Alors que les lendemains d’élections ressemblent de plus en plus à des gueules de bois, on s’est penché sur les résultats des européennes en Seine-Saint-Denis. Là où l’abstention bat des records et où le RN s’est placé en seconde position malgré un travail de terrain quasi inexistant.

Première élection nationale, après la victoire d’Emmanuel Macron et les législatives, le scrutin européen nous laisse un paysage politique assez déroutant. La décomposition de la gauche et la droite de gouvernement se poursuit, le face-face entre les partis d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen se confirme et les Verts créent la surprise. Comme partout, en Seine-Saint-Denis, le paysage politique se décompose. L’abstention est reine, le Rassemblement national se place en 2e position derrière LREM et la gauche s’effondre. Décryptage.

« Tout commentaire électoral doit commencer par l’abstention », nous calme un peu Renaud Epstein, maître de conférences en science politique. Et en effet, s’il y a une donnée relativement stable, c’est bien elle : 60,60 % pour la Seine-Saint-Denis, le plus haut taux en France métropolitaine juste après la Corse. Alors, certes, aux dernières européennes l’abstention était de 68,74 % mais il n’y a pas vraiment de quoi se réjouir. D’autant que le recul de la participation dans les milieux populaires est hautement signifiant et ne peut pas être balayé d’un revers de main ou banalisé.

Dans leur ouvrage La démocratie de l’abstention (éd. Folio Gallimard, 2007), fruit d’une enquête de cinq ans sur la démobilisation électorale dans la cité des Cosmonautes à Saint-Denis, Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen mettent en lumière les conséquences « sur les comportements politiques de trente ans de chômage de masse, de précarisation du travail, d’affaiblissement des liens sociaux et de ghettoïsation des cités populaires ». Documentant une « authentique ségrégation électorale », ils soulignent aussi le nombre important de personnes non-inscrites ou mal inscrites sur les listes électorales. Là où ils ont enquêté, la moitié des adultes de nationalité française n’étaient pas inscrits au bureau de vote.

Renaud Epstein rappelle par ailleurs que « pour les populations éloignées de la politique, les deux seules élections mobilisatrices sont les présidentielles et les municipales » sans compter que la campagne des européennes « a été particulièrement illisible ». Et pour cause : des candidats peu identifiables, des tendances éparpillées (coucou la gauche) et un Parlement européen perçu par beaucoup comme éloigné des préoccupations du quotidien.

Peut-être que le PS doit disparaître pour que quelque chose d’autre renaisse

Si la France insoumise a fait une percée fulgurante en Seine-Saint-Denis lors de la présidentielle et des législatives de 2017, elle n’est indéniablement pas parvenue à conserver son électorat. Le mouvement incarné par Jean-Luc Mélenchon s’était pourtant placé en tête du 1er tour de la -présidentielle avec 24 % des voix et avait ensuite fait élire 6 députés sur les 12 circonscriptions. Ce dimanche, ils n’ont glané que 11,04 % des voix, un score qui reste au-dessus de la moyenne nationale, 6,31 %. L’élue insoumise de Seine-Saint-Denis, Clémentine Autain, a d’ailleurs publiquement mis en cause la ligne adoptée par son parti depuis deux ans. Mais la France insoumise n’est pas la seule à panser ses plaies, Les Républicains (5,02 %) et l’UDI (4,11 %) n’atteignent même pas les 10 % des voix et la liste PS -Place publique obtient 6,99 % des voix. Le Parti communiste, lui, fait un peu mieux en Seine-Saint-Denis, avec 5,83 % des voix, qu’au niveau national où il atteint 2,49 %. Des scores que personne n’aurait pu imaginer à l’époque où le PS et le PCF se disputaient la Seine-Saint-Denis.

Élu dans le 93 depuis 1988, le sénateur socialiste Gilbert Roger observe la décomposition des partis traditionnels avec une forme de  résignation. « L’explication qui est la mienne, c’est qu’on a jamais voulu trancher entre les sociaux-démocrates et ceux qui sont pour une gauche plus radicale, lâche-t-il. Comme l’idéologie n’a pas réglé ça, on vit de bric et de broc. Il faudra trancher par l’idée et peut-être que le PS doit disparaitre pour que quelque chose d’autre renaisse ». Pour l’ancien maire de Bondy (1995-2011), le salut ne viendra que « s’il y a une vraie concordance de projets de vie » qui se créent à gauche. Et l’élu de constater que « LREM a fait un bon score. Malgré la crise des gilets jaunes, on n’a pas assisté à ce qu’on peut appeler le vote sanction. »  

