Si la « ville », comme cela en prend le chemin, devient le thème central de la politique française, alors Manuel Valls a de grandes chances d’occuper un poste de premier plan au Parti socialiste. Mais ça, c’est son affaire et celle des socialistes. Le député-maire d’Evry (Essonne), qui a reçu mardi le Bondy Blog dans son bureau de l’Assemblée nationale, a en matière de politique urbaine un discours à la fois novateur et briseur de tabous. Les banlieues, les quartiers populaires, dit-il, sont le cœur du pays, son avenir. Leur développement est primordial. Manuel Valls ne tait rien, ni la ghettoïsation, ni le communautarisme, ni le fait que les Blancs ont déserté les « quartiers ». Tout est à faire et à refaire. Dans un autre esprit, avec une autre logique. A propos des rapports entre les Etats français et algérien, il estime qu’une approche « lucide » du passé colonial, comportant des excuses, rendra à la France sa liberté de parole. Enfin, annonce-t-il, sa liste au municipales de mars prochain comprendra plus de dix candidats de la diversité en position éligible.

Le président de la République, en visite officielle en Algérie, a dénoncé lundi le système colonial, mais il n’a pas prononcé d’excuses, ce qu’attend semble-t-il le peuple algérien. Etes-vous favorable à des excuses de la France ?

Soyons lucides. Le pouvoir algérien, depuis de nombreuses années, joue avec beaucoup d’ambiguïté sur ce rapport avec la France. Ça a été un des éléments de la politique du FLN et le président Bouteflika appartient à cette génération. Par ailleurs, il y a en France chez un certain nombre de nos concitoyens des blessures qui existent encore, parmi l’immigration, chez les harkis, au sein des pieds-noirs. Je crois cependant que la France s’honorerait à reconnaître ses responsabilités envers l’Algérie, au fond, à tourner la page. Ce qui serait la meilleure manière de couper l’herbe sous le pied au pouvoir algérien quand il utilise à des fins intérieures cette question et de lui signifier la désapprobation la plus totale de la France des propos abjects, antisémites, tenus par le ministre algérien des anciens combattants.

La France doit-elle s’excuser ?

Ce regard lucide, cette repentance, des excuses, quel que soit le mot, sont nécessaires pour fermer les blessures. Le rapport entre l’Algérie et la France a été marquée d’une très grande violence. Ce qui s’est passé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à Sétif, puis la guerre d’Algérie elle-même pèsent lourdement. C’est la raison pour laquelle il faudrait tourner cette page, et pour la tourner, il y a évidemment, sans aucun doute, ces excuses à porter. Regardez les gestes qui ont été faits pour la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, souvenons-nous du discours de Jacques Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs. Je ne souhaite pas ici comparer les douleurs. Mais si nous voulons créer pour l’avenir les conditions d’un vivre-ensemble et bâtir une mémoire collective qui appartienne à tous, il faut ces gestes envers l’Algérie, qui restent à faire.

Que vous êtes-vous dit en voyant à la télévision les violences de Villiers-le-Bel ?

Malheureusement, j’ai toujours été convaincu que nous revivrions d’une manière ou d’une autre les événements que nous avons connus en 2005. Les raisons fondamentales qui ont provoqué l’explosion des banlieues, ou des quartiers populaires, il y a deux ans, sont toujours là. Ce que Claude Dillain, le maire de Clichy-sous-Bois, avait appelé la poudrière, est toujours présent. Il suffit d’une étincelle, d’un drame, et ce fut le cas à nouveau, pour que le feu reparte.

Quelles sont ces raisons fondamentales ?

C’est, depuis 30 ou 35 ans, la constitution progressive d’une ségrégation territoriale, sociale, ethnique qui mine le pacte républicain, sur fond de pauvreté, de chômage, de désespoir. De « no future », on aurait dit il y a quelques années. Tout cela n’excuse en rien les exactions commises, celles-ci étant le fait d’une petite minorité des populations touchées par cette précarité de longue durée. C’est sur cette violence sociale que se développe la violence physique.

