Samedi 18 décembre, pour son premier déplacement de candidate presque officielle à la présidentielle, Christiane Taubira avait choisi Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Samedi 22 janvier, c’est au tour d’Anne Hidalgo de traverser le périph’ pour un meeting à Aubervilliers, dans le même département. Les deux femmes entrent en campagne sur fond de divisions et de promesses. Mais ces dernières suffiront-elles à rétablir le lien entre les quartiers populaires et le Parti socialiste (PS), largement distendu depuis le quinquennat de François Hollande ?

« La gauche et les socialistes ont trop longtemps pensé faire pour nous, mais faire sans nous, c’est agir contre nous, ce n’est pas possible », lâche Mohamed Mechmache avec amertume. Le président de l’association Aclefeu, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), déplore les choix qui ont été faits sous la mandature socialiste.

Des trahisons manifestes en héritage

Pour lui, c’est à cet instant précis que la fracture s’est opérée. « C’est quand même à ce moment-là qu’ils ont essayé de voter la déchéance de nationalité, de faire passer des lois avec le 49-3  ! On attendait la gauche sur des combats qui touchent la justice sociale dans les quartiers, mais on n’a été ni entendus ni soutenus », regrette-t-il.


La déchéance de nationalité, l’une des propositions funestes de François Hollande, devenue le symbole de la fracture avec une bonne partie des adhérents issus des quartiers. 

Dès 2013, la désillusion se fait sentir, notamment sur la réforme de la politique de la ville. « On avait rendu un rapport avec Marie-Hélène Bacqué [sociologue et urbaniste – ndlr] pour une réforme de la politique de la ville. Sur les 30 propositions, pratiquement aucune n’a été retenue. On avait pourtant fait un maximum de diagnostics, une analyse à partir du terrain. Alors que c’était la gauche au pouvoir, elle n’a pas du tout pris en compte la situation de ces quartiers », poursuit le président d’Aclefeu.

Pour beaucoup, les griefs envers le PS sont légion : l’abandon du droit de vote des étrangers aux élections locales, l’absence de lutte contre les violences policières et le contrôle au faciès, ou encore la réforme de la politique de la ville. La plupart parlent de trahison et assurent que tous ces renoncements ont ruiné la confiance qu’avaient les quartiers populaires dans l’organisation socialiste. « Le PS pensait qu’une bonne partie de l’électorat dans les quartiers était un acquis et qu’il voterait pour lui quoi qu’il arrive, mais non ! », lance Mohamed Mechmache.

Au niveau local, ce sentiment de trahison s’est traduit par une désertion des urnes. « À Évry, les quartiers populaires ne votent plus, alors qu’avant, ils votaient socialiste », affirme Bénédicte Lesieur, une sympathisante du PS qui vit dans cette commune de près de 70 000 habitants. Son constat est amer. Dans la ville, bastion socialiste depuis les années 1970, longtemps dirigé par Manuel Valls (2001-2012) et son bras droit Francis Chouat (2012-2018), le taux d’abstention s’est élevé à 73 % aux élections municipales de 2020 – l’ex-Les Républicains (LR) Stéphane Beaudet y a finalement été élu dès le premier tour.

On est revenus à se dire que si les partis ne faisaient rien, on allait s’occuper nous-mêmes de nos problèmes.

Selon Henry Simenou, avocat, enseignant à l’université et membre du PS depuis une dizaine d’années, le déclin de l’organisation socialiste d’Évry débute en 2014 : « Au niveau local, certains ont été déçus de la manière dont le parti était tenu et ont commencé à penser qu’il y avait de moins en moins de démocratie. » La fracture en deux camps est actée nationalement en 2017, quand l’ancien premier ministre se présente face à Benoît Hamon lors des primaires du parti. L’aile sociale libérale et autoritaire s’oppose désormais officiellement aux frondeurs.


Manuel Valls devenu soutien officiel d’Emmanuel Macron et de Valérie Pécresse, et fossoyeur du PS. 

Le soutien de Manuel Valls à Emmanuel Macron, dès le premier tour de l’élection présidentielle de 2017, alors qu’il s’était engagé à épauler le vainqueur de la primaire, est vécu par les militants d’Évry comme une énième volte-face. « On n’a pas compris cette réaction puisqu’au final, cela a précipité la chute de la gauche. La plupart des sympathisants d’Évry se sont retrouvés désœuvrés et sans maison », témoigne Pascal Repir, 46 ans, employé dans l’ingénierie du bâtiment et militant PS depuis plus d’une vingtaine d’années.

Alors quand Manuel Valls et Francis Chouat annoncent leur ralliement au macronisme pour l’un, à La République en marche (LREM) pour l’autre, c’est un véritable séisme politique qui s’abat sur la commune : « Ils ont été suivis par tous les élus de la ville, tous ceux qui avaient été socialistes et les Verts. Il y a vraiment eu un arrêt complet de la vie militante. Le temps que tout cela se reconstruise, on a connu quelques véritables trous noirs », retrace le militant associatif Henry Simenou.

