Article initialement publié le 30 septembre 2020. 

L’interpellation ultra violente de Kéziah Nuissier à Fort-de France, le 16 juillet 2020 a fait beaucoup parler d’elle sur les réseaux sociaux. #JusticePourKéziah, #JusticeForKéziah, #JistisBaKéziah : dès que les images de l’interpellation de Kéziah Nuissier ont circulé, ces hashtags d’indignation ont submergé la toile pendant une bonne partie de l’été.

Sur ces images difficiles, le jeune étudiant de 22 ans est traîné par terre par quatre gendarmes et le directeur du poste de police avant d’être roué de coups à plusieurs endroits (tête, parties intimes, thorax…). Avec une virulence et un racisme sans nom, les insultes fusent : “t’es qu’un enc*lé !”, “meurs !”, “sale n*gro !”. Manifestement blessé à la tête, son sang coule abondamment sur le sol sans que cela n’incite les agents à calmer leur violente interpellation.

Kéziah, énième victime d’une violence policière normalisée 

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Rappel des faits. Le 16 juillet se tient à Fort-de-France un rassemblement devant le commissariat pour demander la libération de trois militants anti-chlordécone arrêtés un peu plus tôt, Esaïe Maxime, Denzel Guillaume et Frédéric “Loulou” Maupeu, pour des faits de violences contre des policiers et des gendarmes  qui remontent aux mois de juillet, mai et janvier 2020.

Lors de cette manifestation improvisée, plusieurs militant·e·s jouent du tambour bèlè : un instrument traditionnel dont le rythme rend hommage aux ancêtres réduit·e·s en eslavage. Des gardes mobiles décident de s’avancer dans la foule et réquisitionner les tambours. Madly Etilé, la mère de Kéziah Nuissier, tente d’en récupérer un. Elle est violemment frappée par l’un des agents, qui lui casse le bras.

Son fils se dirige alors vers elle – les bras levés – pour la protéger et reprendre son tambour. C’est à ce moment que les coups pleuvent : plusieurs gendarmes se jettent littéralement sur lui, donnant lieu à la violence de l’interpellation visionnée des milliers de fois.

Mais le calvaire du jeune homme ne s’arrête pas là. Alors qu’il est à l’hôpital, il est sorti de sa chambre pour être placé en garde à vue. Un transfert effectué à 3h30 du matin. Ses conditions de détention paraissent alors surréalistes : sa plaie n’est ni désinfectée, ni suturée, il dort à même le sol, les anti-douleurs prescrits ne lui sont jamais administrés.

48 heures après le début de sa garde-à-vue, il ressent de vives douleurs et ne parvient plus à marcher. C’est à ce moment qu’il est hospitalisé et, suite à une manifestation sur le parvis de l’hôpital, pris en charge complètement.

Alors qu’il est en convalescence, il reçoit ensuite plusieurs fois la visite des forces de l’ordre chez lui.  Il apprend alors qu’il fait l’objet de poursuites, dont violence sur un agent dépositaire de l’autorité publique. L’IGGN (Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale) sera finalement saisie par le procureur de la République le 21 juillet 2020.

Des peines lourdes pour les militants anti-chlordécone 

Le 27 août 2020, Madly Etilé suit à distance le procès de son fils Kéziah (absent à la barre, pour cause de maladie) grâce à des SMS reçus. C’est donc à 9h – au tout début du procès – que la militante apprend que le procès de son fils est reporté au 9 novembre 2020 (le procès sera finalement renvoyé au 17 mars 2021). En effet, l’IGGN a lancé une enquête mais, les gendarmes mis en cause n’ayant toujours pas été auditionnés et aucun compte-rendu d’enquête n’ayant été publié, on convient que le procès de Kéziah Nuissier ne peut se faire sans avancée de l’enquête en question.

Un peu plus tard dans la journée, Denzel Guillaume, Frédéric Maupeu et Esaïe Maxime tombent de haut. Les trois sont entre autres accusés d’avoir volontairement commis des violences sur des fonctionnaires de police et des gendarmes le 13 janvier et le 15 mai 2020. On leur reproche aussi d’avoir détérioré des véhicules des forces de l’ordre le 13 janvier 2020.

Après plusieurs suspensions d’audience, les avocats des accusés demandent un renvoi d’audience : le dossier ne comprend pas le procès-verbal de notification de fin de garde à vue. Pour eux, la procédure est donc nulle. Mais le parquet décide de rester sur sa position : les trois militants anti-chlordécone seront bien jugés sans les prévenus ni leurs avocats qui ont quitté la salle.

