Caroline Fourest nous a reçu pour la sortie de sa biographie de Marine Le Pen*, coécrite avec Fiammetta Venner. Un portrait nuancé qui évite le piège de la diabolisation pour mieux pointer du doigt les dangers de l’idéologie défendue par le Front national. Un livre militant, aussi, dans lequel la journaliste refuse de laisser à l’extrême droite le monopole des questions qui fâchent. INTERVIEW.

Sur le plan du discours, du moins, Marine Le Pen semble avoir fait évoluer les positions du Front national. Faut-il nier ces évolutions ? Peut-on résister au FN de Marine Le Pen comme auparavant à celui de Jean-Marie Le Pen ?

Non, on ne peut pas résister de la même manière face à Marine Le Pen qu’à Jean-Marie Le Pen. C’est plus exigeant, on ne peut pas se contenter de la diabolisation. Il faut entrer dans l’argumentation et prendre le temps de détailler son discours. Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître qu’elle a évolué sur certains points, et lui en donner acte. Elle est d’une autre génération que Jean Marie Le Pen. Elle est incontestablement moins obsédée par la Seconde Guerre mondiale que lui. Mais ce n’est pas parce qu’elle a mis en sourdine le discours à connotation antisémite de son parti, que le FN est devenu un parti antiraciste. Dans mon enquête, j’ai retrouvé les personnalités qui constituent son entourage. Les  militants du FN viennent souvent de tendances extrémistes et hésitent entre deux bouc-émissaires : les juifs ou les Arabes… Le FN est l’aile gauche de l’extrême droite : sa version la plus présentable. Celle qui polisse son discours. Mais si on le compare au reste des partis politiques, ça reste un parti ultraréactionnaire, qui héberge des militants très radicaux.

Dans votre livre, vous insisté beaucoup sur la nébuleuse extrémiste qui gravite autour du FN. Mais le plus inquiétant n’est-il pas l’arrivée de nouveaux militants, parfois venus de la gauche ?

Le risque c’est de voir arriver une génération de jeunes militants qui n’a pas la mémoire  de ce qu’a été le Front nationale pendant des décennies. J’ai interviewé une jeune militante, Vénussia Myrtil, qui est née en 1989. Elle est métisse et a milité pour le NPA d’Olivier Besancenot. Lorsqu’on lui parle de ce qu’a été le FN pendant des années, elle ignore tout. Je fais partie d’une génération qui s’est structurée, politisée dans le refus du Front national. Je m’aperçois qu’il y a beaucoup à faire pour transmettre ce savoir, cette expérience aux nouvelles générations qui peuvent sincèrement penser que le FN n’est qu’un parti pour un Etat fort et ne comprennent pas tous les sous-entendus xénophobes et autoritaires de cette troisième voie à la fois sociale et nationaliste. Il faut donc voir le détaille des propositions.

Certains militants du  NPA ont rejoint le FN lorsque le parti de Besancenot a présenté une candidate voilée aux élections. Le FN est-il devenu un parti laïc ?

Non, Marine Le Pen pique des mots aux laïcs, mais on comprend très vite que sa vision de la laïcité est superficielle et instrumentalisée. Elle  ne vise que l’islam, jamais l’intégrisme catholique. Marine Le Pen a fait baptiser ses enfants à Saint-Nicolas du Chardonnet, qui est une paroisse catholique intégriste. Pendant que des laïcs se battaient pour la loi sur les signes religieux à l’école en 2004, elle estimait que c’était une forme d’extrémisme laïc parce qu’elle redoutait qu’on pousse les jeunes filles à cacher leur médailles de baptême, ce dont elle a souffert à l’école publique. Ce parti, qui a toujours traité la République comme « la gueuse », qui a toujours abrité des extrémistes catholiques, est le dernier de la classe politique à pouvoir s’approprier le drapeau de la  laïcité. Personne ne doit être dupe, il s’agit simplement de masquer son vieux fonds de commerce contre l’immigration, et maintenant contre l’islam. Lorsqu’elle parle d’ « islamisation », elle confond volontairement l’immigration avec un  risque intégriste. C’est malhonnête. On peut combattre l’intégrisme, de toutes les religions, sans faire cet amalgame. L’« islamisation » est une déclinaison du bon vieux refrain xénophobe qui a toujours fait le succès du FN.

