« Ah, cette fois c’est à mon tour de parler pendant des heures ! ». Momo a le verbe intelligent et le sourire malicieux. Il tire la chaise dans sa direction avant d’y installer son corps sec et agile. Le visage reposé, il revient de vacances passées en Italie. Momo a le regard doux, qu’il oriente naturellement vers le soleil qui rase la pente abrupte de Ménilmontant. Il amorce la conversation par un constat spontané : « C’est cool de prendre le temps de discuter, face à face. Les gens ne savent plus communiquer aujourd’hui. Les relations passent par trop d’interfaces. Je préfère la méthode directe, elle me plaît bien. C’est comme cela que l’on crée nos souvenirs. D’ailleurs, une des rares fois où j’ai douté de mon taf, c’est quand toute communication a été rompue ».

Il a en mémoire un stage en particulier, expérience qui le plongea dans un profond désarroi et le lesta de cinq kilos de nourriture qui console. Ce jour-là, sa cheffe venait de s’emporter, avec violence, contre un jeune homme du même âge que lui, sévèrement schizophrène cependant, qui ne se lavait plus, délirait dans son lit et refusait tout médicament. « Il se sentait très mal avec son traitement, raconte-t-il. Mais il matérialisait une pensée, quand même. Délirante, certes, mais qui lui était propre. Chacun vit ses symptômes et les soins différemment. Ma cheffe refusait tout dialogue. Elle lui a hurlé dessus. Elle a totalement vrillé. Elle l’a menacé de l’attacher, comme un chien, pour le forcer à gober ses cachets. Non, pire qu’un chien. C’était comme ça pendant six mois dans ce service. J’ai su quel genre de médecine je ne voudrais jamais pratiquer ».

Momo s’appelle en réalité Morgan. Et Morgan ne s’est pas fantasmé médecin. Il l’est devenu, voilà tout. Dans un an, il finira son internat forgé entre les départements de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Il sera psychiatre, au terme d’un parcours atypique esquissé à l’instinct. L’air est très frais pour la fin d’un mois d’avril et il hésite à enlever sa veste. Finalement, il l’a faite glisser de ses épaules et narre les faits et réflexions qui vont suivre.

D’un bac pro hôtellerie à la fac de médecine

Morgan naît en 1987 dans les Ardennes. Enfant unique d’un couple débrouillard, il est le plus jeune garçon d’une fratrie recomposée. Son père est un ouvrier, très tôt rendu sur les chantiers, musicien et dessinateur talentueux selon ses heures et ses années. Sa mère est commerçante. Petit, il se réfugie dans la chambre de son grand frère et se figure encore parfaitement la pochette du CD de Rage Against The Machine qu’ils écoutaient ensemble. Entre dix et dix-sept ans, il traîne dans le bar tenu par ses parents et porte attention, avec fascination, aux récits des clients réguliers ou de passage. « Le bar est un réseau social, souligne-t-il. Surtout dans ces zones de campagne un peu reculées. Il n’y a pas que des pochtrons et des alcooliques au comptoir. C’est un endroit qui m’a appris à lier ».

Momo grandit vite. Trop vite. Constamment entouré d’adultes, il n’aura pas le temps pour l’adolescence. Ou bien l’adolescence n’aura pas le temps de s’attarder pour lui. Des « événements personnels », élude-t-il pudiquement, font plonger ses résultats scolaires au collège. Pour « s’en sortir », il s’oriente vers un bac technologique hôtellerie « j’aimais bien faire à manger quand j’étais gamin et je cherchais une issue pour me canaliser ». C’est son professeur de philosophie, en Terminale, qui lui saisira la manche à la fin d’un cours pour lui demander ce qu’il fait là.

Le sésame en poche, Momo s’oriente vers une année de remise à niveau scientifique, puis vers un BTS diététique. A vingt ans, il tranche et s’inscrit en faculté de médecine à Reims : « Ça m’intéressait. Je me suis simplement dit pourquoi pas ». Le choix de la psychiatrie sera tout aussi évident. « La fille que je fréquentais en première année me disait déjà – Toi, tu choisiras la psy. Et elle n’a pas eu tort : ça a été aussi simple que cela lors de mon orientation en sixième année ».

Momo retient bien, Momo retient tout. Insatiable, il trouve son rythme, musique vissée dans le crâne. Il ingurgite les montagnes de polycopiés universitaires. Un après-midi sur deux, il se cale trois, quatre films d’affilée, boulimie cinématographique satisfaite, enroulé dans sa couette. Et le soir, il sort, il fait la fête.

