Aujourd’hui, c’est la Marche du 23 Mai, dédiée aux anciens esclaves de la France. Emmanuel Gordien est vice-président et membre fondateur de cet événement, qui a dix ans cette année. Médecin virologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny (93), il répond aux questions d’Axel Ardès, avant de participer, ce matin et cet après-midi, à plusieurs manifestations en souvenir des esclaves « qu’étaient ses parents ». INTERVIEW.

Vous pouvez vous présenter rapidement ?

Je suis membre fondateur du comité Marche du 23 Mai (CM98), que nous avons appelé depuis peu l’Institut des français descendants d’esclaves. J’y suis responsable du centre de généalogie, dont l’objectif est de permettre aux descendants d’esclaves qui le souhaitent de retrouver leurs ascendants qui ont été esclaves.

Pourquoi cette journée du 23 mai alors qu’il y a déjà le 10 mai pour célébrer l’abolition de l’esclavage ?

En ce moment, on parle beaucoup de l’esclavage. Mais on n’en parle généralement que sous l’angle de l’abolition. Nous nous battons pour qu’on puisse en reconnaître les victimes et qu’on les honore en temps que telles. Pour nous, commémorer le 10 mai revient d’abord à honorer le combat des abolitionnistes. Mais il fallait aussi une date pour honorer les victimes du crime. Cette date c’est désormais de façon officielle le 23 mai.

En quoi le 23 mai se distingue-t-il ?

Le 23 mai 1998, il y avait eu une grande marche à Paris qui avait rassemblé plus de 40 000 personnes. C’était une marche silencieuse, où les descendants d’esclaves voulaient honorer leurs parents qui avaient vécu le martyr de l’esclavage colonial. Or ces descendants n’avaient jamais auparavant honoré la mémoire de leurs parents. C’est pour réparer ce silence que nous avions eu l’idée d’une marche silencieuse. Cela correspondait à une rupture avec la pensée officielle qui confondait l’esclavage avec l’abolition de l’esclavage.

Vous n’avez pas peur que cela fasse un peu répétition ou lasse en donnant l’impression d’être uniquement revendicatif ?

Ça fait 10 ans que nous nous battons mais ce combat commence à être entendu. Les politiques semblent avoir compris que cette demande était importante. Je remarque que le président de la République l’a reconnu également puisque dans une circulaire en date du 29 avril 2008, il préconise que le 23 mai soit « pour les associations regroupant les Français d’outre-mer de l’hexagone, celle de la commémoration du passé douloureux de leurs aïeux qui ne doit pas être oublié ».

Vous pensez que la France a encore du mal à se souvenir de l’esclavage ?

Notre République a encore du mal à composer avec le souvenir de l’esclavage parce que finalement c’est la France qui en a été responsable. La France doit faire avec la contradiction des principes des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qu’elle a posés et la barbarie de l’esclavage qui a perduré. J’ai fait mon arbre généalogique et j’ai trouvé mes parents de la même époque qui étaient esclaves en 1789.

Vous luttez donc contre cet oubli ?

Nous avons été élevés dans l’oubli de cette histoire. La République ne connaît que l’abolition. Mais mes parents ont été esclaves avant l’instauration de la République et l’ont encore été après. Je pense qu’il est important également de penser et de commémorer les disparus et leurs souffrances et pas seulement ceux qui les ont aidés à se libérer. Le 10 mai nous a semblé être une trahison de ce point de vue. Il importe en effet de penser avant tout aux victimes du crime, et en aucun cas à ceux qui les ont aidées à sortir de leur calvaire. Quels que soient les génocides, on préfère normalement mettre en avant le martyr des victimes plutôt que leurs libérateurs. Le 10 mai nous a semblé une aberration pour la même raison.

Vous-même, vous sentez-vous français?

J’ai toujours dit que j’étais de nationalité française, mais pas fier de l’être au regard de cette histoire. Il est vrai que la reconnaissance du statut de victimes de nos arrière-grands-parents par cette circulaire du 29 avril 2008 contribuera à apaiser le ressentiment général qui existe chez les descendants d’esclaves

Comment cela ?

