« Je suis journaliste et j’écris sur les cafés-signes ». Il nous aura fallu plusieurs dizaines de minutes pour arriver à nous présenter sommairement, mais enfin voilà, nous y sommes : notre première phrase complète en langue des signes française (LSF).

Avant cela, un petit point sur les chiffres pour indiquer son âge s’imposait. On tatone. Alors, Claire, passionnée de langue des signes, nous encourage et Jivan, sourd de naissance, nous corrige au besoin. Ce samedi de fin d’automne, Claire, Jivan, ainsi qu’une dizaine de personnes -qu’elles soient sourdes, malentendantes ou simplement curieuses- échangent en langue des signes française dans le « boudoir », une salle dédiée du Centre d’Art Contemporain d’Alfortville (le CAC) où les tables sont envahies de tasses à café et de feuilles de papier qui volent dans tous les sens.

Depuis 2018, le Centre d’Art Contemporain d’Alfortville met à disposition une salle pour les cafés-signes, en complément des visites guidées en LSF.

« Tout le monde finit par arriver à établir une communication peu importe leur niveau en LSF », rassure l’équipe du Centre culturel. C’est le principe d’un café-signes : des lieux, ou plus généralement des moments de rencontre organisés par des personnes sourdes elles-mêmes, pour que la communauté signante puisse s’y retrouver. En France, il existerait une trentaine de lieux proposant des moments de ce type dispatchés dans sur tout le territoire.

Je n’en n’avais jamais entendu parler. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir cherché un groupe pour rencontrer des personnes sourdes comme moi.

Les sourds signants : une minorité dans la minorité

« On s’est dit que si cela marchait, c’était tant mieux. Si cela ne marchait pas : tant pis. Et cela a fonctionné », souffle un sourire aux lèvres Sandrine Paraire, Administratrice au CAC, à l’origine du café-signe d’Alfortville et elle-même malentendante. « Il y a des cafés-signes très connus sur Paris mais ils ont généralement lieu le soir, et l’on doit consommer pour rester. Je voulais qu’il n’y ait pas de barrière pour les plus précaires et les parents qui doivent garder leurs enfants », contextualise Sandrine Paraire. Le centre culturel propose en outre, une visite guidée en LSF par exposition gratuite. Mais l’équipe a souhaité pousser l’expérience plus loin.

Avant la pandémie, le rendez-vous mensuel proposé par le CAC d’Alfortville pouvait réunir jusqu’à une vingtaine de participants. Un peu moins depuis le Covid-19 mais le « noyau dur » d’habitués est chaque mois rejoint par de nouveaux curieux. Le 27 novembre dernier, au moins deux personnes ont passé le pas de la porte pour la première fois. « Cela fait six ans que j’habite à Alfortville et je n’en n’avais jamais entendu parler. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir cherché un groupe pour rencontrer des personnes sourdes comme moi. Peut-être que je cherche mal », plaisante Lydie, malentendante d’une trentaine d’années.

Musée et lieu de vie, l’équipe du CAC souhaite marquer son opposition avec les “musées chapelles”.

« Mon ancien compagnon était signant, contrairement à moi qui ait suivi depuis toute petite des cours d’orthophoniste », poursuit-elle. Lydie est ce qu’on appelle oralisante : elle lit sur les lèvres et communique en français.

La majorité des personnes sourdes ou malentendantes en France ont la même pratique que Lydie. Selon la Drees (la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), 283 000 personnes pratiqueraient la LSF: une goutte d’eau comparée aux sept millions de Français qui ont des difficultés auditives. L’invisibilisation de la langue des signes s’explique tout autant par une Histoire qui a vu la LSF être bannie des établissements scolaires au XIXème siècle, que par les difficultés d’accès à une éducation bilingue qui perdurent encore aujourd’hui.

L’idée que nous nous faisons de l’accessibilité est qu’elle doit passer par l’autonomie: il faut laisser la parole aux concernés.

