BB : Le Conseil d’Etat vient d’autoriser l’extension des fiches de renseignement aux « opinions politiques », « convictions philosophiques et religieuses »,
« appartenance syndicale » et « relatives aux troubles psychiques et psychiatriques ». Dans le contexte des contestations contre la loi sécurité globale, la loi contre les séparatismes, ou encore la dissolution d’associations comme le CCIF,  comment qualifieriez- vous cette situation politique ?

Vanessa Codaccioni : On observe en effet un renforcement de la répression de toute forme de comportements, de pensées ou de discours considérés comme non légitimes, déviants ou dangereux par le pouvoir en place.

On pourrait même dire que l’on assiste à une offensive généralisée contre tout ce qui déplait au gouvernement, même si, comme le montrent les exemples que vous citez, deux cibles sont particulièrement visées : les activistes, les musulmanes et musulmans.

Cette offensive elle se traduit par de multiples dispositifs répressifs, mais la récolte des données et la surveillance y tiennent aujourd’hui une place centrale comme on le voit avec les décrets Darmanin sur le fichage, mais aussi avec la loi de sécurité globale qui renforce la surveillance des citoyennes et des citoyens, et qui dans le même temps empêche de filmer et visibiliser les interventions policières.

On renforce la surveillance de l’État et on affaiblit la capacité de la population à surveiller l’État. 

Comme je le montre dans mon dernier livre sur La société de vigilance, on renforce la surveillance de l’État et on affaiblit la capacité de la population à surveiller l’État. De manière générale, on a l’impression que tout dispositif est aujourd’hui utilisé pour renforcer l’appareil répressif et pour réprimer des individu·e·s et des groupes visés par le pouvoir.

Pour renforcer l’appareil répressif justement, l’argument de la lutte antiterroriste est souvent utilisé, entre autre pour justifier l’extension des fichiers de renseignement, que dites vous à cet argument ?

Cet argument lié à l’antiterrorisme est historiquement utilisé à des fins de répression d’autres cibles que les dits terroristes. C’est tout à fait classique dans l’histoire de la répression en France.

Par exemple à la fin de la guerre d’Algérie, un tribunal d’exception (la Cour de sûreté de l’Etat instaurée en 1962, et supprimée en 1981 par Mitterrand), a été créée pour juger les membres de l’extrême droite qui avaient commis des attentats et qui étaient pro-Algérie française, donc contre l’Indépendance de l’Algérie : finalement ce tribunal a servi à réprimer des militants indépendantistes ou de simples militants d’extrême gauche qui distribuaient des tracts.

L’argument de la lutte terroriste est mobilisé pour insécuriser la population, pour légitimer la répression…

Un autre exemple, en 2015 on a vu comment l’État d’urgence, très rapidement, au bout de quelques semaines, avait fini par cibler, non seulement des musulmanes et des musulmans qui n’avaient rien avoir avec le terrorisme bien sur, mais aussi des militantes et militants, notamment écologistes.

L’argument de la lutte terroriste est mobilisé pour insécuriser la population, pour légitimer la répression et pour utiliser celle-ci à de toutes autres fins que celles prévues officiellement et initialement.

Le principal argument utilisé pour justifier ces mesures c’est « l’atteinte à la Sûreté de l’État ». Dans votre livre, Punir les opposants, PCF et procès politiques 1947-1962, vous vous demandez déjà « qui faut-il être et quel crime faut-il avoir commis pour se retrouver au cœur d’une affaire d’atteinte à la Sûreté de l’État ? ». Comment pourrait-on définir ce concept ?

La notion d’atteinte à la Sûreté de l’État est une notion assez ancienne, héritière du crime de lèse-majesté ou d’atteinte à la vie du Roi, qui émerge dès la Révolution française, et qui va traverser toute l’histoire de la répression en France. Elle va servir à réprimer le sabotage, l’espionnage, la trahison, l’intelligence avec l’ennemi, mais en réalité va être utilisée pour punir tous les opposants.

Il s’agit donc d’une incrimination qui cible les ennemis politiques, et qui vise à faire de l’État lui-même la victime de violences, de crimes ou de délits.

Tout opposant au gouvernement en place va potentiellement être considéré comme attentant à la sûreté de l’Etat, et ainsi arrêté, jugé et emprisonné, si ce n’est exécuté. Historiquement cela a pu être les membres des mouvements indépendantistes, des militants d’extrême gauche ou d’extrême droite, mais aussi des intellectuel·le·s, des journalistes, toute une pléthore de gens qui ont été réprimés pour atteinte à la Sûreté de l’État. Il s’agit donc d’une incrimination qui cible les ennemis politiques, et qui vise à faire de l’État lui-même la victime de violences, de crimes ou de délits.

Le recueil de ces données était déjà autorisé par dérogation. Que pouvez-vous nous dire de cet élargissement du droit ?

Cela montre qu’en réalité ces décrets de Gérald Darmanin ne font que légaliser des pratiques qui étaient déjà utilisées par la police.

C’est extrêmement intéressant et important. Cela montre qu’en réalité ces décrets de Gérald Darmanin ne font que légaliser des pratiques qui étaient déjà utilisées par la police. C’est une légalisation, une visibilisation de pratiques anciennes déjà utilisées.

