« Si tous les fainéants comme moi, on s’était bougés, Mélenchon, il serait au deuxième tour à l’heure qu’il est ! ». Accoudé au comptoir, Ahmed doudoune Canada Goose et cheveux gominés, est venu prendre un petit café. « T’as vu comme il a été bon sur les réseaux ? Tik Tok, Snap, le mec était partout. Même sur Tinder, j’suis sûr ! », renchérit Ali, le gérant du Café Évin de Bondy, en scannant machinalement les grilles de loto des habitués.

Derrière la devanture rouge vif de ce café du centre-ville, des chibanis jouent au rami. Au fond de la salle, un écran plasma géant diffuse les résultats du premier tour. Derrière le comptoir, Maria sert des expressos à la chaîne. « On aurait préféré Mélenchon, mais en réalité, amis ou ennemis, ils mangent tous à la même table ! », poursuit le responsable. « Tu ne peux pas dire ça, si c’est Le Pen qui passe imagine les délits de faciès, les contrôles à tout-va, les bavures policières… », objecte son client, un habitué de 29 ans.

Si Le Pen passe, je prends mes affaires et je rentre en Turquie direct.

Sans enlever sa doudoune, Ahmed commande un deuxième café. Le jeune homme dit avoir suivi la campagne grâce à la radio, de loin, l’oreille à la fois attentive et blasée. « Ce deuxième tour ne me choque pas. Ce qui me surprend, c’est le score de Mélenchon. Jamais l’extrême gauche n’avait fait une telle percée dans les quartiers. Ça donne de l’espoir… Et puis, après, on voit le score de Marine Le Pen et on perd espoir », lâche celui qui dit n’avoir pas eu le temps d’aller voter dimanche.

Une définition du vivre-ensemble menacée au second tour

Le jour du deuxième tour, Ahmed sera en pleine célébration de son mariage. Mais le futur marié l’assure : cette fois-ci, il se déplacera jusqu’aux urnes. « Je n’ai pas le choix ! Si Le Pen passe, je prends mes affaires et je rentre en Turquie direct. Déjà aujourd’hui, quand tu croises les forces de l’ordre, on dirait des cowboys, on se demande s’ils créent la sécurité ou l’insécurité. Alors avec elle… » Ali imagine déjà la scène : « Le gars, il va annuler son mariage pour aller voter ! Ou sinon tu fais une pause d’une heure et tu dis à tes 1500 invités d’aller aux urnes ? »

Quoi qu’il arrive, il n’y aura rien qui changera pour nous. 

Sur LCI, le visage d’Emmanuel Macron tourne en boucle. Le président, tout sourire et teint hâlé, prend un bain de foule « sur les terres de Le Pen » à Denain, dans le Nord. Le bandeau dit : « Je viens pour convaincre ». Macron, d’ici, semble inaudible. « Ici on est dans le 93, on ne va pas se mentir, on n’est pas dans un quartier de luxe. Mélenchon, il nous parle plus que les autres mais on sait que quoi qu’il arrive, il n’y aura rien qui changera pour nous ». Comme pour se justifier, Ali pointe le pouvoir d’achat des plus précaires, qui n’a fait que stagner ces cinq dernières années. Durant le quinquennat Macron, le niveau de vie des 5% les plus modestes a progressé de seulement 0,8%, quand les prix à la consommation ont augmenté de 4,5% sur un an.

Ali et Ahmed le savent, la ville de Bondy n’est pas représentative du reste de la France. Dans cette ville de Seine-Saint-Denis où le chômage atteignait en 2018 plus de 20% de la population, les habitants ont voté à 53,55% pour le candidat insoumis Jean-Luc Mélenchon. « Regarde autour de toi, il y a des Turcs, des Kurdes, des Algériens, des Marocains, des Roumains… Ici, tout le monde cohabite, les différentes communautés ont l’habitude de vivre ensemble », assure le gérant en pointant du doigt les différents groupes de clients en train de jouer au rami, de boire des cafés ou de remplir des grilles de loto.

Plus il y a de verdure, plus ça devient bleu Marine !

Face à lui, toujours accoudé au comptoir, Ahmed acquiesce en finissant son expresso. Il réfléchit à haute voix : « en fait, on dirait que plus tu t’enfonces dans la campagne, plus il y a de verdure, plus ça devient bleu marine ! ». Pour étayer sa théorie, il prend l’exemple de ses virées à Compiègne : « là-bas, quand je vais au café, je croise Jean-Jacques en train de boire son petit verre de blanc à 2 euros dès le matin et il me tape sur l’épaule en m’appelant ‘le bougnoule’. Mais je ne peux pas lui en vouloir parce que Jean-Jacques, il regarde Enquête Exclusive sur les Noirs et les Arabes et il se dit que la France va mal ! » 

Il faudrait qu’ils viennent habiter juste six mois à Bondy, ils se rendraient compte qu’on n’est pas des monstres 

Ahmed et Ali ne condamnent pas les Jean-Jacques. « Ce n’est pas de leur faute, ils n’ont pas connu la violence, ils regardent juste la télé et ce qu’ils voient, ça fait peur. Mais il faudrait qu’ils viennent habiter juste six mois à Bondy, ils se rendraient compte qu’on n’est pas des monstres », suggère Ahmed.