Je pense en effet que nous vivons avec le sentiment profond qu’il y a eu un crime qui a été impuni. Aujourd’hui, la prise en compte de ce cette revendication est de nature à apaiser le ressentiment général et à permettre une meilleure insertion citoyenne au sein de la République.

C’est à cause de ce sentiment conflictuel que vous avez éprouvé le besoin de faire la recherche de votre ascendance ?

Je crois qu’il faut que tous les descendants s’approprient cette histoire de nos parents consciemment pour réussir à la sublimer. En retrouvant le lien généalogique, nous redonnons à nos parents et à nous même cette condition d’humain qui leur avait été niée. Les esclaves étaient selon le code noir des « biens meubles ». Je propose que nous les descendants, nous cessions de les appeler « les esclaves », mais « nos parents », car ce sont nos parents.

Vous proposez également cette recherche pour tous les Antillais ?

L’esclavage a été au fondement de la société antillaise. Les citoyens antillais n’arrivent pas en 1848 (date de l’abolition de l’esclavage) mais ils étaient là avant. A cette époque, nos parents étaient considérés comme des animaux car ils n’étaient que des numéros et des prénoms. Faire le lien pour tous les Antillais est donc une nécessité mentale et sociale.

Si je suis antillais et que je veux être au courant de mon ascendance, comment je dois faire ?

Toute personne peut nous contacter ou venir nous voir. Cette année à l’occasion du 10e anniversaire de la marche du 23 mai, nous avons photocopié aux archives tous les noms qui ont été donnés aux esclaves de la Guadeloupe au moment de l’abolition de l’esclavage. Nous avons 26 222 noms qui sont ceux que portent maintenant les Guadeloupéens. Nous les avons retranscrits sur des panneaux que nous allons exposer à Sarcelles (9h30), au Sénat (11h30), à la mairie de Bobigny (12h30) et à Saint-Denis devant la basilique à 18 heures.

Et les autres îles ?

Ça dépend, pour la Martinique par exemple, nous n’avons que deux villes de cette région parce que les archives ne nous y ont pas été données à temps pour que nous puissions faire ce travail pour le 23 mai de cette année. Nous comptons compléter cette exposition avec les noms de Martinique dans l’année à venir.

Qu’est-ce qu’on ressent lorsqu’on trouve ainsi son nom, celui de son ancêtre ?

J’ai accompagné dans mon groupe de généalogie des dizaines de personnes qui ont fait le même chemin. Pour chacun, on assiste à chaque fois à une sorte de renaissance. Voir ses racines, c’est-à-dire, le prénom et le numéro de l’ancêtre représente toujours une émotion particulière. Je crois vraiment que c’est une question majeure.

Pourquoi ?

Parce que cette recherche permet aux gens de se réconcilier avec eux-mêmes. Les gens qui sont fils ou filles d’esclaves noirs ont subi un traumatisme particulier. En dehors de la souffrance physique, ils ont été oubliés et d’ailleurs en France comme en Afrique, ils n’avaient pas de noms. Nos parents ont survécu à tout cela, ils ont fait bloc et nous devons être fier d’eux pour tout cela. Mais leurs enfants portent ce poids sans le savoir.

C’est-à-dire ?

Tout traumatisé refoule son traumatisme. On sait par exemple qu’au moment de l’abolition de l’esclavage, certains esclaves erraient ivres et fous. Nos parents ont dû faire avec et refouler tout cela. Les enfants portent encore ce poids, c‘est pourquoi j‘affirme que notre société a été structurée par l’esclavage. La recherche du nom permet de nommer ce malaise.

Cette marche doit donc permettre de « dépasser » ce malaise?

La marche du 23 mai est une marche pour redonner de l’humanité et de la dignité à des hommes et à leurs enfants. Mais si cette marche a du sens pour les Antillais, elle en a également mais aussi pour tous les hommes. Comprendre la barbarie humaine, permet de progresser, de faire jouer la fraternité entre les hommes et finalement renforce l’humanité.

Propos recueillis par Axel Ardes

Axel Ardes

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