Si tu ne respectes pas la personne, ça ne fonctionnera pas

Au cours de la discussion, Momo utilisera souvent cette expression : « la vraie vie ». Et la vraie vie le conduit à Paris. Hésitant au départ avec les Antilles, il débute finalement son internat à Bondy « dans un service extraordinairement bienveillant, avec un chef très investi dans la vie associative du 93, soutenant nos projets et d’une grande humanité. J’ai toujours une profonde admiration pour lui ».

Dans ses contacts avec les malades, Morgan creuse prudemment leurs histoires, pour approcher l’être qui sommeille derrière la maladie. « J’ai vu des gens hospitalisés depuis 27 ans ou 35 ans, qui ne sont jamais sortis. Ils ont vieilli dans un service psychiatrique, parce qu’ils n’avaient pas d’entourage ou parce qu’ils étaient trop atteints pour être autonomes ». Passionné par les soins transculturels, il élargie leur vision et leur méthode : « Tu ne peux pas te permettre d’être dans une opposition stérile avec ton patient en balayant sa culture et sa croyance dans un jugement lapidaire. Si tu ne respectes pas la personne, ça ne fonctionnera pas ».

Il se rappelle alors son premier cas de possession. « Lors de nos entretiens, cette patiente avec une voix très gutturale, qui rappelait l’Exorciste, raconte-t-il. C’était cette autre entité qui causait à sa place. Donc soit tu te dis – ce sont des conneries – et tu rentres chez toi, soit tu veux soigner et tu ranges ton scepticisme au placard. Il faut rester réceptif, c’est la difficulté. Chaque cas est unique car chaque patient à sa psyché ».

Ça prend plus de temps que de faire une ordonnance, mais ça a des effets plus durables

Quand il s’agit de définir ce qu’est un fou, Morgan reste silencieux quelques secondes. « La question tient plutôt du – qui ça peut être ? Et ça peut être toi ou moi. Evidemment, il y a des pathologies bien connues qui aliènent une personnalité entière. L’individu devient alors dangereux pour lui-même et pour les autres. Mais, tout le reste ? C’est une zone floue, une nébuleuse qui s’étend entre qui tu considères sain d’esprit et qui tu considères comme déséquilibré. Les sociétés se chargeront ensuite d’élire leurs fous ». Il poursuit : « Qui peut prétendre savoir ce qui relève concrètement de l’ordre du pathologique ? Pour simplifier, pour nous rassurer, on colle des étiquettes, on place dans des cases. Quand tu penses que l’homosexualité a été sortie des classifications psychiatriques seulement dans les années 80… ».  

La psychiatrie dérive du droit. Discipline récente, elle prétend, comme les lois, déterminer un comportement anormal et établir une frontière entre l’acceptable et l’inacceptable. Comme les lois, elle devient le reflet implacable de son époque. Enfermer un fou ou un délinquant répond à une logique similaire : le placer hors du groupe, l’isoler dans une architecture précise et reconnaissable. Momo a incarné ces lieux jusqu’à passer des nuits entières dans les pavillons d’une vieille bâtisse asilaire du XIXème siècle.

« On a toujours enfermé la déraison et la folie au même endroit. On reste attachés à une conception morale, de ce qui est bien et de ce qui est mal, entièrement tributaire de notre environnement et de la collectivité au sein de laquelle on évolue. Un dépressif, on lui reproche quoi ? De ne pas entrer dans notre schéma libéral. Il n’est pas productif, il est donc perçu comme étant inutile. Mais, cela peut toucher tout individu qui a ce terreau mélancolique et hypersensible, et c’est quoi la mélancolie, si ce n’est être lucide sur la condition humaine ? ». Il rompt le fil de sa pensée par un éclat de rire. « Bon, ce n’est pas moi qui ai théorisé ça évidemment, c’est Freud, hein ».

De stages en stages, Morgan s’affirme et accepte aisément l’autorité que lui confère le port d’une blouse. En revanche, il demeure très humble face à sa tâche. « Si tu es condescendant ou à l’inverse, si tu fais un transfert affectif sur le malade, tu seras un mauvais soignant. Mais il faut tout de même mesurer que l’on a un poids et que l’on influence la vie des gens. Je n’ai jamais eu peur de cela, je l’ai assumé très vite. C’est une question de juste distance, et, encore une fois, de parole qui circule. Ça prend plus de temps que de faire une ordonnance, mais ça a des effets plus durables ». A ce sujet, il se félicite de n’avoir prescrit aucun médicament lorsqu’il travaillait dans une Maison pour adolescents, « c’était l’ambiance d’un foyer, il y avait des éducateurs spécialisés, des psychologues, des professeurs bénévoles pour les jeunes en décrochage scolaire… on travaillait sur différents niveaux avec ces gamins… La vraie vie, en fait ! ».