Mais, certaines associations ne se sont-elles pas discréditées en mettant l’antiracisme au service de la censure. Tout propos critique de l’islam ou même l’intégrisme musulman étant  parfois qualifié d’islamophobe.

C’est juste… J’ai longtemps combattu le mot « islamophobie » parce que je pense qu’il est trop réducteur et qu’il confond la critique de la religion avec une forme de racisme antimusulman. C’est un peu comme crier à l’antisémitisme dès qu’on critique la politique d’Israël. C’est une façon de banaliser le mot « antisémitisme », de le rendre inopérant. Et du coup, de se retrouver totalement démuni quand un vrai antisémite apparaît. On a fait la même chose avec le mot « islamophobie », à force de le lancer contre des laïcs qui étaient féministes et antiracistes. Du coup, le mot s’est banalisé et ne suffit plus à lancer l’alerte contre la montée d’un populisme réellement raciste et réellement anti-islam, comme il en existe au FN. 

Quel est votre point de vue sur le problème des prières de rue ? Dans votre livre vous n’hésitez pas à souligner qu’elles sont effectivement illégales.

J’avais essayé d’alerter la mairie de Paris discrètement sur le fait que cet accommodement allait finir par être utilisé par le FN et nourrir le racisme. C’est là, où il ya une vraie difficulté face à Marine Le Pen. Jean Marie Le Pen était souvent dans le fantasme. Mais quand Marine Le Pen dit : « Il y a un problème avec les prières de rue », c’est une réalité et les Français ont des yeux pour le voir. Si on se contente de hausser les épaules, on risque de lui laisser le terrain et d’alimenter le racisme antimusulman dans ce pays. Il faut comprendre que cette question des prières de rue, ce n’est pas seulement une atteinte à la laïcité, c’est une atteinte au principe d’égalité. Un professeur d’aérobic, dont le cours aurait beaucoup de succès, demanderait à ses clients de se cotiser pour louer une salle plus grande. S’il lui venait l’idée étrange de déborder sur le trottoir, et de faire ses exercices en plein air tous les vendredis, au point d’empêcher les passants de passer et de gêner les commerces, la police interviendrait pour « trouble à l’ordre public ». Elle ne le fait pas lorsqu’il s’agit de prières. Les associations religieuses ont obtenu des dérogations et des privilèges. Dans un pays attaché à la laïcité et l’égalité, ça ne peut que générer de la colère. Il faut savoir ce qu’on veut. Si on veut l’égalité ou la colère… Pourtant, on peut trouver des solutions très simples à ces questions, sans cri, ni provocation. Il faut respecter la loi et demander aux fidèles qui ont besoin d’un lieu de culte plus grand, de se cotiser ou d’organiser plusieurs services le vendredi.

Aujourd’hui, la droite instrumentalise les questions culturelles pour esquiver le débat économique et social. Mais d’un autre côté, la gauche n’a-t- elle pas manqué de courage sur les questions de citoyenneté et de laïcité, sur les valeurs républicaines ?

Beaucoup de gens se demandent : « Pourquoi on ne parle que des sujets de citoyenneté ou de laïcité et pas des sujets économiques et sociaux ? » Il faut réaliser que ce sont des sujets qui passionnent. C’est un des derniers domaines sur lequel les citoyens ont  prise. Ce serait une erreur majeure de la part de la gauche d’abandonner les thèmes-là de la citoyenneté et de laïcité. Si la gauche n’en parle pas, elle sera laminée. Il faut qu’elle lève toute ambiguïté sur ces sujets. La défense de l’école publique, de la citoyenneté et de la laïcité, doivent devenir des valeurs consensuelles. On doit apprendre à en parler calmement. Une fois qu’on aura obtenu ce consensus, on pourra se déchirer sur les questions économiques. Mais ça ne peut se faire que dans cet ordre là.