Un phénomène que tente d’expliquer Stéphane Peu, député (PCF) de Seine-Saint-Denis : « Sociologiquement et politiquement, (Emmanuel Macron) occupe l’espace de droite ». Lui aussi se désole de la dispersion de la gauche en notant qu’en Seine-Saint-Denis tous les partis de gauche, y compris EELV, ont fait des scores supérieurs à leur moyenne nationale. « Ce qui confirme que la Seine-Saint-Denis reste une terre de gauche », selon lui. Pour autant, l’élu dionysien ne résout pas à voir la gauche en lambeau, « c’est incompréhensible pour les électeurs qui ne comprennent pas que face à la violence de la politique d’Emmanuel Macron, on ait une gauche qui se regarde le nombril ». 

« En Seine-Saint-Denis, En marche est en train de s’installer, ils ont complètement remplacé la droite et le RN, malgré tout, s’installe également. On ne devait minimiser le phénomène, s’alarme-t-il. Il y a une impérieuse nécessité de se réunir, si on ne comprend pas ça c’est à désespérer. »

Pas d’effet Bardella pour le Rassemblement national

Sans réel ancrage local, la liste LREM fait la course en tête avec 17,75 % suivi de près par le Rassemblement national qui engrange tout de même 16,27 % des voix. Aux européennes de 2014, le parti de Marine Le Pen était à 20,67 % mais le réservoir de voix dans le département reste inchangé. 2014 : 47 547, 2019 : 47 328. Pas d’effet Jordan Bardella donc pour celui qui n’a cessé de présenter comme un enfant de la Seine-Saint-Denis. À Drancy, la ville où il a grandi, Jordan Bardella est devancé par le baron local : Jean-Christophe Lagarde. Tout un symbole. Pour Renaud Epstein, cela est dû à « l’ancrage très difficile et limité » du Rassemblement national en Seine-Saint-Denis.

Si Jordan Bardella a usé et abusé de la carte banlieue, son parti ne s’installe pas vraiment dans le paysage politique du département. Lui-même d’ailleurs a beaucoup changé de position vis-à-vis de la Seine-Saint-Denis. À ces débuts, il avait fondé « Banlieues patriotes » dans une approche de séduction : un échec cuisant. Le site de ce collectif, pour vous donner une idée, renvoyait, il y a encore peu de temps, à un site de ventes en ligne. Sans maillage territorial, difficile d’imaginer une percée aux prochaines élections municipales. Le fait de voir Rassemblement national en tête dans plusieurs villes comme Aubervilliers, Bobigny ou Bondy restent toutefois déroutant. Mais le vote en Seine-Saint-Denis n’est tout à fait pas nouveau. En 1986, le département avait élu deux députés Front national aux législatives : François Bachelot et Roger Holeindre. Un élan qui a été vite contenu par la suite.

Les Verts poussent là où la gentrification opère

Comme au niveau national, Europe Ecologie-Les Verts a créé la surprise en se plaçant en 3e position avec  14,72 %. Chose encore plus intéressante, leur résultat explose dans la petite couronne où ils se retrouvent en tête comme à Montreuil, Pantin ou Bagnolet. Des résultats qui se confondent avec le processus de gentrification que connaissent ces communes. « Montreuil a voté comme le 20e », souligne Renaud Epstein qui rappelle le surnom de cette ville « le 21e arrondissement de Paris ». Un résultat qui met donc en lumière le changement de population dans la petite couronne. On a même pensé à comparer les résultats des élections avec quelques autres cartes (évolution des loyers, etc.) mais on vous garde ça pour un prochain épisode.

Quels effets vont avoir ces résultats pour les prochaines municipales ? Là encore, Renaud Epstein nous calme un peu, « ces résultats vont peser sur les tractations d’appareil » mais il faut se garder de toutes projections hâtives. « Ce n’est pas parce que le PCF a pratiquement disparus des urnes que les maires sortants PCF n’auraient aucune chance d’être élus », nous explique-t-il notamment.

Et la gauche pourrait se rétablir un peu, le jeu des alliances aidant. « Si on fait l’addition des forces de gauche avec EELV, même si ce n’est pas évident, si les partis sont d’accord pour arrêter leur petite guerre, il y a pas de raison pour qu’ils échouent aux municipales », analyse-t-il tout en ayant précisé qu’il n’était pas spécialiste de sociologie électorale. Selon lui, la droite par contre risque de se retrouver en difficulté face au Rassemblement national et à La République en marche. « Est-ce que ça ne va pas inciter la droite conservatrice locale à envisager des alliances avec le Rassemblement national ? », s’interroge-t-il. C’est à craindre.

Héléna BERKAOUI

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