C’est un peu comme le multiplex des matches de Ligue 1, le samedi soir sur beIN Sports. Sauf que là, ça se passe un jeudi, de bon matin : six ministres, en même temps, à des endroits différents du département. Agnès Buzyn à Saint-Denis pour rencontrer une association d’aide aux femmes atteintes du VIH. Jean-Michel Blanquer à Bobigny pour rencontrer des aspirants professeurs qui expérimentent son nouveau dispositif, la préprofessionnalisation. Christophe Castaner, Laurent Nunez et Julien Denormandie à La Courneuve pour parler sécurité avec des acteurs locaux. Nicole Belloubet à Bobigny pour rencontrer les greffiers débordés du tribunal de Bobigny.

Le gouvernement a sorti les grands moyens pour sortir les belles images. Car c’est principalement de cela dont il s’agit, tant les moments passés en Seine-Saint-Denis ont été rapides et superficiels pour les membres du gouvernement. Au TGI de Bobigny, la visite rapide de la garde des Sceaux s’est tenue à huis clos. A sa sortie du bâtiment, une conférence de presse expéditive est organisée pour présenter des mesures déjà connues.

A La Courneuve, les ministres de la Ville et de l’Intérieur se sont adonnés à une déambulation éclair qui n’en avait que le nom. Ça tombe bien, les commerçants et les quelques associatifs triés sur le volet pour les rencontrer ont très envie de parler sécurité mais pas que. « Ici, il y a une dynamique de transformation urbaine, du potentiel, c’est le coeur de la République mais il y a une misère sociale et pas de moyens », résume en bloc Abdel Saadouni, chargé de mission du secteur des Quatre-Routes. Le département connaît en effet une inégalité de traitement criante de la part de l’Etat. Un simple exemple : « Le moins bien doté des établissements parisiens est mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis ». Moins bien doté, le département l’est aussi pour les éducateurs, les policiers, le personnel judiciaire… Tout ce qui fait vivre le service public.

Alors que les ministres se font attendre, le serveur du café des Quatre-Routes apprend tout juste qu’une visite va avoir lieu : « Ah, c’est pour ça qu’il y a tout ces policiers, mais ils viennent pourquoi ? Ils viennent nettoyer pour le Grand Paris, avant le Jeux olympiques ? ». Une remarque pertinente puisqu’en discutant avec les commerçants, on se rend compte que ce qui nourrit leurs espoirs réside non pas dans la confiance qu’ils placeraient en l’exécutif mais bien dans ces enjeux-là. Un calcul somme toute réaliste.

Mais fini de papoter, les ministres arrivent… en tramway. Une petite nuée d’hommes en costards ou en uniformes débarquent ainsi sous les regards intrigués. Le petit cortège compact se déplace doucement et serre quelques pinces. Un petit bonjour à la boulangerie, un autre au café des Quatre-Routes. En route vers la brasserie La Place, une femme vient perturber cette déambulation automnale : « Ils sont où les signes de radicalisation là ?! Hein, vous ne tenez pas de propos islamophobes ici ? » La femme est éloignée manu militari, les ministres et leurs équipes s’engouffrent dans la brasserie. Notre consoeur de Libération, qui s’est vu refuser l’entrée dans la brasserie, précise que la femme a été plaquée contre un mur. Pas le moment.

Venir nous voir quand les annonces sont déjà ficelées, ça sert à quoi ?

A l’intérieur, ministres, commerçants et élus sont attablés autour de viennoiseries. A côté quelques langues se délient. « C’est n’est qu’un plan com’ », souffle une élue locale face à ce petit-déjeuner qui siffle la fin de la déambulation. Direction la préfecture de Bobigny pour le discours du Premier ministre. Mais avant ça, nous sommes repassés au café des Quatre-Routes pour savoir ce que pensait le serveur de cette visite. « C’est bien, ça fait de belles photos mais vous ne les reverrez pas ici », nous dit-il sans animosité, avec une résignation calme. Une désillusion aisément compréhensible quand on sait que le 93 a reçu pas moins de 2700 visites officielles entre 2007 et 2018. Emmanuel Macron a lui-même annoncé sa candidature à la présidentielle à Bobigny. Venir oui, mais pourquoi faire ? Aly Diouara, responsable de l’association Asad, qui a rencontré les ministres à l’hôtel de ville de la Courneuve plus tôt dans la matinée, exprime bien ce malaise : « S’ils n’étaient pas venus on leur aurait reproché. Mais venir nous voir quand les annonces sont déjà ficelées, ça sert à quoi ? » 

Une ficelle de com’ pol que décryptait le chercheur Renaud Epstein dans un article de 2018 : « Ce département emblématique de la banlieue constitue la scène idéale pour les opérations de communication ciblée, qu’il s’agisse de témoigner de leur sollicitude à l’égard des quartiers populaires ou de mettre en scène leur intransigeance face aux phénomènes déviants. Ce caractère atypique tient d’abord au nombre de quartiers prioritaires et, plus globalement, à la massivité des problèmes socio-urbains dans ce territoire. »

Si le gouvernement actuel n’est pas responsable de décennies d’échecs des politiques publiques en Seine-Saint-Denis, les revendications ne sont pas moins présentes et la manière dont elles ont été accueillies laissent songeur. En arrivant devant la préfecture pour le discours du Premier ministre, on retrouve un petit groupe, calme, de syndicalistes tenant une banderole disant « halte à la casse des services publics ». Il ne faudra pas beaucoup de temps aux forces de l’ordre, en nombre, pour les faire battre en retraite sans ménagement. Hervé Ossant, le secrétaire général de l’UD CGT 93, est mis à l’écart par trois ou quatre policiers. On apprend plus tard qu’il a été transféré au commissariat de Bobigny. Sept heures de garde à vue et une convocation devant le tribunal correctionnel pour avoir agressé un policier. L’agent aurait eu moins de huit jours d’ITT. Disons-le tout net, on voit mal comment un homme tenu par plusieurs policiers aurait pu commettre ce forfait. Le Parisien nous apprend néanmoins que le syndicaliste aurait fait tomber le calot d’un agent d’un geste de la main.

