Caroline apparaît sûre d’elle, sereine et souriante quand elle se présente au Tribunal de Grande Instance de Bobigny. La 16ème chambre correctionnelle est assez vaste pour que la vingtaine de militants venus la soutenir puisse trouver une place. Caroline n’est pas une habituée des tribunaux. Son casier est vierge, elle n’avait jamais rencontré de problème avec la justice avant ce fameux 30 juillet 2018.

Le mari de Caroline est arménien et, en ce milieu d’été, ils se préparent à emmener leur fille de quatorze mois rencontrer sa grand-mère. A l’aéroport de Roissy, la petite famille embarque dans un vol Air France, direction Erevan. L’avion est en retard. Alors que Caroline en profite pour changer sa fille aux toilettes, elle entend des cris provenant de la cabine. Son bébé dans les bras, elle sort et découvre un homme maintenu assis par des policiers. Il porte un casque noir recouvrant entièrement son visage. L’homme se débat et crie. Face à la scène, Caroline est sous le choc. En larmes, elle s’indigne : « C’est horrible ! » Elle refuse de retourner s’assoir comme si de rien n’était. Elle est expulsée de l’avion, sans sa fille et son époux.

Elle a surmonté la part honteuse de nous-mêmes, elle n’a pas baissé la tête

Aujourd’hui, le tribunal lui reproche d’avoir provoqué le retard de l’avion. Le procureur, grand homme aux cheveux grisonnants, affirme, le plus sérieusement du monde : « Ces agissements ont provoqué un retard inévitable de l’avion car tout déplacement peut déséquilibrer l’aéronef et entraîner sa chute ». La salle rit jaune. Martine*, venue soutenir Caroline, louche en mimant un pipeau lorsqu’elle entend le procureur insister sur « la désorganisation de l’ensemble de l’aéroport » provoqué par Caroline.

Me Marcus se lève, il défend sa cliente avec aplomb : « Elle a surmonté la part honteuse de nous-mêmes et elle n’a pas baissé la tête. ». Il insiste sur la publication d’avis rendu par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui appelle toute autorité publique à cesser les poursuites pour « délit d’entrave à la circulation d’un aéronef », dans ce type de cas. Et pour cause, Caroline est loin d’être la seule à être trainée devant un tribunal pour justifier de ce délit.

Un tissu dans la bouche, un casque sur la tête, les pieds et mains liés

Les procès s’enchaînent. Celui de Caroline est directement suivi par le procès de Jean-Luc* et Armand* qui s’avancent à leur tour à la barre. Ils ne se connaissaient pas avant d’embarquer dans le même avion Air France à destination de Dakar, le 31 décembre 2017. Pour leur avocat, Maître Teffo, ces affaires sont liées, il décrit un « mécanisme » : « La personne reconduite à la frontière apparaît, un tissu dans la bouche, un casque sur la tête, les pieds et mains liés, elle est bâillonnée, hurle et se débat, les gens vont réagir et l’administration va choisir des personnes au hasard dans le but de frapper les esprits, et de leur dire : vous ne pouvez plus vous indigner dans ce pays. ».

Les similitudes entre les deux affaires sont effectivement déroutantes. Tous les trois ont été expulsés de leur vol à cause de leurs protestations. A bord du Paris-Erevan, Caroline interroge les policiers sur l’homme, bâillonné et casqué, qui se débat dans l’avion, un policier affirme qu’il a violé une mineure. Cette affirmation sera par la suite contredite par le dossier de l’homme en question, auquel Me Marcus a eu accès. Comme Caroline l’imaginait dès lors, il est reconduit en Arménie pour sa « situation irrégulière » mais n’a jamais été condamné.

De la même façon, dans le vol Paris-Dakar, l’homme, maintenu de force sur son siège, est présenté comme « un dangereux criminel » aux passagers, qui ont pour consigne de rester silencieux. La consigne n’a visiblement pas été respectée. Un témoin, qui s’avère être la compagne de Jean-Luc, est appelée à la barre : « Les gens n’ont pas trouvé ça normal, tous les passagers de la cabine se sont levés. » Jean-Luc s’indigne, la tension monte. Sa compagne affirme avoir ensuite été violemment giflée par une policière. Elle perd connaissance et ne peut pas assister à la suite de la scène.

Le procureur requiert un an de prison avec sursis

Ému, Armand se lance face à la juge dans un récit poignant : « Il y avait un homme derrière moi, en chemise molletonnée à carreaux avec un casque, il se débattait, il criait et quand, parfois, il ne faisait plus aucun bruit, il fallait deux neurones pour comprendre qu’il était en train d’être étouffé ! ». En colère, il s’indigne contre un « traitement inhumain », se plaint d’Air France et refuse de prendre cet avion. La même policière de l’escorte lui rétorque : « Eh bien pourquoi vous n’avez pas pris la compagnie de votre pays ? ». C’est la voix chargée d’émotions qu’Armand reprend son récit. « Ça fait mal, affirme-t-il. Est-ce qu’elle savait ce qu’était mon pays ? » Me Teffo, son avocat, souligne devant le tribunal que le dossier comporte également un rapport d’Air France dans lequel une cheffe de cabine dit avoir l’habitude de ce type de vols et conseille aux hôtesses de « ne pas se laisser impressionner par des Sénégalais qui ont la manie de parler fort. »

Comme son confrère avant lui, Me Teffo invoque l’avis rendu par la CNCDH : « Peut-on concevoir qu’en France, l’administration se livre à des pratiques barbares, l’impose à la vision des passagers, et leur demande de ne pas réagir ? » Me Teffo s’enflamme « car il s’agit bien là de pratiques barbares ! » Il s’approche de la juge et lui tend une photo, sur laquelle on peut distinguer un homme, la tête coincée dans un casque, assis entre deux policiers sur le siège d’un avion.

Autant d’images et de récits qui ne semblent pas bouleverser le procureur. « La seule victime directe, c’est Air France », assène-t-il avant de faire ses réquisitions : un an de prison avec sursis pour Jean-Luc et Armand, 1000 euros d’amende avec sursis pour Caroline. Tous trois sont invités par la juge à revenir le 22 février pour connaître son délibéré.   

Laure PECHKECHIAN

*Les prénoms ont été modifiés

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