Votre refus d’esquiver les questions dérangeantes notamment sur la place de l’islam ou sur la montée des intégrismes et du communautarisme, suscite parfois une certaine incompréhension dans une partie de la jeunesse des banlieues qui se sent stigmatisée. Comment faire comprendre que vous avez toujours combattu le racisme ?

Je sais cette incompréhension. Elle m’a surprise au début, blessée pas mal, maintenant je vis avec. J’ai réalisé que les gens ne connaissaient pas mon parcours, se contentaient de regarder mon visage et se disaient : « Tiens si une fille aux yeux bleus critiquent Ramadan et l’islamisme, c’est sans doute qu’elle doit avoir un problème avec l’islam. » Pas très agréable vu que je viens de l’antiracisme et que j’ai commencé à enquêter sur l’intégrisme, catholique d’abord, en apprenant à résister au Front national, dans les années 95. A l’époque, des Algériens me demandaient : « Pourquoi vous ne travaillez pas aussi sur l’intégrisme musulman avec ce qui se passe en Algérie ? » Il fallait d’abord que j’étudie, on ne s’improvise pas expert sur un intégrisme du jour au lendemain mais peu à peu j’ai élargi mes enquêtes à tous les intégristes, juif, chrétien ou musulman. Et bien entendu, dans le contexte de l’après-11-Septembre, on m’a surtout invitée à intervenir sur l’islamisme… Alors que je n’ai jamais cessé de continuer à travailler sur les intégristes catholiques ou sur le FN. La preuve. Je ne regrette pas de n’avoir jamais quitté cette ligne : à la fois antiraciste et anti-intégriste. Parce qu’elle est équilibrée. Je comprends très bien que des Français, qui ont le sentiment que les journalistes ne parlent que d’islam, soient épuisés à l’idée de subir les contrecoups et les préjugés qui peuvent naître de ces débats. Mais raison de plus pour que des antiracistes se mêlent de ces débats. Si on les abandonne à la droite dure ou à l’extrême droite, la xénophobie et non plus la laïcité, apparaîtra comme la solution à tous les problèmes liés à l’intégrisme.

Il y a l’intégrisme religieux mais aussi un problème identitaire comme le montre la percée des Indigènes de la République. Quel est votre position par rapport au débat sur le multiculturalism? 

Je pense que Marine Le Pen est beaucoup plus embêtée d’avoir quelqu’un comme moi face à elle, que quelqu’un des Indigènes de la République. Lorsque je parle d’islamisme, je ne parle pas de l’islam, mais de ceux qui instrumentalisent l’islam à des fins liberticides. C’est la même chose, avec le multiculturalisme. Les gens ont l’impression qu’on s’inquiète du multiculturel. Le multiculturel c’est l’échange des cultures et c’est valable dans toute les sociétés aujourd’hui. Ce serait absurde de le remettre en question. Par contre ce qu’on appelle le multiculturalisme, c’est une philosophie politique d’inspiration anglo-saxonne, qui a tendance à placer la liberté religieuse au-dessus de toutes les autres libertés, quitte à défaire le principe d’égalité. Il y a deux visions : la vision à l’américaine pour qui la liberté religieuse est sacrée et qui dit  qu’on peut tout faire. Il y aussi une vision plus laïque, plus citoyenne qui dit qu’on ne peut pas tout faire du moment qu’on invoque Dieu. Si vous êtes sikh, vous avez le droit de laisser pousser vos cheveux et de ne jamais les couper. Mais à ce moment-là, vous ne vous achetez pas une mobylette parce que vous ne pourrez pas mettre de casque. Le système anglais, c’est « je suis sikh, je veux absolument conduire une mobylette et je vais demander une dérogation pour ne pas porter de casques ». Pourquoi d’autres sont obligés de le faire ? Ça devient un vrai souci, un vrai privilège. Est-ce qu’il faut être sikh ou juif ultra-orthodoxe pour avoir le droit de ne pas respecter la loi ? Ce n’est pas un débat sur le multiculturel, mais un débat sur : « Est-on au-dessus des autres et au-dessus des lois lorsqu’on est pratiquant ? » Moi je me reconnais dans une posture universaliste qui donne les mêmes droits pour tous, sans distinction d’origine, de culture et de religion.

