Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… Non, je ne fais pas référence à “La Bohème” d’Aznavour, mais au passage de la Loi SRU, dont on a tout juste fêté le 20e anniversaire. Votée en 2000, renforcée en 2013, et avec une durée de vie qui s’étend précisément jusqu’en 2025, c’est l’une des politiques de logement les plus contraignantes et ambitieuses de notre histoire, pour faire en sorte que toutes les communes jouent un rôle dans l’effort national de construction de logement social.

Évoquer la loi SRU, certes vieille de vingt ans, c’est d’autant plus d’actualité ce mois-ci, puisque la direction future qu’elle va prendre, est en partie dictée par l’examen actuel du projet de loi “3DS » – pour différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification.

Derrière les discussions complexes autour des relations entre État et collectivités, l’avenir du logement social

Ce projet de loi fait suite au grand débat national lancé par le président Emmanuel Macron au lendemain des mobilisations de “gilets jaunes” en 2019. Le président de la République avait alors promis “un nouvel acte de décentralisation” et voulait redéfinir les grands traits de la gouvernance locale. La “3DS”, débattue et discutée depuis des mois, compte désormais 205 articles, alors que le texte original n’en comprenait que 84.

Bonjour simplicité. Alors certes, les sénateurs y approuveraient la prolongation de la loi SRU, en faisant disparaître la date butoir de 2025, et voteraient la création d’un “contrat de mixité sociale” entre le préfet, le maire et le président de l’intercommunalité, dans lequel pourra être adapté le rythme de rattrapage du déficit.

Mais au-delà de quelques points positifs inclus dans ce projet de loi, certains articles posent vraiment problème, et plusieurs acteurs du logement social se mobilisent pour alerter sur les dangers de remettre en cause les fondements-même de la loi SRU. En effet, cette réforme “3DS” entend, entre autres articles, assurer l’assouplissement de la SRU.

La loi SRU : pierre angulaire du logement social en France depuis deux décennies

Avant d’aborder cette réforme en cours de discussion, revenons sur les fondamentaux de la SRU. Elle a transformé le paysage des politiques publiques destinées à favoriser la production de logement social en France, depuis le tournant des années 2000. Elle fixe des contraintes quantitatives, avec un nombre minimal par commune de logements sociaux à financer ou à mettre en service sur la période triennale, en vue d’atteindre le taux légal applicable à l’échéance de 2025.

Elle fixe aussi des contraintes qualitatives, puisqu’on compte trois principales catégories de financement du logement social pris en compte par la loi SRU. Mon premier, le PLS, destiné essentiellement aux classes moyennes, voire moyennes-supérieures. Mon second, le PLUS, destiné essentiellement aux catégories moyennes et populaires. Et mon troisième, le PLAI, destiné essentiellement aux ménages en situation de précarité.

Ces mêmes quotas de logements sociaux par commune, financés sur la période triennale, doivent donc respecter une répartition équilibrée entre les différentes typologies : un minimum de 30 % de logements très sociaux (PLAI), contre un maximum de 30 % – voire 20 % pour certaines communes – de logements sociaux PLS destinés aux ménages dont les plafonds de ressources excèdent le logement social classique (PLUS), mais qui ne parviennent pas à se loger dans le parc privé.

Des avancées en matière de construction grâce à la loi SRU

Le bilan de cette loi est plus que positif, et la production de logement social a pu croître grâce à la loi SRU, en passant de 4,1 millions de logements à presque 5 millions depuis le début des années 2000. Certes, les logiques de construction n’ont pas été constantes. On a enregistré des pics de construction forte sur cette longue période, comme entre 2014 et 2016, avec presque 190 000 nouveaux logements.

Mais on a aussi enregistré des périodes de creux, comme au lendemain de la récession économique globale de 2008, ou depuis le début de la pandémie, au premier trimestre de l’année 2020, et surtout au lendemain des municipales de juin 2020.

À lire : 20 ans de loi SRU : l’échec de la mixité sociale.

La Fondation Abbé-Pierre, qui publie régulièrement des bilans de la loi, rappelait dans son palmarès de la dernière période triennale (2017-2019) que les objectifs quantitatifs de 200 000 logements sociaux à produire sur cette période avaient été atteints à hauteur de 116 %. La production HLM dans les communes concernées par la loi SRU a donc augmenté de 21 % entre les deux périodes.

Des mentions spéciales sont attribuées à des communes aux marchés tendus mais championnes de la loi. Par exemple, l’équipe municipale de la ville de Paris, qui encourage l’application de la SRU même dans les arrondissements les plus riches de la capitale, est présentée comme un modèle à suivre. Sur la période triennale, Paris a réussi à passer de 14 à 22 % de logements sociaux alors que ce qui la caractérise, c’est avant tout une situation de rareté foncière maximale.

