Aujourd’hui tout est gris, le ciel déverse ses larmes, l’ambiance est triste et froide dans la rue. J’entre trempé dans la médiathèque Elsa Triolet située dans le cœur de l’Ile-Saint-Denis, le changement d’ambiance surprend. Je me débarrasse alors, me présente ensuite à l’accueil et je tâte, à ce moment, la sale du coin de l’œil où j’aperçois un vieil homme entouré d’enfants ébouriffés, les yeux grands ouverts. Ils sont dans un coin de l’immense pièce striée de ses rayons et de ses étagères remplies de livres.
Le vieil homme conte à cet instant l’histoire des « Trois petits chats », je m’approche délicatement de cette scène, un espace de lecture au sol, où l’aède des temps modernes distille du bonheur à chaque fin de phrase. Les parents sont d’ailleurs présents aussi et certains l’ont connu étant petits, comme cette femme qui écoutait ses histoires avec sa maman lorsqu’elles allaient au parc, maintenant elle y va avec sa fille. Une histoire générationnelle chez certains.
Alain Gaussel a 85 ans et tous les jours il arpente les rues, parcs et salles de classe du Nord-est parisien. Clopin-clopant, avec ses béquilles et ses allures de sorcier, il pourrait faire peur aux enfants. Et pourtant, il se promène avec ses histoires, des centaines de contes, qu’il raconte à qui veut l’entendre. Né à Paris en 1930, il aménage dans les années 70, en Seine-Saint-Denis.
D’origine franco-russe, il se souvient de sa grand-mère travaillant à la bibliothèque russe de Paris et de sa mère qui tous les soirs lui racontait une histoire. « Ce sont mes souvenirs » dit-il, avec des yeux d’enfants. De là est née sa passion pour les histoires, les contes, la poésie et la littérature soviétique. Cet enfant est toujours là, des souvenirs heureux, prisonnier d’un corps usé.
Des histoires de sorciers et de sorts plein la tête
Il a commencé à raconter ses premières histoires très tôt en lisant des livres de contes à sa petite sœur, ses cousins, cousines, neveux et nièces. Enfant il était le plus grand des petits cousins, il se chargeait donc de lire aux plus petits qui ne savaient pas encore lire. Plus un plaisir qu’une corvée, il y a pris goût. Pourtant la vie ne lui a pas raconté d’histoires, elle est allée droit au but sans suspense. Il a longtemps travaillé dans l’agronomie, mais n’a jamais mis de côté la féerie et le romanesque. À l’Ile-Saint-Denis, il a fini par trouver son petit havre de paix.
Cette commune de Seine-Saint-Denis, les pieds dans l’eau, offre avec ses berges et son parc, un décor idéal pour un conteur en quête d’inspiration. Des histoires de sorciers et de sorts plein la tête et son carnet. Rempli d’écritures, il le sort facilement de sa poche en sillonnant et flânant dans les quartiers du département, des Francs-Moisins à Saint-Denis, les Beaudottes à Sevran ou encore les 3000 à Aulnay-sous-Bois. C’est ici qu’il a son meilleur auditoire, selon ses dires et ses histoires attirent de plus en plus de monde, enfants et parents.
« À cette époque, il n’y avait pas d’internet, tout le monde n’avait pas un poste de télévision à la maison, personne n’avait de tablette ou de smartphone ! Le conte était un moyen de distraction au top, à succès ! Vous prenez par exemple les Francs Moisins à Saint-Denis en 70, il n’y avait rien ! J’étais leur seule distraction à ces gamins, il n’y avait aucune autre attraction pour eux ! Maintenant ils ont des ludothèques, des petits stades de foot, des terrains de basket, etc…, et tant mieux ! Disons que j’ai plus de concurrence aujourd’hui [rires]. Avant il n’y avait que le marchand de glace pour me faire de l’ombre. C’est marrant, on m’appelait d’ailleurs le marchand d’histoire !»
Dû à son succès dans les parcs et rues de la ville, les centres de loisirs ont commencé à amener les plus jeunes. Il a conté sans compter, des mois durant, dans les bibliothèques, les écoles et les classes et décroche même en préretraite, un emploi dans une bibliothèque. Ce qu’il préfère c’est conter aux gens dans la rue spontanément : « comme ça, après une remarque ou un événement ! Sans que cela soit préparé ! À ces petits groupes de gens enclins à écouter une fable, une poésie, quelques syllabes ».
Jongler avec les contes
Belleville, Ménilmontant, la Goutte d’Or, XIe, XIXe, XXe arrondissement, Saint-Denis, Saint-Ouen, Épinay-sur-Seine, Aubervilliers, Pantin, Bagnolet, Les Lilas, Argenteuil, Villeneuve-la-Garenne, Gennevilliers, peu de quartiers où il n’a pas conté. « Je me souviens à mes débuts, lorsque je contais dans certains quartiers populaires, il y avait souvent le grand frère ou la grande sœur qui était responsable des six autres derniers. Alors je devais faire attention à ce que mes histoires plaisent aux chefs de groupe, car s’ils partaient je perdais toute la famille, tous les auditeurs d’un coup ! »
12083866_143134229370874_723546303_nIl y en a qui ont été bercé par ces histoires, d’autres ont grandi de ses histoires, certains ont nourri une imagination avec ses histoires, beaucoup s’en sont servis pour rêver, voyager, éduquer peut-être. « Mes histoires connotent souvent une morale implicite ou des images explicites, un message conscient ou inconscient parfois. À défaut d’être voulu, c’est le plaisir de la langue, le plaisir d’écouter, le plaisir de rêver qui m’importe. À une époque, je contais pour un club du troisième âge ou dans des bibliothèques. Le public était âgé et me demandait toujours des histoires relatives à un thème : la forêt, la nature, les animaux. Et quand pendant une heure vous devez raconter huit, neuf, dix histoires sur le même thème il est nécessaire de s’arranger, de transposer, de jongler. On peut jouer avec les histoires, les façonner, les modéliser autrement dit les enrichir. »
Mais rendons à César ce qui appartient à César, la rue appartient à Alain Gaussel. Ou plutôt son nom, celui d’un passage à l’Ile-Saint-Denis, situé entre une école et un centre de loisirs !
Samir Benguennouna

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