Le 6 novembre 1982 s’éteint à Nanterre Abdenbi Guemiah, cofondateur et trésorier du Club Gutenberg. Deux semaines plus tôt, un de ses voisins, habitant la zone pavillonnaire, excédé selon des dires par « des enfants ayant jeté des cailloux sur sa façade » décide de riposter en tirant avec sa carabine pour les repousser. Il touche « accidentellement » Abdenbi Guemiah alors âgé à cette époque de 19 ans. Le 20 juin 1983, Toumi Djaïdja, président de SOS Avenir Minguettes, dans la banlieue lyonnaise, se fait tirer dessus par un policier en vadrouille alors « qu’il tentait d’empêcher un chien policier de mordre un autre jeune ». Toumi sera un des leaders de La Marche pour l’Égalité entamée le 15 octobre 1983.

Dans « On est chez nous », Histoire des tentatives d’organisation de l’immigration et des quartiers populaires (1981-1988), l’objectif de Karim Taharount n’est pas d’inventorier tous les crimes racistes ayant été opérés durant la période donnée, même si elles sont constitutives d’un climat social et expliquent, en partie, le ras-le-bol des jeunes assignés à la première et seconde vague d’immigration en France. L’ouvrage de Karim Taharount, qui nous emmène dans un voyage « à hauteur d’homme » à travers l’histoire de la « mouvance autonome des jeunes immigrés » entre 1981 et 1988, nous rappelle que les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques.

Un travail historique pharaonique

« On est chez nous », titre en référence à un article paru dans l’hebdomadaire de l’immigration » Sans Frontière » datant du 9 avril 1982 signé d’une jeune militante d’origine maghrébine, explore en profondeur les différents réseaux d’associations et de personnalités ayant de près ou de loin contribué à la structuration de la mouvance des descendants d’immigrés vivant dans les banlieues, de leurs combats pour arracher l’égalité des droits et ne plus être considéré comme des citoyens de seconde zone. Dans une immense majorité, ces « jeunes immigrés » (environ 2,2 millions au début des années 1980) étaient maghrébins, mais aussi portugais, subsahariens, asiatiques ou venant des outre-mer.

L’historien donne la parole à des acteurs laissés dans l’ombre de l’histoire légitime et s’appuie sur une documentation très riche; un travail pharaonique synthétisé en 300 pages seulement. « Depuis 2005, j’ai ainsi consulté les statuts déposés en préfecture par les associations ayant participé à la mouvance, visionné environ 700 émissions télévisées à l’INA, consulté environ 3 000 articles conservés à la BNF, étudié plus de 4 000 documents imprimés, réalisé environ 80 entretiens semi-directifs ».

On peut comparer cette démarche à L’Autobiographie de Martin Luther King Jr, signée Claybone Carson, professeur d’histoire à l’université de Standford qui a donné à voir les différentes étapes de la lutte pour les droits civiques des Afro-américains aux États-Unis, dans les années 60, sur la base de la vie du pasteur. Cette méthode donne à l’enseignement de l’histoire une dimension humaine. Karim Taharount offre un éclairage précieux sur les « tentatives d’organisation politique » des jeunes immigrés ou issus de l’immigration et permet de saisir la complexité d’un mouvement souvent homogénéisé.

Les immigrés, ces « sous-prolétaires »

La Marche pour l’Égalité d’octobre à décembre 1983 est le point d’orgue du livre. Les militants iconiques de ce mouvement, leurs parcours et leurs combats se satellisent autour de cet événement historique. Norredine Iznasni, Mogniss H. Abdallah, Djida Tazdaït… autant de noms, de visages, de pourfendeurs du statu-quo social qui se croisent, se testent parfois, d’un bout à l’autre du livre, d’un bout à l’autre de l’histoire.

Une histoire qui commence par celle de Norredine Iznasni, fils de la cité de transit Gutenberg à Nanterre dans les années 60-70, qui ressent déjà le fait de ne pas être considéré comme un Français à part entière, d’être à la périphérie du roman national, d’avoir été « mis à l’écart de tout ». Alors diplômé d’un CAP, il obtient un poste d’intérim dans une entreprise à Nanterre. Il démissionne quelques jours après lorsque son contremaître lui demande « d’effectuer un travail en dessous de son niveau de qualification et ne correspondant pas à la description du poste ». Il se reconvertit dans l’animation au service de la jeunesse, et le travail est herculéen. Le constat s’aligne avec celui des chercheurs sur ces quartiers : désertification de toute expression politique commune. « Les jeunes ne faisaient pas grand chose, ils n’avaient rien comme maison de jeunes ou salle pour se réunir. Ils étaient délaissés ». Les villes communistes ne se montrent pas particulièrement tendres avec cette population immigrée qui ne peut pas voter car n’en a pas le droit. « Les mairies les rangeaient dans la catégorie des sous-prolétaires. Elles les considéraient comme une surcharge budgétaire qui nuisait à l’image de leur ville ».

On apprend ainsi que « la ville de Nanterre a instauré un quota limitant un grand nombre d’immigrés de ne pas bénéficier des certains services municipaux ». Le Comité des résidents de la Cité Gutenberg et l’Association Gutenberg sont créés en réponse à cette pénurie d’action publique dans leurs quartiers. En parallèle, ces structures mènent des activités socioculturelles à l’égard des jeunes et portent des revendications politiques très concrètes, comme la grève des loyers initiée en 1982 afin de protester contre l’insalubrité des appartements.