Un bilan contrasté malgré tout

À l’échelle nationale, la production de logement social reste concentrée. Une note de l’Institut Paris-Région souligne que parmi les 650 communes qui ont accueilli des logements sociaux entre 2001 et 2018, seules 50 d’entre elles ont produit en moyenne plus de 100 logements par an. En région parisienne par exemple, la construction est avant tout portée par Paris et sept communes de petite couronne (Saint-Denis, Montreuil, Villejuif, Boulogne-Billancourt, Ivry-sur-Seine et Bagneux) et deux de grande couronne (Palaiseau et Cergy). Un autre chiffre marquant rappelle que près de 70 % des logements sociaux produits sur les vingt dernières années l’ont été dans des communes concentrant les quartiers prioritaires de la politique de la ville.

Le fait que ces efforts soient avant tout assurés par une poignée de territoires “champions” de la construction ne poserait pas problème si leurs efforts ne s’inscrivaient pas dans un contexte national si contrasté, avec des écarts très importants entre les bons élèves et les « multirécidivistes de la carence”.

Certains mauvais élèves se contentent juste de bidouiller les règles, en jouant sur le nombre de pièces, la superficie des logements proposés, leur emplacement dans la ville, l’octroi de ces logements à des catégories de locataires telles que les étudiants, les seniors ou l’armée, ce qui ne répond pas assez bien aux objectifs de mixité sociale pérenne inscrits au fondement de la loi SRU. D’autres, les communes récalcitrantes, préfèrent carrément payer, d’année en année, des amendes parfois très salées, plutôt que de construire du logement social chez elles.

Payer plutôt que de construire : l’impuissance du texte

Dans ma recherche, j’évalue l’impact de l’Article 55, amende créée pour renforcer l’impact de la Loi SRU sur le rééquilibrage de la construction du logement social pour les communes qui ne respectent pas les quotas fixés, ces communes récalcitrantes. Je développe des modèles économétriques qui me permettent de mesurer les évolutions des stocks de logements sociaux avant et après le passage de la loi.

Mon premier objectif avec cette étude, c’est de commencer à contredire les sceptiques qui remettent en cause des programmes comme la Loi SRU. Mon second objectif, à long terme, c’est de continuer à produire des conclusions utiles pour les décideurs, urbanistes, et organismes associatifs désireux de renforcer et de mieux réformer le modèle de la Loi SRU à l’avenir.

La sanction seule ne peut pas faire fléchir les convictions politiques de certains élus de communes.

La principale leçon, c’est que l’encadrement fort de l’État, couplé à des ressources offertes aux acteurs publics locaux qui œuvrent à la construction de plus de logement social à l’échelle municipale, joue un rôle crucial. Mais au-delà de ça, ce que des analyses plus fines soulignent, et de nouveau je ne suis pas la seule à le penser, c’est que la SRU n’est pas encore complètement au point en matière de réduction des logiques de concentration de la pauvreté et de ségrégation résidentielle. Et c’est parce que l’encadrement par l’État seul ne suffit pas, ce qui oriente les résultats, c’est la disposition des acteurs publics en charge de la politique de logement à l’échelon local en faveur d’une plus grande mixité sociale.

Le succès de la loi SRU s’explique par la mobilisation des acteurs locaux, notamment au niveau des mairies.

En d’autres termes, les sanctions de l’Article 55 ne font pas tout. Cela ne suffit pas, il ne faut pas occulter l’importance de ce que j’appelle les “idéologies foncières” locales. La sanction seule ne peut pas faire fléchir les convictions politiques de certains élus de communes qui sont contre l’accueil de foyers éligibles pour du logement social vus comme des indésirables.

Ces élus sont en général contre le logement social, contre les logiques de redistribution socio-économique, et font rimer logement social et paupérisation de leur commune. Mon analyse statistique fait ainsi écho à ce que souligne Grégoire Fauconnier dans son livre paru en 2020 : le succès de la loi SRU s’explique par la mobilisation des acteurs locaux, notamment au niveau des mairies, qui mettent en place des politiques permettant la construction de logements sociaux malgré la réticence de leurs riverains, proposent des soutiens financiers aux bailleurs sociaux et savent mobiliser leur foncier en faveur d’une plus grande mixité sociale.

