Contexte : Depuis le 11 juin 2022, près de 200 mineurs isolés vivent dans un campement à Ivry-sur-Seine. Du provisoire qui dure. Sur ce lieu, baptisé le campement “de la Liberté”, ces jeunes se retrouvent en situation de grande détresse.
Le 28 mai 2022, l’association Utopia 56 investissait, auprès d’une soixantaine de mineurs étrangers en recours de minorité, la place de la Bastille pour une manifestation permanente. Face au nombre grandissant de nouveaux arrivants, elle s’est lancée dans la recherche d’un autre lieu parisien où poser de nouvelles tentes pour passer leurs nuits, faute d’hébergement.
Car « chassés de partout » dans la capitale, Alice, la référente du pôle mineurs d’Utopia56, raconte comment l’association a finalement opté pour un emplacement isolé, en bordure du Val-de-Marne. Tout a commencé avec quelques tentes, le 11 juin 2022. Aujourd’hui, elles sont plus de 160. Les quelque 200 jeunes qui les occupent s’y trouvent, pour la plupart, en situation de grande détresse.
Date : 23 et 24 octobre 2022
Lieu : Campement de la “Liberté”, sous le pont Nelson Mandela, Ivry-sur-Seine (94)
Dimanche 23 octobre – 18 heures
Vous ne cherchez pas un appartement ?
Dylan, 25 ans, un bon mètre 90 et l’allure athlétique, est arrivé à Paris il y a quatre mois. Au Cameroun, il avait pour habitude de jouer souvent au basket. Il y joue un peu moins aujourd’hui, contrairement à ce qu’il espérait. Ses espoirs en arrivant en France étaient de trouver un travail rapidement, de louer une petite chambre, de se faire des amis. Pour l’heure, Dylan a essayé de se faire embaucher dans le bâtiment, il a démarché les cuisines des restaurants, sans succès. « Mais bon, l’espoir fait vivre, non ? ».
« Moi je ne pense pas que ce soit suffisant, objecte l’un de ses camarades d’infortune, Carlos, 23 ans. L’espoir c’est important, car une fois que tu l’as perdu tu n’as plus rien. Mais l’espoir ne fait pas vivre. C’est juste une flamme. »
Bon alors, cet appartement ?, reprend Dylan, en désignant l’une des rangées de tentes situées sous le pont. Pour 10 euros par mois, je te fais la chambre vide. Pour 20 euros, je t’ajoute les meubles : lit, matelas, cuisine et douche. C’est une bonne affaire, non ?
Les deux compères sont rejoints par Stéphane et Dimitri, eux aussi Camerounais. Ils font partie des quelque 200 occupants du campement, selon les estimations des rares associations sur place. Les riverains, peu amenés à emprunter le passage, seraient, aux dires du groupe, peu nombreux à leur témoigner du soutien, qu’il soit moral ou logistique.
« Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas sympa, tempère Carlos. C’est juste qu’ils ne voient pas. » D’ailleurs, il précise aussitôt qu’un boulanger du coin passe dès qu’il en a la possibilité déposer ses invendus. « Des gens sympa, il y en a partout », rassure Carlos.
19 heures
Sans eau potable à proximité, Carlos garde « toujours une bouteille dans le sac » qu’il remplit au gré de ses pérégrinations. Pas non plus d’électricité pour recharger les appareils électroniques, qui permettent de garder contact avec les proches ou d’effectuer les démarches administratives, désormais presque toutes dématérialisées.
Pour lui qui a connu le campement de la place de la Bastille, c’est un pas en arrière – ou en avant vers la précarité, c’est selon. Là-bas il n’y avait certes pas de pont pour protéger de la pluie, mais il y avait du courant, toujours à boire et à manger. Et puis des activités, des adultes pour conseiller. Le jour où les bus sont arrivés pour héberger les jeunes de Bastille, après quatre mois de présence sur le parvis de la place, Carlos n’était pas là. C’est comme ça qu’il s’est retrouvé ici.
« Ici, dimanche et lundi, c’est mort. »
Entendre : aucune association ne se déplace pour l’aide alimentaire. Le pont Nelson Mandela relie, dans le Val-de-Marne, les communes d’Ivry-sur-Seine et de Charenton-Le-Pont. Depuis le campement, situé en contrebas sur le quai Jean Compagnon, il faut compter une vingtaine de minutes à pied pour atteindre la ligne 8 du métro. Une rame qui permet ensuite de rallier en une petite demi-heure les différents points de distributions alimentaires de la capitale.
