Le jeudi 6 février 2014, Esther Benbassa  a défendu devant la presse une proposition de loi pour la légalisation du cannabis. Enregistré au Sénat le 28 janvier, le texte se heurte aux réticences de nombreux élus et sénateurs. Afin de relancer le débat public, la sénatrice EELV a invité de nombreux spécialistes à s’exprimer sur ce sujet polémique.

La sénatrice EELV Esther Benbassa vient de présenter une proposition de loi autorisant l’usage contrôlé du cannabis. Ce texte est une première tentative en matière de législation, et témoigne d’une attention nouvelle des hommes et femmes politiques sur la question. La sénatrice veut faire aboutir le débat mené lors des précédentes décennies en reprenant, notamment, les travaux de l’avocat Francis Caballero, président du Mouvement de légalisation contrôlée de la drogue. La proposition a pour objet de légaliser l’utilisation récréative du cannabis (un usage médicinal restreint est légal depuis peu) et, pour cela, de contrôler par décret la culture et la diffusion du produit. Elle concerne également la prévention des mineurs : Esther Benbassar propose de former les enseignants, et de mener des campagnes d’information dans les écoles et par le biais des médias.

Par ce projet, la sénatrice a déclaré vouloir sensibiliser les Français et combattre les préjugés qui entravent le débat. « Ce texte est là uniquement pour lever le tabou. » On ne peut imaginer une prévention efficace tant que l’espace de discussion reste clos. Le député EELV Sergio Coronado a insisté sur la nécessité d’ouvrir et de rationaliser le débat à des fins de santé et de sécurité publiques. « Il ne faut pas avoir la prétention de régler le débat avant qu’il n’ait eu lieu. » Il a fait remarquer que le débat est aujourd’hui bien plus avancé dans plusieurs pays d’Amérique latine, qui regardait auparavant la France comme « le phare de l’égalité et de l’ouverture des droits et des libertés »,

Pour le psychiatre Amine Benyamina, il est insuffisant de condamner le cannabis comme dangereux : il faut mettre des éléments de pédagogie à la disposition de la population pour lui permettre de mieux connaître ce danger. La proposition de loi est, en cela, un pas décisif. « Ceci est probablement le premier jour d’une ère nouvelle sur la question du cannabis. »

La sénatrice a salué l’action des médias en faveur d’un débat ouvert sur la question. A son tour, la sociologue Anne Coppel a loué le courage et l’indépendance d’esprit d’Esther Benbassa, comme beaucoup d’autres intervenants. Serge Supersac, ancien policier, auteur de publications sur la sécurité, a rappelé le mérite des professionnels de santé s’exprimant sur le sujet, et il s’est réjoui que les politiques se lancent enfin dans le débat. Pour l’avocat Tewfik Bouzenoune, le texte promet de renouveler la réflexion sur la politique pénale concernant la lutte contre les stupéfiants. Il a approuvé entre autres le parti pris de ne dépénaliser la détention de cannabis que pour une quantité limitée.

Le projet de légalisation se heurte à un problème de société plus profond, que reflète le tabou sur le cannabis. Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien, a affirmé que l’on ne pouvait imaginer de prohibition efficace dans une société qui, dans son ensemble, est intrinsèquement addictogène. Il voit la société comme dérégulée, rendant les citoyens vulnérables, les incitant à rechercher des sensations toujours plus intenses, prédisposant ainsi au succès de la mafia.

Dans cette situation, mieux vaut ne pas surestimer les capacités de l’Etat dans la mise en place d’un marché licite du cannabis. L’autorité du pouvoir exécutif suffira-t-elle à provoquer le changement ? Pourrait-elle assurer la création et le fonctionnement de cette nouvelle filière sans l’entremise des acteurs locaux, plus proches de la société, plus au fait de ses difficultés, plus à même d’évaluer la réalité de ses besoins ?

Pour certains, la légalisation doit se traduire par la mise en place d’un monopole d’Etat. C’est l’avis de Francis Caballero. Mais l’idée ne fait pas l’unanimité. Jean-Pierre Galland, fondateur du Collectif d’information et de recherche cannabique, remercie Esther Benbassa et se réjouit qu’un pas aussi « important » ait été franchi en politique sur le « sujet passionnant » du cannabis. Il regrette cependant que les associations n’aient pas été consultées. Après le combat qu’elles ont mené depuis des décennies, elles sont au fait des enjeux économiques et sociaux. Leur participation garantirait l’efficacité de la loi, et leur conseil optimiserait les choix commerciaux (prix à fixer, taux de THC à imposer aux cultivateurs). Et selon Anne Coppel, la loi pourra avoir difficilement de véritable efficacité tant qu’on ne bénéficiera pas aussi du conseil et de l’expérience de cultivateurs professionnels.

Malgré ces divergences, chacun s’est retrouvé autour d’un consensus majeur : les conséquences terribles de la prohibition. Très coûteuse (frais de procédure), elle a de plus un effet limité (pour le policier Serge Supersac, seuls 10 à 30% des produits en circulation sont interceptés et l’interdit ne permet pas de réduire le nombre de toxicomanes). Elle est jugée inefficace par Tewik Bouzenoune : seuls les plus petits trafiquants sont concernés par la répression. Enfin, l’action des pouvoirs publics ne fait qu’aggraver la pression sociale (interventions de police), tandis que les règlements de compte sont essentiellement dus à la prohibition et au trafic de cannabis, selon Serge Supersac. Pour Stéphane Gatignon, maire de Sevran, légaliser est la seule solution pour contrôler le territoire.

La proposition de loi d’Esther Benbassa est donc une première étape pour sortir du « système binaire » entre le marché illicite et le marché légal, restreint par la prohibition. Ce texte est « une ébauche », selon la sénatrice, pour certains, en effet, il demande à être retravaillé. Stéphane Gatignon et Francis Caballero ont déploré qu’il ne tienne pas compte des enjeux liés à l’espace européen et mondial. Le projet doit encore progresser, contre vents et marées : comme le rappelle Anne Coppel, mise à part la réticence du gouvernement, le mouvement de lutte pour la légalisation du cannabis devra affronter les personnes, parfois très puissantes et très bien organisées, qui ont intérêt à maintenir la prohibition. Pour l’heure, il s’agit de désinhiber le débat. C’est connu, le cannabis délie les langues. Jusqu’où iront ses bienfaits, au sein du Sénat, à l’Assemblée, place Beauveau, avenue Duquesne ?

Louis Gohin

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