Les premières tentatives d’union des luttes

Les municipales de mars 1983 représentent un tournant médiatique, la thématique de l’immigration « devient un enjeu politique à l’échelle nationale ». Des tracts racistes sont diffusés et l’extrême droite, alliée au RPR et à UDF, remporte sa première victoire démocratique à Dreux. Face à cette forte progression de la xénophobie et d’un climat électrique entre des jeunes immigrés et les forces de l’ordre, une volonté de s’unir pour faire front s’affiche dans la formation de la Coordination des cités de transit. « La coordination permet d’échanger des informations sur les démarches administratives, les logements disponibles ».

Les Forums-Justice, au nombre de six, se déroulant entre juillet et novembre 1983 dans les villes de Vénissieux, Marseille, Vaulx-en-Velin et Nanterre, donnent à nos protagonistes de La Coordination des cités de transit l’occasion de se rencontrer pour témoigner, s’écouter et discuter les moyens d’endiguer les violences policières et d’améliorer leurs conditions de vie. Le mouvement prend de l’ampleur et donne en partie naissance, au travers de l’Association SOS Avenir Minguettes, à la célèbre Marche pour l’Égalité des droits et contre le racisme, à l’Association des familles de victime de crimes racistes, à SOS Racisme. Pourtant, des désillusions vont amener des figures militantes de premier plan à s’éloigner du mouvement créé.

Les lascars et les beurgeois

Pourquoi la mouvance n’a jamais dépassé le stade informel malgré les tentatives de structuration à l’échelle nationale ? Les raisons de cet échec sont nombreuses, selon Karim Taharount. D’abord, l’historien décrit les divisions internes au mouvement et la difficulté de penser le mouvement dans son aspect organisationnel. « La mouvance n’a jamais réussi à choisir clairement une forme d’organisation spécifique capable de l’unifier. Elle n’a jamais dépassé le stade du réseau informel et nébuleux ».

L’historien observe la difficulté qu’ont les organisateurs à concilier leur vie professionnelle ou étudiante avec le temps qu’exigent leurs activités militantes. Ces activistes sont eux-mêmes touchés par les problématiques liées à l’emploi, au logement et à la précarité. Autre problème : des différenciations s’opèrent au sein du mouvement sur une base communautaire et identitaire en cassant une dynamique d’unification et de mutualisation des associations en marche. Karim Taharount le précise dans son enquête : la mouvance est principalement composée de Maghrébins (alors qu’ils sont, pour la plupart, nées en France), les autres communautés, portugaise, polonaise, turque apportant une nuance à ce groupuscule nouvellement formé. Les Assises nationales des associations de jeunes issus de l’immigration organisées entre le 9 et 11 juin 1984 sont déjà profondément marquées par ses dissensions, malgré l’extraordinaire opportunité pour ses associations de se rencontrer et de former un programme commun.

Une défiance voit le jour contre ceux proches de la gauche chrétienne et ceux ayant fréquenté les milieux intellectuels, maoïstes ou trotskistes et maîtrisant l’art de la rhétorique. Ces derniers étaient perçus par certains comme des pantins au service du gouvernement. D’où l’apparition d’appellations comme « beurgeois« , désignant tous ces militants ayant un niveau social supérieur, proches de la gauche étatique et accusés d’être déconnectés des réalités vécues par les jeunes issus de l’immigration. À l’opposé, apparaît le terme de « lascars » désignant ceux qui par leur débrouillardise, leur connaissance et leur implication sur le terrain font bouger les choses.

Quel héritage en 2018 ?

La mort de Zyed Benna et Bouna Traoré précédant les révoltes urbaines de 2005, celle d’Adama Traoré en juillet 2016 à Beaumount-sur-Oise, plus récemment le drame vécu par le jeune Théo Luhaka à Aulnay-sous-Bois en février 2017 laissent croire que le propos du livre est encore d’actualité. Les mouvements antiracistes et des quartiers populaires se centralisent autour des questions des violences policières ou encore des dérives islamophobes.

Karim Taharount déconstruit un discours stigmatisant sur les habitants des banlieues françaises en revisitant la mémoire de ces militants de la lutte contre le racisme. L’échec a créé une fédération des quartiers populaires, la radicalisation politique de certains membres du mouvement ne doit pas occulter à ses yeux les différentes initiatives qui ont vu le jour après 1988 et les plus récentes comme le collectif Pas Sans Nous qui se veut un « syndicat des banlieues », La Marche de la dignité, le Forum social des quartiers populaires, Stop le contrôle au faciès, et bien d’autres. Car le combat se poursuit aujourd’hui sous de nouvelles formes et avec un nouveau vocabulaire (« racisés », « intersectionnalité », « postcolonialisme »). Des mouvements qui « n’ont pas renoncé à tout projet d’organisation national », souligne le sociologue Thomas Kirszbaum dans sa préface au livre, cette même organisation qui a manqué à leurs aînés.

Jimmy SAINT-LOUIS

« On est chez nous », Histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration et des quartiers populaires (1981-1988), Solnistata, 2017 (Jeanne Demoulin)

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