« En clair, c’est loin de tout. C’est tellement isolé que certains jeunes ne comprennent même pas comment s’y rendre, ou comment rejoindre le métro. Pareil pour les associations, pour lesquelles il est parfois compliqué de se déplacer si loin », note Alice, d’Utopia56.
20 heures 30
« J’aurais aimé continuer à discuter, mais là, on regarde tous l’heure », s’excuse Carlos. Il est temps de se mettre en marche vers Paris, dans l’espoir de trouver à manger. Avant cela, le groupe fait une dernière halte face à la Seine. Dylan fait part de son envie de parcourir l’Afrique à pieds, « enfin au moins une partie ». Le sport lui manque. À Carlos aussi.
J’aimerais bien faire du sport, mais sans douche, ça me gène, confira-t-il le lendemain à ce sujet.
Lundi 24 octobre – 19 heures
Les températures ont beau être anormalement douces pour un mois d’octobre, la nuit, elle, tombe toujours à la même heure. Pour Agathe, fondatrice de l’association Les Midis du MIE (qui accompagne depuis 2015 les mineurs isolés étrangers à Paris, ndlr), la nuit sera un peu plus courte que d’ordinaire.
« D’habitude, ce sont les jeunes qui viennent à nous. Mais aujourd’hui je me suis dit qu’il fallait y aller, là. Ça ne bouge pas, et les petits commencent à craquer », justifie-t-elle. Quelques salutations, puis elle s’oriente, accompagnée par deux autres bénévoles, vers l’hypermarché voisin pour les courses. 130 paires de chaussettes, achetées au préalable chez Décathlon, seront distribuées dans la soirée en même temps que les 150 sandwichs et des bouteilles d’eau.
20 heures
Les vivres sont distribuées en quelques minutes. Daye, tongs aux pieds et tee-shirt d’une compagnie de location de vélos canarienne sur le dos, dévore son sandwich avec appétit. « Ça fait du bien. Mais là, j’ai surtout besoin d’une couverture. J’ai les pieds gelés », confie le jeune homme de 16 ans, venu de Bamako, au Mali. Il nous confie son repas le temps d’aller chercher une veste pour un camarade, affublé du même tee-shirt que lui.
« On s’est rencontré en Espagne, c’est pour ça », explique-t-il. Comme Daye et son ami, près de 13 400 migrants ont débarqué aux îles Canaries depuis le 1er janvier 2022. Selon les chiffres de l’ONG espagnole Caminando Fronteras, 800 personnes ont perdu la vie sur cette route migratoire maritime au cours des six premiers mois de l’année, près de 2 100 à la même période l’année précédente.
21 heures
Carlos est de retour sur le quai Jean Compagnon, sans Dylan et ses camarades de la veille. Lui aussi tient son sandwich poulet Caesar à la main, mais préfère le sauver pour le lendemain. Il a davantage le cœur à discuter. « C’est pas souvent. Honnêtement, vous devez être les premiers Parisiens à qui je parle. Bon, j’ai pas encore de chaise pour vous recevoir, mais ça va arriver. »
De quoi parle-t-on, lorsque l’on vit sous un pont à 4 500 km de chez soi ? Comme tout le monde, de la pluie et du beau temps. À la différence qu’il prend ici une autre dimension. Carlos a beau « détester » se plaindre, il n’en redoute pas moins l’arrivée de la neige.
Enfin, on verra bien, hein.
Voir, attendre, attendre de voir : à la rue les perspectives d’avenir se rétrécissent, et avec elles les verbes qui les expriment. On parle aussi du quotidien. Sans travail, il faut bien s’occuper. Alors quand il le peut, Carlos fait le ménage sur le campement. Et puis on rêve, aussi.
Carlos rêve de parcourir l’Afrique jusqu’à son extrême pointe. Un continent, que nous avons visité en touristes et dont il a traversé une partie à pied pour rejoindre le nôtre.
« Un jour, moi aussi j’irai en Afrique du Sud », promet-il. Il tient Nelson Mandela en haute estime, lui qui a fait de « grandes choses pour son peuple » et dont il loue le sens du sacrifice.
D’ailleurs c’est amusant, vous savez que l’on se trouve sous le pont Nelson Mandela ?, fait remarquer Carlos.
C’est le moment que choisissent les phares d’un camion pour venir fendre, l’espace d’une seconde, l’obscurité épaisse de cette nuit sans étoile.
Julie Déléant et Nnoman