Le danger pour la mixité sociale et la construction de logements sociaux représentée par la 3DS

Or, le projet de loi 3DS entend revenir sur certains des piliers du modèle SRU dès le mois prochain. Alors qu’on ne peut pas affirmer avec certitude que les objectifs fixés en matière de construction de logement social d’ici 2025 vont être atteints, plusieurs sénateurs entendent par exemple interdire la construction de logements très sociaux dans les communes totalisant plus de 40 % de logements sociaux, sans toutefois proposer de contrainte satisfaisante pour forcer les communes récalcitrantes à construire plus.

Il faut absolument éviter la dérive proposée par la 3DS, qui suggère de fixer un taux plafond de logement social dans les communes qui construisent le plus de logement social. C’est vrai qu’une grande constante sur les vingt dernières années a été de construire plus de logements sociaux là où il y en a déjà beaucoup.

Le danger de la 3DS, c’est qu’elle fixe des plafonds chez les communes qui font plus que leur part du travail, sans mieux contraindre les communes récalcitrantes.

Le problème, c’est que si on plafonne en Seine-Saint-Denis où les taux dépassent systématiquement les 40 % de logements sociaux, mais qu’on ne contraint pas mieux des communes comme Neuilly-sur-Seine ou Saint-Maur-des-Fossés à construire plus, on va in fine tout simplement construire moins partout, ce qui ne règle pas du tout le problème, bien au contraire.

L’avenir de la la Loi SRU, c’est de continuer à parler rééquilibrage territorial. Le danger de la 3DS, c’est qu’elle fixe des plafonds chez les communes qui font plus que leur part du travail, sans mieux contraindre les communes récalcitrantes, certaines de véritables déserts en matière de logement social, à aussi faire leur part du travail.

Pour les porte-paroles de l’Union Sociale pour l’Habitat, alors que la France compte actuellement plus de deux millions de familles en attente d’un logement social – dont 75 % tombent dans la catégorie des foyers PLAI les plus précaires – le maintien de rythmes de construction dans des communes qui comptent déjà beaucoup de logement social est indispensable, et surtout très loin d’être antinomique avec la notion de mixité sociale.

Tout le monde doit rester mobilisé au vu des multiples débats qui ont lieu alors qu’on fait le point sur le projet de loi 3DS, et à la veille d’une élection présidentielle qui aura comme toile de fond la question sociale et la crise économique.

Lors du 81e Congrès HLM de septembre, le Premier Ministre Jean Castex annonçait des mesures phares pour relancer la construction. Celles-ci comptaient par exemple la signature de 250 000 agréments avec l’Union Sociale pour l’Habitat en 2021 et 2022. Elles comptaient également la compensation par l’État de l’exonération de TFPB (taxe foncière sur le bâti) pendant 10 ans pour les logements sociaux agréés en 2021 et jusqu’à mi-2026, pour inciter les maires à délivrer plus de permis de construire, avec clause de revoyure à mi-parcours pour s’assurer que la mesure permette bien de relancer localement la construction de logements sociaux.

Enfin, ces mesures incluaient aussi un nouveau cadre de contractualisation entre préfets et communes caractérisées par des marchés tendus, contrats déjà soutenus par l’État à hauteur de 175 M€, prévus dans le plan de relance. L’idée serait de renouveler cette aide pour mieux encourager les maires bâtisseurs à construire du logement social.

Ces efforts doivent se poursuivre, et tout le monde doit rester mobilisé au vu des multiples débats qui ont lieu alors qu’on fait le point sur le projet de loi 3DS, et à la veille d’une élection présidentielle qui aura comme toile de fond la question sociale et la crise économique que traverse la France.

Plus que tout, alors qu’on se rapproche de l’échéance de 2025 pour la loi SRU qui a changé en profondeur la manière dont on pense la construction de logement social, le courage politique des élus doit peser plus. Il s’agit de renforcer les contraintes, pas de céder face aux caprices de villes qui refusent toujours d’accueillir chez elles des foyers qui n’ont rien de répulsif.

Magda Maaoui

Magda Maaoui est docteure en urbanisme de l’université de Columbia, et ATER à l’Université Cergy-Paris. Sa recherche porte sur la circulation de modèles d’urbanisme et de zonage, l’impact des politiques de logement sur la ségrégation socio-spatiale et la gentrification, ainsi que le rôle des acteurs de l’urbanisme, publics et privés, dans la production de grands projets immobiliers dans les quartiers populaires de grandes métropoles, principalement à Paris et New York. Elle a jusqu’ici présenté ses travaux de recherche dans différentes revues scientifiques, ainsi que des médias comme Le Monde, Le Bondy Blog, ou la chaîne de radio France Culture. 

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