur et de la préfecture de police de Paris ont été dans l’incapacité de fournir une évaluation de l’efficacité de ces mesures en termes de maintien de l’ordre dans les rassemblements publics ».

Ce que cet aveu donne à voir, c’est la bêtise de ceux qui font profession de nous protéger. Plutôt que d’en rire, rappelons-leur sans cesse ces mots de la Déclaration de 1789 : « L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». A nous de ne pas les ignorer, pour que le pouvoir ne les méprise pas.

Raphaël KEMPF, avocat au Barreau de Paris

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