L’incident pourrait relever de l’anecdote s’il ne nous paraissait pas révélateur de l’ambiance de cette journée. Des maires prévenus sur le tard qui pour la plupart n’ont pas eu l’occasion de dialoguer avec les ministres et une visite de quelques heures qui contraint forcément les échanges. « Edouard Philippe ? On a juste pu le voir et l’écouter », nous dit un associatif.

Ce fameux discours, dont les annonces étaient connues la veille, s’est tenu devant un parterre d’élus et quelques associatifs là aussi triés sur le volet. Une assistance qui s’est levée comme un seul homme à l’arrivée du Premier ministre. On est aussi frappé par la physionomie de l’assistance, composée en majorité d’hommes blancs d’un certain âge. Pas franchement représentatif du territoire. Sur l’estrade, Edouard Philippe déploie ces mesures spécifiques au département dont certaines étaient déjà dans les tiroirs. La plus flamboyante est la prime de fidélisation « massive et exceptionnelle » de 10 000 euros pour les fonctionnaires d’Etat ayant oeuvré cinq ans dans le 93. Une prime dont les modalités sont encore floues. Qui la touchera ? Viendra-t-elle remplacer une autre prime ?

Sur les chaînes d’info, priorité à tout le reste

A la sortie de la salle, on trouve un sentiment ambivalent. Entre la satisfaction que les problématiques spécifiques du 93 soient enfin prises en compte et la déception face aux annonces. « On va regarder le verre à moitié plein, hein », grince le sénateur (LR) Philippe Dallier. Le rapport Cornut-Gentille qui a mis des mots sur les problèmes du département a été pris en compte, étudié et débattu. C’est heureux. Une belle lancée qui semble toutefois s’écraser sur le mur de la rigueur budgétaire du gouvernement. Azzédine Taibi, le maire (PCF) de Stains, regrette lui la spécificité de ces annonces, pas étonnant pour un élu qui a déposé un recours contre l’Etat pour rupture d’égalité.

« La spécificité, c’est un mot que je ne veux surtout pas entendre en Seine-Saint-Denis parce que nous revendiquons avant tout le droit commun, c’est de cela dont nous avons besoin en matière d’égalité, de justice et de santé (…) On ne demande pas plus que les habitants d’autres territoires on demande simplement l’égalité républicaine ». Le maire de Stains met le doigt sur un point important. En outre, la multiplicité des « plans banlieue » laisse croire que les habitants de la Seine-Saint-Denis recevraient plus d’argent public que ceux des autres départements. C’est faux mais l’illusion est là et elle nourrit le discours, notamment, du Rassemblement national qui prétend que les petits blancs de la « France périphérique » seraient lésés face aux banlieusards. Une petite musique qui s’est imposée comme une évidence dans la bouche de certains polémistes de plateaux TV. Ces mêmes chaînes d’infos en continu qui n’ont d’ailleurs couvert qu’à la marge le déplacement des ministres (moins sexy qu’un débat sur le port du voile).

Si les principaux médias nationaux ont bien assisté à l’allocution du Premier ministre, les reprises dans sur les journaux télévisés sont modestes. On a checké les émissions de débat les plus courues pour voir si le sujet avait été abordé. Sur LCI, l’émission « Audrey & Co » a causé réforme des retraites à la SNCF, interview d’Emmanuel Macron à Valeurs Actuelles et… port du voile avec un rédacteur en chef de Valeurs actuelles en plateau. Sur CNEWS, « L’heure des pros » commente la visite du président de la République à Rouen, son interview à Valeurs actuelles avec un crochet sur le voile (sinon c’est pas marrant). A 19 heures, BFMTV débat de la réforme de l’assurance chômage et de la procédure de destitution qui menace Donald Trump. On se surprend à être soulagé que le port du voile n’y soit pas abordé en oubliant presque qu’on était initialement venu voir le traitement médiatique de l’action du gouvernement dans le 93.

Retournons sur les dalles grises du parvis de la préfecture, où d’autres revendications se font entendre. Celles de ceux qui n’ont pas pu assister au discours d’Edouard Philippe. Face aux minces mesures annoncées pour l’Éducation, la co-présidente de la Fédération des parents d’élèves de la Seine Saint Denis (FCPE 93), Alixe Rivière, est atterrée : « Là, on est en plein délire, ils n’arrivent même pas à recruter des AED (assistants scolaires, ndlr), ce qui est un souci réel ici, on a des collégiens qui en moyenne perdent 100 à 150 heures de cours en année courante ». Il est à peine 14 heures et les ministres s’en sont allés comme les nombreux cars de police qui stationnaient devant le parvis. Et, comme après chaque visite ministérielle, la vie de la Seine-Saint-Denis reprend son cours, loin des grands discours et des caméras, en attendant la prochaine.

Héléna BERKAOUI

Crédit photo : HB / Bondy Blog

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