Cela a été d’ailleurs le cas en 2015, lorsqu’a été votée la loi relative au renseignement qui autorisait les services de renseignement à récolter une multitude de données, notamment sur internet, ce qui était déjà le cas auparavant.

Il faut rappeler par ailleurs que le fichage des opposants ou d’individu-e-s dits « dangereux » est une technique très ancienne. Par exemple, pendant la guerre d’Algérie, tous les avocats anticolonialistes étaient fichés : c’était « la fiche Y ». Les décrets pris le mois dernier s’inscrivent donc dans un processus historique de fichage des militantes et militants, et de la société de manière plus générale.

Justement, l’utilisation des données sur les réseaux sociaux, qu’est ce qu’on peut dire de cet accès aussi facile à nos informations numériques ?

C’est quelque chose qu’Edward Snowden par exemple a révélé en 2013 : l’usage d’internet a permis de faciliter la surveillance étatique qui est devenue massive, et de plus en plus intrusive. L’État veut tout savoir de nos activités et comme l’activité en ligne est extrêmement importante, il n’est pas étonnant que l’État veuille se saisir de toutes les informations relatives à notre navigation en ligne, à nos connexions internet, aux informations que l’on y publie.

Par ailleurs, comme je le montre dans mon livre, il va appeler la population à s’auto-surveiller en ligne, et va appeler les citoyennes et les citoyens à signaler tout propos ou discours « suspects ». Le signalement en ligne est devenu une arme puissante au service de la surveillance étatique.

En 2019, dans votre livre “Répression, l’État face aux contestations politiques”, vous dénonciez la « criminalisation de l’indignation politique », est ce que cette extension du fichage, et la loi sécurité globale, entrent dans ce schéma là selon vous ?

Les deux procèdent véritablement d’une criminalisation de l’indignation politique. Le fichage est une technique de répression invisible, qui a toujours été mobilisée contre les ennemis politiques, mais qui depuis quelques années est sur-mobilisée contre eux. C’est particulièrement le cas de la fiche S, qui est mobilisée aujourd’hui contre des militantes et des militants, notamment dits d’ultragauche ou des militants écologistes.

On va criminaliser le « cop-watching » (‘la surveillance de police’) et plus généralement réprimer l’action de vouloir regarder les agissements de l’Etat et des forces de l’ordre. 

Quant à la loi Sécurité globale, qui institutionnalise notamment la surveillance par drone, elle va peut-être permettre d’arrêter dans les manifestations des individu·e·s considéré·e·s comme dangereux·se·s. Mais comme je l’ai dit, cette loi vise aussi à empêcher de visibiliser les agissements de la police et donc les violences policières.

Donc là on va criminaliser une activité très particulière qu’on appelle aux Etats Unis le « cop-watching » (« la surveillance de flic ») et plus généralement réprimer l’action de vouloir regarder les agissements de l’Etat et des forces de l’ordre.

Concrètement, qu’est ce que cette extension du fichage peut avoir comme répercussions sur les militant·e·s ?

Justement, c’est l’une des grandes inconnues de ces fichiers. A quoi vont-ils servir ? L’hypothèse que je peux faire, c’est qu’ils vont servir soit à alimenter d’autres fichiers, les fichiers vont peut-être être interconnectés et permettre le repérage dans les manifestations de certains militants, soit ils vont servir de base à certaines accusations, poursuites judiciaires et pourquoi pas aboutir à des procès.

Selon le gouvernement, il s’agit simplement de ficher, de récolter des données, mais on peut avoir un grand doute sur le fait qu’il ne s’agira que de ça. 

Nous avons déjà vu ce phénomène pendant l’État d’urgence, où on a utilisé des « notes blanches » (des notes rédigées par les services de renseignements, mais qui ne sont pas signées, pas datées) pour incriminer des militantes et militants.

À priori, et selon le gouvernement, il s’agit simplement de ficher, de récolter des données, mais on peut avoir un grand doute sur le fait qu’il ne s’agira que de ça, et on peut tout à fait supposer qu’il y aura des effets répressifs et punitifs. Même si, comme je le dis dans Répression, l’Etat face aux contestations politiques, le fichage est déjà une forme de répression en soi.

Il place les militantes et les militants dans une incertitude. Est-ce que je vais être fiché·e ? Est-ce que la police ou les services de renseignement ont quelque chose sur moi ? À quoi vont servir les informations qu’ils détiennent ?

Il est extrêmement difficile de savoir si l’on est fiché, et cette incertitude peut amener à des comportements de vigilances ou de prudences, parfois même empêcher de participer à certaines activités. 

Les militant·e·s ne savent pas si ils ou elles sont fiché·e·s ou non, et l’apprennent lors du voyage, à l’aéroport, ou lors d’événements répressifs où on va les informer de leur fichage. Il est extrêmement difficile de savoir si l’on est fiché, et cette incertitude peut amener à des comportements de vigilances ou de prudences, parfois même empêcher de participer à certaines activités.

C’est à la fois répressif, punitif, mais c’est aussi disciplinaire, c’est-à-dire que l’on va essayer d’influencer sur les comportements des individu·e·s. C’est une forme d’insécurisation des militantes et des militants pour qu’ils modifient leur manière de faire de la politique.

Propos recueillis par Anissa Rami

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