Le délibéré – prononcé le lendemain matin – anéantit les soutiens des militants sur l’île : les peines imposées sont encore plus lourdes que celles requises. Devant une salle presque vide (le seul prévenu présent est Frédéric Maupeu), le tribunal correctionnel de Fort-de-France annonce condamner les trois militants à des peines de prison ferme.

Les gens sont exaspérés. Il y a un ras-le-bol

Pour les militant·e·s, l’issue de ce procès représente bien plus qu’une simple déception : c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Comme l’explique Madly Etilé, beaucoup de Martiniquaises ont depuis trop longtemps l’impression d’habiter un territoire dérogatoire du droit commun.

Les trois militants sont en effet engagés dans un combat pour la réparation de dégâts causés par la chlordécone sur l’île. Les effets ultra-toxiques de ce pesticide sont dénoncés par des militant·e·s antillais·e·s depuis 1974. Alors que ce perturbateur endocrinien – reconnu neurotoxique, reprotoxique (pouvant nuire à la fertilité) et potentiel cancérigène en 1979 par l’Organisation Mondiale de la Santé – est interdit dans l’hexagone en 1990, il reste autorisé aux Antilles jusqu’en 1993 via deux dérogations successives.

Et les répercussions sont terribles : 95% de la population guadeloupéenne et 92% de la population martiniquaise sont contaminés, d’où, entre autres, un nombre de cancers de la prostate ahurissant (la Martinique en détient le record mondial). Sans parler de la contamination des sols, de l’eau, des zones côtières si polluées que la pêche y est interdite… Des circonstances de luttes qui ne seront pas prises en compte lors du délibéré pour les trois militants.

On ne comprend pas que la France n’applique pas le droit sur les îles

L’autre face de la vie des Martiniquais·e·s, c’est la vie chère. Madly Etilé souligne que la vie en Martinique coûte en moyenne 40% plus chère que sur l’hexagone. Un SMIC en Martinique ne vaut pas grand chose, même avec des aides alignées sur celles d’hexagone. Le gouvernement a annoncé le chiffre d’1,5 milliards  alloué aux Outre-Mer sur les 100 consacrés au plan de relance.

Pour Madly Etilé, sur l’île, le torchon brûle entre la population et les représentants de l’Etat, notamment au regard des peines infligées aux activistes. “Les gens sont exaspérés. Il y a un ras-le-bol. Quand on fait des actions coup de poing, on nous enferme. Les accusations contre nos bourreaux sont renvoyées. Quelle est l’issue ? On ne comprend pas que la France n’applique pas le droit sur les îles. Ça se fait avec beaucoup de toupet”.

Pour elle, beaucoup d’habitant·e·s sur place, vivent une réalité post-coloniale tenace : “Les gens y voient une fatalité. Ils se disent :

On ne sera jamais des Français comme les autres. On est Noir.es et il faut l’accepter. Ça donne l’impression que les Antilles ne sont pas la France, qu’on est colonisés.

Elle évoque dans ce cadre la lenteur avec laquelle l’enquête pour son fils avance :  “C’est trop lent. On aurait déjà dû avoir des avancées concrètes concernant l’enquête de l’IGGN. Les gendarmes auraient déjà dû être entendus.”

“Quand même, proférer des insultes raciales et tabasser une personne menottée, c’est inacceptable. Il aurait fait quelque chose de grave, on lui aurait arraché les deux yeux ! C’est barbare. Il n’y a aucun ministre qui monte au créneau. »

Macron n’a rien dit, pourtant il a fait un tweet pour des statues qui tombent. Quelle est la valeur d’un être humain pour la France ? La vie d’un Antillais a moins de valeur qu’une autre.

Et ce silence ne provient pas uniquement que du gouvernement. Madly Etilé assure aussi avoir contacté tous les grands médias français, en vain. Alors pour elle, la lutte va continuer tout en changeant d’échelle, “parce qu’on ne peut pas faire autrement”.

“On ne peut pas demander à nos bourreaux ‘est-ce que vous pouvez être gentils ?’ Donc on est contraints de crier à l’international.” Des organisations étrangères (au Brésil, au Bénin, au Mozambique, aux Etats-Unis) ont déjà apporté leur soutien.

Dans cette épreuve, la mère du jeune homme se réjouit tout de même de voir les Martiniquais·se·s se mobiliser de plus en plus : “Il y a une terreur et une omerta installées depuis très longtemps. Tout le monde sait qu’on vit une situation injuste. Maintenant, le fait de le dire montre qu’on avance, ça confirme la justice à double vitesse.”

Les avocats de Frédéric Maupeu, Denzel Guillaume et Esaïe Maxime vont faire appel. Madly Etilé quant à elle mentionne un potentiel recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le procès de Kéziah Nuissier a été renvoyé au 17 mars 2021.

Sylsphée Bertili

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