Pour Pascal Repir, le raz-de-marée Macron a donné lieu à un profond désintérêt des citoyennes et citoyens, notamment celles et ceux qui se présentent localement, pour les partis politiques classiques : « Les électeurs se sont vraiment tournés vers des candidatures plus citoyennes. On est revenus à se dire que si les partis ne faisaient rien, on allait s’occuper nous-mêmes de nos problèmes. » Il estime que « ces candidatures citoyennes permettent aux formations politiques de se remettre en question ».

Troisième ville de Seine-Saint-Denis, après Montreuil et Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois est aux mains du maire LR Bruno Beschizza depuis 2014, après avoir été dirigée par le socialiste Gérard Segura. Une époque qualifiée d’« âge d’or pour le PS » par l’ancienne conseillère municipale socialiste Évelyne Demonceaux. « On faisait énormément de réunions avec la population, de concertations pour les projets et de l’aide aux devoirs. C’était très dynamique avec les associations sportives et culturelles », dit-elle.

Cette enseignante à la retraite relate que l’organisation socialiste a toujours eu des liens très étroits avec les quartiers nord de la ville, principalement constitués de logements sociaux. De façon plus générale, elle évoque de fréquents allers-retours entre les militant·es PS, les simples sympathisant·es et la population.


À Aubervilliers, samedi 22 janvier, Anne Hidalgo peine à rassembler les foules pour son premier grand meeting de campagne. 

Le cadre territorial et secrétaire de la section PS d’Aulnay Oussouf Siby raconte qu’un vif engouement des habitant·es de la commune s’était créé au début du quinquennat de François Hollande à travers la question des quartiers populaires, de la politique de la ville, et de la prise en compte de la jeunesse. Trois sujets qui constituaient des éléments très forts de la campagne présidentielle de 2012. Mais ici comme ailleurs, l’euphorie est retombée très rapidement, face au non-respect des engagements pris par le pouvoir socialiste. Et les quartiers populaires se sont peu à peu détournés du parti à la rose.

À Aulnay, le PS ne possède plus de local depuis quelques mois et revendique aujourd’hui à peine une cinquantaine d’adhérent·es. « Dans de nombreux endroits en France, il n’y a plus d’adhérents parce qu’il n’y a plus d’élus. Le PS a toujours été un parti d’élus et à partir du moment où il n’y en a plus, cette formation politique se décompose. Aujourd’hui, les fédérations du PS sont dans une grande majorité assez inactives. Il n’y a plus vraiment de structure », analyse Rémi Lefebvre, chercheur en science politique au CNRS et auteur de La Société des socialistes.

Un parti déconnecté de la base

Pour expliquer le désamour entre le PS et les quartiers populaires, le chercheur pointe la sociologie de cette formation politique : « Le problème de ce parti, c’est qu’il y a très peu de dirigeants, de cadres et de militants issus des quartiers. Il est composé de classes moyennes diplômées, plutôt de centres-ville, qui ne vivent pas dans les quartiers. Ce qui l’a conduit à ne pas défendre les intérêts sociaux de ses habitants. »

Tandis que les initiatives issues des quartiers prospèrent pour faire entendre une autre voix dans le champ politique, Rémi Lefebvre avance que le PS, comme les autres partis, voit d’un mauvais œil ces initiatives citoyennes : « Au lieu d’essayer d’accompagner ce type de démarche, de les susciter, d’y voir éventuellement un point d’appui, ils considèrent tout de suite cela comme une marque d’hostilité. Du coup, ils ont tendance à mater ces démarches ou bien à les récupérer. Globalement, il y a une forme de méfiance et d’incompréhension. »

Même si les partis politiques voulaient reconquérir les quartiers, ils ne le pourraient pas.

À Aulnay, le parti a pourtant décidé de s’appuyer sur cet élan citoyen : « Pour les dernières élections départementales, nous avons créé une liste d’union de la gauche avec les associations de citoyens. On a même fait un tirage au sort qui nous a permis de créer une liste vraiment représentative de la population aulnaysienne », assure Oussouf Siby, le secrétaire local de la section PS. Résultat : cette liste a engrangé 34,63 % des suffrages exprimés parmi les 27 % de citoyennes et citoyens s’étant prononcés.

En dépit de l’agonie de l’appareil socialiste, les militant·es interrogé·es croient toujours ardemment aux valeurs de la gauche et espèrent un renouveau du PS. Oussouf Siby considère que malgré les défaites électorales et les défections subies par son parti, son ossature a été conservée. Il fait même allusion à une phase de reconstruction amorcée dès 2017 : « On a remis l’accent sur nos idéaux, les propositions que l’on portait : la question des personnes en difficulté, la jeunesse, la santé. »

Dans la perspective de la présidentielle, les quartiers représentent un réservoir important de voix. « C’est en partie grâce à eux que François Hollande a été élu », rappelle Rémi Lefebvre, qui se montre toutefois pessimiste sur l’avenir des liens entre PS et quartiers populaires. « À l’heure actuelle, il n’y a pas de volonté politique de les reconquérir. Même s’ils le voulaient, ils ne le pourraient pas. On ne récupère pas les quartiers comme ça. Il y a un immense travail de fond et militant à faire, mais les partis politiques sont trop faibles pour le mener », conclut le chercheur.

Hervé Hinopay

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