Le quartier, je le connais par cœur depuis mon jeune âge et les rues que je m’apprête à prendre la nuit tombée, j’en connais toutes les bosses et les ravalements. Je me mets à marcher d’un pas plus que décidé, à grosses foulées constantes. Portable vissé au fond de ma poche, doudoune de ski sur les épaules, casquette descendue à ne plus voir les feux de signalisation, capuche à fourrure par-dessus et mes Nike Free Run aux pieds (au cas où, tu vois). Bref, pas attirante ni attrayante pour trois francs et demi, je fais les premiers deux cents mètres, presque nostalgique des moments où je parcourais la ville sur mes petits pieds.
Ouf. Je viens de quitter la RN3. Il faut dire que cette longue nationale n’a rien d’accueillant pour n’importe quel piéton, à n’importe quelle heure. Sombre, jonchée de grandes enseignes de canapés turcs et de garages, les trottoirs défoncés par les trop nombreuses voitures qui se garent là. J’arrive près du stade, une bande de mecs est en train de tâter le ballon. Ils ont l’air plutôt contents, je les envie un peu et passe vite mon chemin. Une voiture s’arrête à mon niveau et la vitre se baisse rapidement « excuse-moi, on peut se parler ? ». Non mais c’est une blague ? C’est quoi le plan ? Aborder tout ce qui a l’air de près ou de loin d’être une fille ? Parce qu’il fallait le faire, avec mon équipement de Bonhomme Michelin !
J’active alors mon mode « ignorer ». Bien entendu, ça ne fonctionne pas. « Non mais promis, je ne veux pas te draguer, je veux te parler seulement ». Silence. « Mais allez quoi, je te drague pas, je vois bien que t’es un peu énervée, mais deux minutes… ». Craquage. «  Non j’ai pas envie de parler, je veux juste rentrer chez moi, tranquille sans qu’on me dérange, c’est possible ça ? ».
Miracle, il fait marche arrière et me laisse rentrer. Finalement je me dis que c’était peut-être pas l’idée du siècle de rentrer à pied, seule. Et puis merde, je devrais bien avoir le droit d’arpenter les trottoirs de ma ville quand je veux quand même. Pays libre, pas de couvre-feu, tout ça, tout ça ?
« Trop » soulagée à mon goût, je m’engage – enfin –  dans ma rue. Sur mon trottoir au loin, trois mecs adossés à une voiture. Mode « protection » activé (je change de trottoir ? Mais non ça fait bizarre ils vont voir que tu as peur. Mais j’ai peur… Ouais, mais faut pas le montrer, et puis on sait jamais ils sont peut être hyper gentils). Je décide de rester. Mauvaise idée.
-Bonsoir ma copine
Dans mes pensés : « ta gueule connard on a élevé les cochons ensemble pour que tu m’appelles copine ? »
-Bah quoi on répond pas ? C’est pas très poli tout ça.
« Ce mec est vraiment sérieux ? Il cherche quoi au juste ? À se prouver à lui-même qu’il en a une paire dans le pantalon, ou à montrer à ses potes qu’il arrive à terroriser une fille en train de rentrer chez elle ? »
Parce que oui,  j’ai peur, une seconde me suffit à évaluer la situation qui pourrait dégénérer. Ils sont trois, je suis seule. Même avec les meilleures techniques d’autodéfense, je n’aurais jamais pu faire le poids. Et mon téléphone ? Trop long à atteindre et il ne serait qu’un prétexte de plus pour me faire agresser.
Je rentre finalement chez moi, épuisée, mais pas par la marche à pied. C’est mon cerveau qui n’en peut plus. Il ne m’est rien arrivé, physiquement. Et pourtant je me sens vaine, agressée, presque sale. Comme si on avait bel et bien intériorisé le fait que c’était mal de se retrouver à marcher dans la rue, seule. Et ce soir-là je n’avais marché que vingt-cinq minutes, je n’avais parcouru qu’un pauvre kilomètre…
Jihed Ben Abdeslem

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