Certains, à l’intérieur des grands partis, affirment que l’immigration non intégrée est une cause de ce malaise généralisé, d’autres disent que l’immigration n’y est pour rien, que tout est social. Où vous situez-vous ?

Il y a des causes profondes et différentes qui renvoient à la fois à des problématiques sociales et à des problématiques relevant de ce qu’on pourrait appeler le « vivre ensemble », le sentiment d’appartenance. Pas seulement à un pays, mais plus simplement à une communauté nationale. Il y a un échec de notre modèle d’intégration, c’est incontestable. De même que notre ascenseur social est en panne, comme chacun sait. Les enfants des quartiers populaires sont français. Ils sont nés pour la plupart sur le sol français. Ils ont un rapport plus ou moins lointain à la culture de leurs parents ou au pays d’origine.

Certes, le postulat républicain fait que ces enfants sont français. Mais il apparaît à beaucoup, à une partie d’entre eux d’abord et à ceux qui observent la situation, que, bien qu’enfants de troisième ou quatrième génération, ils sont comme condamnés à faire éternellement partie de la première génération d’immigrés.

Oui. Rappelez-vous, on a dit d’eux, après les émeutes de 2005, qu’ils n’aimaient pas la France. Je crois qu’on ne leur a pas appris à aimer la France. Et puis, dans des quartiers où il n’y a pas d’autres horizons que celui du chômage et de la violence, où le racisme existe, être français, c’est-à-dire être à même, en principe, de mener une vie sans avoir à souffrir de discriminations, n’est pas chose facile. Nous avons en France un grave problème de construction sociale des individus. Nous critiquons, parfois à juste titre, le modèle britannique, où se sont des développés des territoires ethniquement homogènes. Mais en Grande-Bretagne, malgré des quartiers de misère, malgré ce communautarisme, les premières générations d’immigrés et a fortiori leurs descendants ont quand même la possibilité de monter dans l’ascenseur social. On trouve ainsi des parlementaires, des intellectuels, des écrivains, des chefs d’entreprise, hommes et femmes, d’origines diverses, en particulier indienne et pakistanaise.

Alors qu’en France ?

Alors qu’en France, nous combinons l’échec du modèle républicain d’assimilation et son contraire, le communautarisme. Car le communautarisme est, chez nous, la réponse qu’ont trouvée des quartiers populaires à la crise qu’ils connaissent. Cela donne lieu à une culture de la banlieue, parfois très novatrice et imaginative, mais une partie de cette culture est très fermée sur elle-même.

Un Plan banlieues doit être dévoilé le 22 janvier prochain. Quel regard portez-vous sur ses aspects de marketing politique ?

En termes de marketing politique, je trouve qu’on fait du neuf avec du vieux. Comme maire, parce que je suis un élu républicain et que je considère qu’il est important de participer au débat, j’ai pris part à des rencontres locales pour préparer ce plan. Cela dit, on n’a pas besoin d’un énième plan banlieues. Ce dont on a besoin c’est d’une mobilisation, pas d’un ministre, mais de toute la société, pour sortir du pétrin l’ensemble des quartiers populaires de France.

Autour de quelles priorités ?

Autour de l’habitat et de la construction de logements, à envisager avec une réforme de la fiscalité des communes, sans doute la question la plus prégnante du moment ; l’autre priorité étant la lutte contre l’échec scolaire. Il faut, en ZEP, des classes ne comptant pas plus de 20 élèves et en face des professeurs bien mieux payés et plus expérimentés.

Auparavant, dans les quartiers populaires, la mixité entre Blancs, Arabes et Noirs, pour ne citer que ces populations, était rendue possible par l’exode rural et une immigration européenne, qui se mêlait à l’immigration nord-africaine et subsaharienne. Aujourd’hui, avez-vous, dans votre ville, des Blancs parmi les nouveaux arrivants ?