Marine Le Pen, 23% + Zemmour, 7%. Les deux hommes calculent : ça fait 30%. Des « chiffres qui font peur ». Mais à qui la faute ? À l’État ? Aux médias ? Aux Français ? « Ici on a plein de clients qui ont voté Marine au premier tour. De toute façon, des racistes, il y en a partout. En plus, les gens sont perdus à cause de Macron qui a démantelé les partis traditionnels », estime Ali, en passant un chiffon sur le zinc argenté.

Un homme aux yeux encore embués arrive au comptoir. Il salue tous les habitués. C’est Bader*, 46 ans, originaire d’Algérie et habitant de Bondy. « Une ville de fous », martèle-t-il. Bader n’y comprend rien. Il y a quelques mois, les habitants réélisaient le candidat de droite, Stephen Hervé avec 61,39 % des voix contre la socialiste Sylvine Thomassin et aujourd’hui, la ville vote à majorité pour le candidat insoumis, Jean-Luc Mélenchon. « C’est trop bizarre ! », commente celui qui lance pêle-mêle : « Macron nous a couillés, il n’a même pas fait campagne ! », « La France se portait mieux avant l’Europe ! », « De toute façon, les candidats, c’est juste les marionnettes des lobbies de Bruxelles ». 

Plus rien à perdre

Le 24 avril prochain, Bader* ira voter pour Marine Le Pen. Juste pour « emmerder » ceux qui incitent les électeurs à faire barrage à l’extrême droite. Il dit qu’il n’a pas peur du Rassemblement national, que de toute façon, ça ne pourra pas être pire que les propositions de François Hollande et les discours de Manuel Valls. « Les débats sur la déchéance de nationalité, c’était la gauche qui parlait pire que la droite alors franchement on n’a plus rien à perdre… », lâche Bader*, comme résigné.

Macron il va nous tuer avec la retraite à 65 ans

Il est près de 13 heures et le café se remplit peu à peu. L’écran géant branché sur LCI guide inévitablement les conversations vers la chose politique. Sacha, pull vert fluo et doudoune sans manche n’est même pas arrivé au comptoir qu’il lâche : « Macron il va nous tuer avec la retraite à 65 ans ! ». L’homme a 52 ans, était « apporteur d’affaires » mais son entreprise a fait faillite. Aujourd’hui, il ne touche plus rien, pas même le RSA. Sacha espère retrouver un emploi bientôt mais travailler encore 13 ans, ça, il ne l’envisage pas. « Dans l’idée, j’aime bien les idées humanistes de Mélenchon mais au second tour, je vais voter pour Marine Le Pen, c’est le vote de la raison, parce que j’aime ma patrie et que je veux partir en retraite dans 7 ans, pas dans 13 !  », argue-t-il.

Le regard en coin, Ali se moque de son client qui croit encore aux promesses des candidats : « Dire et faire c’est différent ! Ils ont tous promis de faire augmenter le pouvoir d’achat. Va acheter de l’huile et tu vas voir si Macron, il a fait quelque chose pour nous ! ». La télé se fait l’écho des conversations, à moins que ce ne soit l’inverse. Le bandeau d’LCI change et indique : « Macron lance le duel contre Le Pen ». Sur les chaînes de télé, la bataille est (re)lancée. Dans le café, on alterne entre véhémence et désillusion. « De toute façon, personne ne sait ce qui va se passer le 24 », tranche Ali qui redoute toujours que la politique n’envenime les conversations de ses clients.

« Autour de toi, y’a que des pauvres »

« Regarde ! 22 + 4,6 + 2,3 +…. Si tu les mets tous bout à bout, c’est la gauche qui passe ! ». Le commentaire fait rire Maria, derrière son comptoir. Face à elle, deux messieurs à lunettes et en habits de travailleurs prennent une petite pause café. Ils sont ascensoristes à Bondy. Marcus*, la cinquantaine, bonnet noir sur la tête et accent roumain, ne comprend pas :

« Autour de moi, tout le monde a voté Mélenchon, je les ai appelés pour leur demander ! Je suis sûr qu’il y a eu fraude !
– C’est normal autour de toi, y’a que des pauvres ! , se moque son collègue Gilles.
– T’as raison, tiens, je vais te virer de mes amis et prendre des banquiers à la place. Au moins, ils m’inviteront au restaurant et pas juste au café !, réplique Marcus.
– T’es dur ! Regarde, je casse mon billet de 5 euros pour toi ! »

Sur les images qui tournent en boucle, Emmanuel Macron n’en finit pas de prendre des bains de foule. « Imagine que son costume, il vaut trois fois notre loyer ! ». Les deux amis se réconcilient, les yeux rivés sur l’écran qui, d’un coup, se met en veille. « Hors tension. La TV s’arrêtera automatiquement… » Ni une ni deux, Maria s’empare de la télécommande et zappe sur BMFTV : « J’alterne, un coup l’un, un coup l’autre », se justifie-t-elle. Leur café terminé, les deux collègues décampent. « On est indécis, on attend les débats pour se décider, mais dans tous les cas, on sera perdants ! ». En politique comme aux jeux d’argent, il n’y a toujours qu’une infime partie de gagnants.

Margaux Dzuilka

* Les prénoms ont été changés à la demande des interviewés. 

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