Philosophe et chargé de mission sur la « pédagogie de la laïcité » par le ministère de l’Education Nationale, Abdennour Bidar est aussi auteur de nombreux essais sur l’Islam. L’intellectuel revient pour nous sur sa vision de l’Islam et sur son inscription actuelle dans la société française. Interview.

Après avoir fondé le concept de « self islam » que vous appelez aussi « Islam du choix personnel », vous avez théorisé l’idée d’un existentialisme musulman. Comment délimitez-vous ce concept ?

L’islam du choix personnel, je l’ai théorisé sur le plan philosophique, il ne suffit pas de dire « vivons librement notre Islam». La liberté spirituelle est la liberté sublime, la plus difficile à conquérir. C’est pour cela que les religions tracent des voies contraignantes : l’humain doit ainsi être guidé car une vie spirituelle ne s’improvise pas. Notre époque est marquée par la valeur de la liberté de conscience donc inévitablement il faut repenser le rapport religieux et spirituel en commençant par ce rapport de liberté.

En 2004, j’ai essayé de voir ce que donnait un Islam libre, du choix personnel. Il s’agit d’une exigence nécessaire si on veut adapter la vie spirituelle aux exigences de notre époque où chacun d’entre nous veut être considéré comme une personne libre d’elle-même à laquelle la société, l’éducation, l’État vont donner les moyens d’actualiser cette liberté. On a des systèmes de civilisation qui voudraient être pensés comme mettant en sécurité la liberté de l’individu articulé autour de la dignité de la personne humaine : capacité à faire ses propres choix, prendre ses propres risques. Dans le domaine de la vie spirituelle dans la conception traditionnelle, l’être humain serait face à une transcendance qui excèderait son pouvoir de choix. Aujourd’hui, il y’a une nouvelle relation entre l’homme et ses Dieux qui se cherche, très difficile a établir car le domaine du sacré est le domaine de l’hétéronomie : comment est-ce qu’on intègre cet univers spirituel au champ de l’autonomie ? C’est très difficile.

Je pense que toutes les révolutions sociales et politiques qui ont installé la liberté dans le domaine socio-politique sont préparatoires au défi d’installer la liberté dans le champ spirtiuel. On a tellement été habitué à penser la religion en terme de contraintes, d’orthodoxie, de préséance de la loi sur le choix, qu’on est démuni car on a l’impression d’être face à deux domaines contradictoires et irréconciliables. On est face à un défi considérable.

Dans votre ouvrage Un Islam pour notre temps (publié en 2004), vous défendez un Islam adapté à notre temps, n’est-ce pas en contradiction avec l’intemporalité de la religion musulmane ?

La question est de savoir ce qui est vraiment éternel : qu’est-ce-qui dans l’immense corps de ce qu’on a appelé le sacré demeure et qu’est-ce qui est relatif au temps. Je crois qu’une des choses qui nous empêche de réfléchir, c’est que l’on a accordé de l’éternité aux moyens alors que seule la fin est éternelle. La finalité est la rencontre de ce mystère qu’on appelle le Dieu ou les Dieux. La question qui se pose est la suivante : qu’est-ce que moi qui suis mortel,   »faible et misérable » comme dirait Pascal,  j’ai à voir avec la puissance créatrice vis-à-vis de laquelle je me sens dans un rapport d’extrême éloignement et d’extrême proximité ? Là, il y’a une question fondamentale dont toutes les civilisations se sont saisies. Pour cultiver la conscience, la connaissance, l’approfondissement de ce mystère, les religions se sont proposées comme des voies et les civilisations religieuses ont éternisé des voies qui étaient simplement des moyens temporels d’investigations de ce mystère fondamental. On observe que les civilisations religieuses ont tous le même point de surgissement, au sortir du néolithique, et après cela, c’est la naissance du très ancien judaïsme du coté monothéiste et de l’autre, l’hindouisme, le confucianisme entre 800 et 400 avant JC. On est en train d’arriver à la date de péremption des voies, des moyens qui jusque-là ont été efficaces pour avoir une vie spirituelle.

La date de péremption des voies que vous évoquez, donne-t-elle naissance à une nouvelle voie spirituelle ?

Dans les civilisations traditionnelles, le religieux est le moteur de l’histoire dans l’Islam. Mais depuis le début de la modernité, quelque soit la place du religieux, ce n’est plus la religion le moteur de l’histoire, il est devenu un fait social parmi d’autres : désormais, il y’a l’économie, l’histoire, la politique et la religion. Jamais la religion n’avait été secondarisée et cela indique quelque chose de fondamental :  la position centrale était directement relative pour nous acheminer vers notre interrogation spirituelle. Il y a dans le temps présent des indices  : la promotion de l’individu et la promotion de la liberté de conscience notamment. Aujourd’hui, le défi majeur est de repenser les voies religieuses et de renoncer à ce préjugé d’éternité. Mais attention, on ne quitte pas facilement des habitudes plurimillénaires puisque jusque là on avait fabriqué du spirituel avec du religieux et il y a des savoir-faire énormes qu’il faut récupérer et transformer. Le tort de la réalité occidentale a été de dire « la religion c’est des conneries », ou pour citer Marx « la religion c’est l’opium du peuple ». Or, il y’a des héritages et des patrimoines immenses et le défi est d’arriver à les transformer. Moi, c’est ce que j’essaie de faire du côté de l’Islam. Donc quand je parle d’« Islam du choix personnel », il s’agit de réarticuler l’héritage islamique à partir de la personne. Chaque être humain, chaque musulman a la responsabilité de se demander : de quoi ai-je besoin pour conduire ma vie spirituelle au quotidien ?

