J’ai décidé d’embarquer pour un petit voyage au lieu d’aller à mon cours de danse. Mon excursion va durer cinq heures. Des températures douces sont annoncées. Pas besoin de bonnet ni de gants. Avant de partir, nous avons fait l’inventaire : café, chocolat en poudre, gobelets, fromage, saucisson, pain, gants, pulls, couvertures, malles remplies de paires de chaussures, de pantalons. On a rempli les thermos d’eau bouillante. Le camion est désormais bien rempli. En route pour la maraude.

D’habitude, ils partent à trois. Ce soir-là je serai la quatrième. Participer à cette mission d’assistance aux sans-abris me taraudait depuis que j’ai été bénévole à la Croix Rouge, il y a cinq ans. Comme Catherine, Cidalia et Grégoire, je vais serrer des mains, côtoyer la détresse, rire avec elle, aussi.

Nous endossons la veste beige et orange des membres de la Croix-Rouge. « On répond au besoin, on ne créé pas le besoin », nous rappelle, en guise de philosophie, le président de la délégation de Livry-Gargan. Cidalia prévient le SAMU que nous partons à la recherche d’errants.

A 19 heures, le camion démarre. Grégoire, le seul homme de la partie, 25 ans, contrôleur des douanes « dans la vraie vie », est au volant. Avec Catherine, 54 ans, mariée et mère de famille, c’est leur première maraude. Les taquineries entre Catherine, l’aînée, et Grégoire, le jeunot, fusent. Malgré cette bonne humeur apparente, on ne va pas en discothèque. A 35 ans, Cidalia, avec son look d’adolescente, fait figure d’ancienne. Cette frêle mère de trois enfants a déjà fait de nombreuses maraudes.

Comme tous les jeudi soirs, les urgences des hôpitaux, les halls de gare et la rue seront nos points de chute. Nous arpentons les dédales des villes environnantes afin de tendre la main à ceux qui ne sont pas bien nés, ceux qui ont cumulé les ruptures de la vie, ceux pour qui le sort s’est acharné à coups de pieds bien placés.

Hôpitaux d’Aulnay et Montfermeil. « Il y a beaucoup de SDF qui vivent sur les bancs des salles d’attente des urgences. Des hommes mais aussi des femmes. Mais parfois, ils sont jetés dehors. C’est dramatique », déplore Catherine, clope au bec. Mais cette fois-ci, aucun SDF en vue. En repartant, mon regard se fixe sur un panneau des pompes funèbres qui affiche + 8 degrés.

A la gare de Villemomble, une petite dame toute menue, veste noire cintrée, chemisier blanc et pantalon noir nous alpague. « Auriez-vous une couverture, s’il vous plaît ? » L’équipe s’empresse de répondre à sa demande et en profite pour faire connaissance. « Les foyers c’est très mal fréquenté. Les gens ont des maladies, des poux. Certains ne se lavent plus. Je préfère dormir dans la rue », raconte Monique*. Nous disons à la dame que le camion sera de retour la semaine prochaine en espérant qu’elle passera le message. Nous la quittons en lui serrant la main, comme des gens qui concluent un pacte. Un tour rapide dans le hall de la gare. Nous nous demandons si nous ne faisons pas fuir les gens en restant groupés.

Sur la route en direction de Pavillons-sous-Bois, Cidalia se remémore une histoire : « On avait trouvé un homme qui avait été agressé au point d’en devenir aveugle. Il mangeait à même le sol. C’était horrible. Mai il n’est pas monté avec nous pour se rendre au SAMU, il n’a pas voulu se faire aider. »

Cidalia considère la maraude comme un apprentissage : « Je crois en l’humain. La maraude, ça te permet de rencontrer des gens. Souvent, ils sont intéressants, en plus. Tu te demandes si tu vas les revoir. Les SDF m’apportent de l’humanité. Au-delà d’un café, il y a quelque chose que tu ne trouves pas dans la vie de tous les jours. En fait, c’est vachement égoïste parce qu’ils te donnent beaucoup de chaleur humaine même si toi tu donnes aussi. Après une maraude, je suis reboostée. Mon rêve est de créer dans dix ans une association dans un pays pauvre. J’ai déjà prévenu mon mari et mes trois enfants. »

A 21h15, nous nous arrêtons là où quatre hommes ont établi un refuge avec des tentes. A l’instar de mes acolytes, je sers franchement la pogne à ces sans-abris sans penser qu’éventuellement leurs mains pourraient être sales. Martin, la quarantaine, sacoche en bandoulière, propre sur lui, finit de manger. Catherine et Grégoire leur proposent un café.

Martin se laisse aller à des confidences. « L’année dernière, je n’étais pas à la rue. Enfin, j’y ai déjà été avant. En fait, le truc c’est que je me suis fait balancer. Je roulais en Porsche avant. Attention, je travaillais. J’étais chauffeur routier mais je dealais à côté. La dernière fois, j’ai pris cinq ans. J’ai fait deux ans et demi. Faut dire, à la base, j’étais déjà pas très dans les rails, mais bon, moi, ma mère, elle était alcoolique. J’ai commencé à dealer, j’avais 10-12 ans. Mes deux enfants, ils m’aident. »

Mohammed, blouson en cuir et écharpe noire, plus discret, consent à nous parler de sa petite fille. Je me surprends à passer un agréable moment, comme si je racontais ma vie à mes amis. Nous les saluons au bout d’une heure et demie. A l’hôpital Jean Verdier de Bondy, nous rencontrerons encore trois hommes et trois femmes. Ils ont besoin d’aide.

Catherine note ce que les nomades du logement ont demandé : rasoirs, chaussettes, lait, pommes, pour la prochaine maraude. Les portables sonnent, les conjoints s’impatientent du retour des maraudeurs. Je fais quelques pas avant de rentrer chez moi, avec le sentiment amer que mon pays laisse de côté ces grands brûlés de la vie.

Stéphanie Varet

Stéphanie Varet

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