Marine Le Pen, elle-même, se dit victime de discrimination. L’une de ses grandes forces n’est-elle pas d’avoir retourné à son profit l’idéologie victimaire ?

Complètement, elle a réussi à se présenter comme une petite fille persécutée en raison de son nom. Avec une certaine mauvaise foi, elle finit par se mettre sur le même plan que des petites filles noires ou arabes qui seraient persécutées dans une cour de récréation. Mais si Marine Le Pen a subi l’adversité, c’est parce qu’elle portait le nom de quelqu’un qui a semé la violence et la haine dans ce pays. C’est une adversité idéologique et c’est le même problème que lorsque des intégristes se plaignent de l’islamophobie, alors qu’ils prêchent la haine. Le Front national ne peut pas se plaindre de « frontistophobie ».

La socialiste Marie-Noëlle Lienemann, qui a essayé de se présenter contre la FN à Hénin-Beaumont, semble comprendre la détresse de certains électeurs du Front national. Elle affirme : « Les gens d’Hénin-Beaumont n’ont pas la haine de l’immigré. Ils veulent simplement espérer, mais il n’y a rien en face qu’une gauche notabilisée, clientéliste, et qui ne comprend rien au monde ouvrier… » Qu’en pensez-vous ?

Je crois qu’elle a raison. Pendant longtemps, le Parti socialiste a été résigné et s’est contenté d’accompagner la libéralisation. La rage a prospéré sur ce renoncement. Si Marie-Noëlle Lienemann avait été plus soutenue pour représenter la gauche à Hénin-Beaumont face à Marine Le Pen, ça aurait changé beaucoup de choses. Elle incarne cette gauche qui ne veut pas renoncer à défendre les classes populaires, qui ne veut pas renoncer à défendre le monde ouvrier. Elle a très bien compris que dans le nord de la France, c’est la peur de la mondialisation, des délocalisations et de la désindustrialisation, qui est le meilleur terreau du FN. Si on veut tenir tête à la posture identitaire, il faut trouver des réponses sur ces questions-là. Mais c’est aussi là que les difficultés commencent. On est dans le sommet de l’ultralibéralisme. On vit dans un monde où l’économie est devenue tellement virtuelle que si vous touchez à quoi que ce soit, vous désorganisez toute la chaîne. Il est nécessaire de maîtriser le libre-échange. Néanmoins, il ne faut pas tromper les Français en leur disant que ça va être facile de changer ça. Tout le monde prétend avoir des recettes magiques, mais ça ne va vraiment pas être simple.

Faut-il prendre au sérieux le risque d’un nouveau 21 avril ?

Il faut prendre au sérieux le risque d’un 22 avril. On est sur une série de crises qui peuvent vraiment faire le jeu du Front national. Entre le débat sur l’identité nationale, les Roms, la montée des intégrismes et surtout le marasme économique dans lequel on est, il faut être aveugle pour ne pas redouter que le Front national tire les marrons du feu. J’ai peut-être la naïveté de penser qu’avec un vrai travail journalistique, on pourra reconstruire un barrage républicain. Mais je crains tout de  même que Marine Le Pen soit très haut. Il ne faut pas tomber dans le panneau de ne pas aborder les sujets qui fâchent, sans quoi, elle sera encore plus haut. Même si c’est pénible, même si c’est vécu pour certains comme une stigmatisation, je crois qu’on doit le faire. C’est le seul moyen de dire au FN qu’on n’a pas besoin de lui. 

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

*Caroline Fourest, Fiammetta Venner, « Marine Le Pen », Grasset.

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