Mais par quel(s) moyen(s) le monde musulman peut-il repenser l’Islam?

Il faut récupérer des grandes figures de notre actualité islamique. Il y a des grandes figures du passé dont il faut parler et se réapproprier qui peuvent nous aider aujourd’hui comme Mohammed Iqbal, philosophe pakistanais du 20e siècle, sur lequel j’ai fait ma thèse. Cet homme est un génie, il a eu un courage et une lucidité absolument unique à l’échelle du monde musulman. A la fin du 19e siècle, l’invasion occidentale a mis sa main de fer sur le monde musulman, Mohammed Iqbal est à Lahore au Pakistan et à ce moment là, tous les intellectuels du monde musulman s’installent dans une posture défensive de réaffirmation de la tradition. À l’inverse, M. Iqbal face à la modernité adopte une autre posture. Dans une logique de contribution critique mutuelle, il affirme «  j’accepte que tu critiques ma civilisation, ma culture, mes représentations mais moi je vais critiquer les tiennes ». Il fait quelque chose que sont incapables de faire les intellectuels musulmans depuis la fin du 19e siècle et les occidentaux : la remise en question. Les occidentaux continuent de vouloir fabriquer de l’universel avec leurs seules représentations, de fabriquer ce qu’on appelle un «universel impérialiste». Iqbal est le seul à dire « je vais fabriquer de l’universel en m’appuyant sur les contributions, enrichissements mutuels de ces deux univers de civilisation ». Je ne peux pas passer à coté de lui, penser sans quelqu’un comme ça, j’ai besoin de lui. Souvent on parle de réformateurs musulmans comme Mohamed Abduh (juriste et mufti égyptien) par exemple. Mais, Mohammed Iqbal est le seul à adopter cette logique de remise en question.

Vous vous inscrivez dans la continuité de la réflexion de Mohammed Iqbal sur la remise en question de l’Islam, et de manière plus générale, qu’en est-il de l’autocritique religieuse ?

J’aime accoler deux épithètes :  je suis dans une démarche critique créatrice. En fait, il ne suffit pas de déconstruire mais de créer autre chose. Il ne s’agit pas d’opérer une désacralisation des représentations mais de resacraliser, de respiritualiser l’existence.

Vous avez publié une tribune dans Marianne « Lettre au monde musulman » le 3 octobre dernier, vous parlez d’un Islam qui s’émancipe.  Pourquoi ?

Oui exactement, ma position est claire : je parle en faveur d’un Islam qui s’émancipe de maux qui le gangrène à savoir le formalisme, le dogmatisme, le littéralisme, le sexisme etc. Je pense qu’on peut s’en émanciper et que c’est de notre responsabilité de changer l’image de l’Islam et de passer du réflexe de victimisation à celui de l’autocritique. Bien sûr, les musulmans sont stigmatisés en permanence et on doit se battre pour lutter contre les discriminations et stigmatisations mais la religion musulmane et la civilisation musulmane souffrent de maux et la tâche pérenne est de recréer quelque chose de nouveau. L’autodéfense c’est bien, l’autocritique c’est mieux. De ce point de vue, le monde musulman a besoin de grands intellectuels et penseurs actifs et pas réactifs. Moi, je m’appelle Abdennour, et ça n’a jamais été un prénom facile à porter, mais je ne suis jamais du coté de la plainte.  Je suis volontaire et déterminé et je pense que c’est à moi, à nous de changer le regard de l’autre. Comme dirait l’un des personnages de mon roman favori de Frédéric Tristan « ma volonté est mon destin ».

Comment expliquez-vous qu’en banlieue notamment, une minorité de musulmans se radicalise ?

Il y a trois causes. La première est une cause une cause socio-économique, souvent ces jeunes vivent dans une détresse socio-économique, c’est le fameux phénomène de relégation territoriale dont parle Gilles Kepel dans son livre Banlieues de la République. En raison de ces difficultés sociales, pour ces jeunes, l’identité devient de l’identitaire car ils ont besoin d’un refuge, c’est d’ailleurs l’Islam refuge dont parle Mohammed Arkoun (intellectuel algérien). La deuxième cause est dans l’Islam et dans les religions en général : si une religion est instrumentalisée c’est qu’elle est instrumentalisable, dans la mesure où elle est victime d’un certain nombre de maux. C’est l’indice que toutes les religions ont des ferments de violence qui en font des outils d’instrumentalisation et des proies pour une instrumentalisation par les plus déséquilibrés, les plus fragiles. La troisième et dernière raison va au-delà de la situation française : dans nos sociétés, il y a un manque de sens, de spiritualité fondamentale et inévitablement, les êtres humains se retournent vers le religieux car le religieux a toujours été la grande fabrique de sens historiquement.

Pour conclure, pensez-vous que notre société occidentale traverse une crise spirituelle ?

Bien évidemment ! Et c’est très exactement, cette crise spirituelle qui est à l’origine des crises socio-économiques actuelles. Pourquoi je m’accommoderai des sociétés occidentales consuméristes, matérialistes, individualistes, égoïstes alors que la religion offre un idéal de partage, de fraternité, permet de donner un sens spirituel à l’existence. Par exemple, l’homme qui va à la mosquée le vendredi, il donne un sens à sa vie. On ne peut pas laisser en déshérence le besoin spirituel de l’homme.

Myriam Boukhobza

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