Cela fait partie des débats qui méritent d’être traités sans tabous. Le mot mixité ne veut plus rien dire. Les couches moyennes blanches, pour prendre votre vocable, ont depuis longtemps quitté ces quartiers, sauf quand il y a un attachement personnel, une forme de combat presque philosophique, souvent, aussi, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement que de rester dans ces quartiers, ce qui a expliqué longtemps le vote Front national. Dans les quartiers aujourd’hui, la plupart des associations sont tournées vers les populations issues de l’immigration. Nous avons un tissu social relativement faible, comparé à ce qu’il était du temps où le Parti communiste était fortement implanté. Comme ces quartiers populaires ont été très stigmatisés, rendant leur image parfois désastreuse, et comme l’un des critères des parents pour s’installer dans un endroit plutôt qu’un autre c’est l’école pour leurs enfants, et comme dans nos quartiers les écoles comptent parfois jusqu’à 80% d’élèves issus de l’immigration, les familles blanches ont beaucoup de mal à s’y installer.

Mais la classe moyenne n’est pas que blanche, elle est aussi, maintenant, noire et arabe.

Oui, il y a aussi une classe moyenne issue de l’immigration. Et qui fuit également ces quartiers populaires où elle ne veut plus vivre, pour s’installer en pavillon ou dans des quartiers d’un meilleur standing. C’est ce qu’on appelle le parcours résidentiel. Et à Evry, cela marche plutôt pas mal. Ce parcours fait partie de l’ascenseur social. Restent dans les quartiers, les populations les plus pauvres, les plus misérables du point de vue social, les populations cassées, brisées par les guerres, comme celle du Congo. Arrivent maintenant des populations qui ne sont pas de culture francophone, kurde, pakistanaise, chinoise. Les problématiques d’intégration n’en sont que plus compliquées.

Vous donnez l’impression, sur la question du Plan banlieues, de ne pas avoir encore craché le morceau, si vous permettez l’expression. Ne faudrait-il pas instaurer en France un état d’urgence permanent – bien évidemment pas policier mais intégrateur – de façon à faire prendre conscience que la crise des banlieues exige des efforts humains et financiers, comparables à ceux qui ont été consentis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ?

Un état d’urgence politique, urbain, social, oui ! Massif ! Enorme ! On devrait aller plus loin dans tous les domaines. Il faudrait construire de nouvelles villes, parfois en partant des villes existantes, avec de vrais centre-ville. Sinon on ne fait que « développer » le processus de ghettoïsation. On arrange, on répare, on met du sparadrap, mais on ne change pas la logique. Dans d’autres pays, architectes, urbanistes, sociologues, politiques, enseignants réfléchissent ensemble sur ces questions. Mais je vois qu’on n’a pas totalement tiré les leçons de 2005. Passé l’actualité, les réalités sont de nouveau cachées. Ça veut dire qu’un plan d’urgence permanent serait indispensable. L’avenir du pays, son développement, son modèle se jouent dans les quartiers populaires. Il ne faudrait pas traiter ces quartiers comme des banlieues mais comme un centre, car c’est notre cœur qui est touché.

Les Français qui n’habitent pas ces quartiers vont-ils suivre ?

Comment voulez-vous que les Français n’aient pas le sentiment, après les événements de Villiers-le-Bel, que tout se répète et mal, que tous les efforts, en matière de rénovation urbaine notamment, ne servent à rien, qu’on voit toujours les mêmes images, les jeunes avec les capuches, les morts, les pompiers, les CRS, le président de la République, une ministre de la ville ?

Vous briguez un second mandat de maire aux élections municipales de mars prochain. Votre liste sera-t-elle aux couleurs multiples de votre ville, Evry ?

Honnêtement, j’ai moins de mal que d’autres à composer une liste représentative de la diversité française. Parce que, à Evry, la question de la diversité est pratiquement derrière nous. C’est un fait naturel, chez nous. Il y aura sur ma liste des militants politico-associatifs représentatifs de cette diversité, qui ont déjà une expérience de la gestion d’une commune ou qui vont l’avoir, car ils seront élus. Sur la liste que je vais conduire, figurera en position éligible, et même si j’ n’aime pas faire du chiffre, plus d’une dizaine de candidats issus de cette diversité.

Arabe et noire ?

Exactement, et si on veut aller plus loin, indienne et chinoise. Ma deuxième de liste sera une jeune femme présidente d’association, Awa Sissoko Keita.

Propos recueillis par Antoine Menusier

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