Les camés, « je les voyais déjà partis »

Lors d’un passage dans un hôpital de jour, petite maisonnette en briques non loin de la mairie de Saint-Ouen, Morgan découvre la vidéo-thérapie. Passent devant la caméra les patients, qu’importe le degré du trouble qui les affecte mais aussi les internes et les infirmiers. Toute cette petite assemblée agrégée participe ainsi à l’élaboration d’un scénario puis d’un moyen-métrage. C’est cette position d’horizontalité qui plait instantanément à Momo. Elle lui vaudra un bégaiement ou deux quand un patient lui demandera lors d’une séance : « et, vous, Morgan, pourquoi faites-vous cette thérapie ? ». Momo se frotte le menton : « J’ai bafouillé, mais j’ai répondu. C’était le jeu. Ces personnes sont stigmatisées par des mots et par leurs propres maux alors que certaines sont dotées d’une immense finesse. Ils m’ont appris des choses sur moi. D’où l’importance de savoir écouter, encore une fois ».

Avant de partir en vacances, il venait de terminer un stage en addictologie et en est sorti quelque peu frustré : « C’était très déroutant, de rencontrer des camés. Je me suis senti démuni car je les voyais déjà partis, comme si c’était peine perdue, parce que la substance les avait déjà altérés. Le docteur devient mi-dealer, conduit à prescrire des substituts à ces drogues. Il s’agissait de réduire les risques, c’est ainsi… Ce sont des problèmes qui n’ont pas encore de solution palpable. Pourtant, tu les entendrais… Certains ont des vécus si riches, si incroyables. Et la chute est si dure ».

Un frisson lui raidit la nuque. Momo étire son dos et renfile sa veste. Ça parle politique à l’intérieur du petit troquet de quartier. Quand il était petit, Momo adorait la politique. Lors des élections présidentielles de 1995, il connaissait par cœur les professions de foi de tous les candidats. Et depuis ? « Ce sont des discours dans lesquels je ne me retrouve pas. J’ai écumé tous les meetings à une époque. Sauf l’extrême-droite. Mais leur parole, à tous, est vide. Peu pénétrante. Je trouvais davantage de sens dans les histoires racontées par les clients du bar de mes parents ! J’ai dû voter une fois en vingt piges. Aujourd’hui, j’estime que je fais de la politique de proximité à mon niveau, à l’échelle locale, au contact des individus ». Momo se mord les lèvres et ne peut s’empêcher d’ajouter : « au contact de la vraie vie, quoi ! ».

Il a achevé de dévorer Guerre et Paix en trois semaines et prend son dernier poste d’interne dans quelques jours. Récemment, il a assisté à un cours de danse Gaga. « C’est beau, de danser. Il n’y a rien de plus fort pour sublimer la musique et réparer un corps que j’ai un peu martyrisé, je dois l’avouer. Même dans le métro, je bouge tout seul quand j’ai mes écouteurs. Si les gens me prennent pour un bouffon, tant pis ! ».

Momo s’interroge. Et si le véritable étalon de mesure d’une société en pleine santé se nichait dans la façon dont elle élève ses jeunes, accompagne ses vieux, soigne ses malades, inclut ses handicapés, accueille ses étrangers, enferme ses détenus et considère ses fous ? Ah, ces fous… Quelle drôle d’idée que celle de les entendre, quel étrange souhait que celui de les laisser crier. Pourtant, c’est une parole à recevoir, « plus fragile que les autres… plus sincère aussi, peut-être ».

Parce qu’il existe un monde invisible aux yeux de ceux qui refusent de le voir. Un monde rempli de miroirs. Un monde éclairé par nos aliénations et que l’on cache derrière les murs des asiles, par-delà leurs couloirs blancs. « C’est ce que l’on appelle l’angoisse de la contamination. C’est un mythe qui a la peau dure : si tu côtoies de trop près la folie, tu finiras par y sombrer à ton tour ». Sa voix se pose, le vent se lève. « Si je suis fou ? Non, bien sûr que non. Mais sommes-nous tous sains d’esprit pour autant ? ».

Eugénie COSTA

Pour (re)découvrir L’or du commun

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