Les cafés-signes sont un moyen de briser l’isolement de cette petite communauté linguistique. Jivan, sourd de naissance, se rend, lui, dans plusieurs cafés-signes en Ile-de-France : à Paris, Versailles et maintenant celui d’Alfortville. Enthousiasmé, il s’est même porté volontaire pour s’occuper de la communication sur les réseaux sociaux. Ici, Jivan fait office de professeur en langue des signes pour tout le monde. On lui fait remarquer; il s’en défend, un peu gêné.

« Jivan a plus de contact dans la communauté sourde que nous », admet l’équipe du CAC. « Dans le secteur de la médiation culturelle, on nous parle de démocratiser l’Art. Cette posture nous fait un peu grincer des dents. L’idée que nous nous faisons de l’accessibilité est qu’elle doit passer par l’autonomie: il faut laisser la parole aux concernés. Ce centre culturel, on l’imagine plus comme un lieu de vie que les gens peuvent s’approprier qu’un musée traditionnel », précise Mathilda, chargée des publics et de la médiation .

Handicap invisible, discriminations manifestes

« La gratuité fait aussi partie intégrante de la question de l’accessibilité », ajoute-on du côté du Centre d’Art Contemporain d’Alfortville. Pour les participants du jour, la question de l’absence de coût est un plus, sans forcément être le moteur de leur venue. Lydie, la Belge, est patronnière -un poste clef dans le secteur de la mode. Jivan, lui, travaille au sein d’un ESAT -Établissement et service d’aide par le travail- spécialisé dans l’impression textile.

Franco-américain, l’homme a connu plusieurs vies, et plusieurs métiers. « Je suis né en Inde. Mes parents m’ont adopté quand j’étais bébé. J’ai habité près de Dijon et puis 25 ans à Washington aux Etats-Unis [la ville dispose de la première université au monde destinée aux étudiants sourds, NDLR]. Là-bas, j’ai travaillé en tant que technicien optique et même dans l’informatique. Je suis revenu en France car les salaires ici sont plus élevés », raconte-il. Seulement ici, les salaires en ESAT oscillent entre 55,7 % et 110,7 % du SMIC seulement.

Jivan s’est porté volontaire pour assurer la communication digitale autour des cafés-signes.

Pire, du côté de la Fédération Nationale des Sourds de France (FNSF), on comptabilise une cinquantaine de métiers interdits aux Sourds. « La liste des métiers interdits est étonnamment longue et incomplète. Nous retrouvons les cinq logiques de refus : idéologie sociale, aspect médical, barrière linguistique, la sécurité et stratégie économique », analyse la Fédération dans un rapport portant sur les métiers interdits aux Sourds publiés en mars 2018.

Le taux de chômage des adultes avec handicap plafonne quant à lui à 14% contre 8% pour le reste de la population française.

Cette dernière dénonce également des discriminations aux crédits bancaires. « Depuis quelques années, de plus en plus de sourds souhaitent devenir auto entrepreneur mais doivent affronter un obstacle supplémentaire par rapport aux entendants : les banquiers. La commission ‘Discrimination’ a reçu plusieurs témoignages de refus de crédit bancaire à cause de la surdité. Les banquiers ont des difficultés à imaginer des sourds diriger une entreprise », indiquait la fédération nationale des sourds de France dans le rapport.

Plus récemment, en 2020, l’Insee s’est penchée plus globalement sur la population active reconnue comme handicapée. L’étude montre que les personnes en situation de handicap occupent davantage des postes peu valorisés tels qu’employés ou ouvriers (61% contre 45% pour l’ensemble de la population) et travaille plus souvent en temps partiel. Le taux de chômage des adultes avec handicap plafonne quant à lui à 14% contre 8% pour le reste de la population française. A Alfortville, on prête néanmoins attention à d’autres chiffres. L’heure sur la montre indique que le café-signes touche à sa fin. Et déjà, on note les dates des prochains rendez-vous. Et comme à son habitude, arrivé en premier, Jivan part en dernier.

Méline Escrihuela

Prochain café-signes du CAC, le 22 janvier 2022, de 15h à 18h. Réservation conseillée à reservations@cac-latraverse.com ou par sms au 07.83.57.28.32. 9, rue traversière 94140 Alfortville

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