Appel à Yannick Noah, Omar Sy, Zinédine Zidane et Jean-Jacques Goldman.

Novembre 2005 : naissance du Bondy Blog. Personnalité française préférée : Yannick Noah, tennisman et chanteur franco-camerounais. Novembre 2007 : anniversaire des 2 ans du Bondy Blog. Personnalité préférée : Zinédine Zidane, footballeur franco-algérien. Novembre 2012 : déjà 7 ans. Numéro 1 : Omar Sy, acteur et humoriste franco-sénégalo-mauritanien. Novembre 2015, le Bondy Blog va fêter ses dix ans d’existence avec, en tête du classement, Jean-Jacques Goldman, chanteur et compositeur français d’origine polonaise.

On voit venir ce texte. Encore un éloge naïf du multiculturalisme, la vision angélique des joies de l’immigration. On se trompe. Ce qui relie le Bondy Blog, Noah, Zidane, Sy et Goldman n’est pas le long voyage d’un ancêtre, une double origine ou un métissage culturel, c’est d’abord un territoire bien particulier de la France, un territoire ouvert et fermé, vaste et limité, fait de clichés et indéfinissable : la banlieue. Le Bondy Blog, Noah, Zidane, Sy et Goldman sont tous profondément reliés par la banlieue, soit parce qu’ils y ont passé le plus clair de leur enfance, soit parce qu’ils continuent d’y œuvrer dans leurs actions professionnelles ou sociales.

C’est dans la banlieue qu’ils ont élaboré leurs rêves et c’est en banlieue qu’ils ont vu ces rêves se frotter aux blocages d’une réalité : la banlieue n’est pas le centre du pouvoir, pas le lieu de la décision. Si un projet équivaut à une quantité d’énergie investie pour arriver à poser la première pierre de ses idées, alors toute décision prise depuis la banlieue est une déperdition thermique qui défie les lois du chauffage central. Le premier «non» de l’administration refroidit. Le deuxième frise le cerveau. Le troisième congèle les tripes. La frustration qui en ressort est immense. Un «non» de trop et c’est l’explosion.

Parmi ces cinq banlieusards, le Bondy Blog est le plus jeune et le plus fragile. Un enfant de 10 ans en train de forger ses rêves, prolongeant ceux de son créateur, le journaliste Serge Michel, venu lui aussi d’un pays étranger, la Suisse, pour essayer de témoigner au plus près des blocages de la banlieue française au moment de sa plus violente crise de paralysie : les émeutes d’octobre de 2005.

Le Bondy Blog est le petit poussin de cette famille, mais c’est un poussin qui a drôlement grandi. Près de 200 jeunes engagés depuis 2005, 600 articles par an, partenariats prestigieux avec Yahoo !, 20 minutes, le Monde, aujourd’hui Libération, une émission de télévision à son nom sur LCP et France Ô, une prépa aux concours des écoles de journalisme avec l’ESJ-Lille, des blogueurs qui officient sur TF1, France Inter, M6, France 2, Canal +, un film, Né quelque part, de Mohamed Hamidi, et deux livres : Des voix derrière le voile de Faïza Zerouala (Premier Parallèle), Burn Out de Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah (Seuil).

Comment le Bondy Blog a-t-il fait ? Eh bien il a fait comme ses aînés : il s’est démerdé avec ce qu’il avait. Mais, et c’est là une des grandes particularités de la banlieue, elle oblige ses habitants à apprendre ce qui ne s’enseigne pas dans les manuels : endurer l’indifférence, les coups, les échecs, et apprendre à rebondir quelles que soient les circonstances. Quand on n’a pas grand-chose à perdre, on n’est jamais loin de produire une nouvelle proposition, et une nouvelle, et une nouvelle encore jusqu’à ce que les décisionnaires craquent et que, tout à coup, la petite lumière du «oui» s’allume dans l’entrebâillement de la porte. Transformer le poison de l’inégalité, de la frustration, de la haine – celle qui prend parfois un grand «H» – en une proposition de projet que personne ne peut refuser, voilà le moteur qui vient de permettre aux jeunes du Bondy Blog de faire des miracles, voilà ce qui le relie fondamentalement à Noah, Sy, Zidane, Goldman. Eux aussi savent ce qu’il faut encaisser pour transformer critiques et frustrations en nouvelle proposition.

Comment tiennent-ils ? Pourquoi ne lâchent-ils pas ? Parce qu’ils savent que le moment où la France est la plus subversive est celui où elle est source de propositions. Le moment où la France tient sa revanche, le moment où la France est en train de changer le monde, c’est quand elle transforme sa critique énervée, parfois violente, en un plan d’action capable d’enclencher une aventure collective.

C’est de cette conviction profonde qu’est née, au milieu des années 90, la formule de «la France qui gagne», construite d’abord sur des premières victoires sportives prestigieuses (Coupe Davis 1991, Championnat du monde de hand 1995, Coupe du monde de foot 1998), puis sur des succès dans les nouvelles technologies, les musiques électroniques, les danses urbaines, les jeux vidéo… Aujourd’hui, si le lecteur scrute les trajectoires des jeunes Français qui gagnent, alors il retrouvera ces traces communes du voyage, de la double culture, du brassage des idées… et de la banlieue. Citons en vrac : Laurent et Larry Bourgeois, Marion Cotillard, Jamel Debbouze, Kad Merad, Leïla Bekhti, Jean Dujardin, Céline Sciamma, Roberto Alagna, Florence Foresti, Kader Aoun, Thomas Ngijol, Sophia Aram, Diam’s, IAM, Suprême NTM, Zebda, Soprano, Justice, JR, Romain Gavras, Michel Gondry, Teddy Riner, Thierry Henry, Tony Parker, Louisa Nécib, Franck Ribéry, Booba, Mathieu Kassovitz, Jonathan Benassaya. Même si certains ont parfois vécu à l’intérieur des grandes villes françaises, ce qu’ils sont allés chercher de plus singulier dans l’expression de leur art, dans le façonnement de leur produit, dans l’articulation de leur service, trouve une partie de son terreau dans les codes de la banlieue, et jusque dans l’ennui profond qu’elle peut parfois procurer.

Mais puisqu’un anniversaire est une fête, puisque celui du Bondy Blog sert à marquer le coup de cette grande colère d’octobre 2005, alors transformons cette colère en une proposition. Nous appelons à ce que les quatre personnalités préférées des Français de cette dernière décennie, Noah, Sy, Zidane et Goldman, viennent signer ce texte et, s’ils n’approuvent pas tout dedans, alors qu’ils écrivent avec leurs mots comment ils souhaiteraient énoncer cette formule de la «France qui gagne», qu’ils viennent nous expliquer comment ils s’y prennent pour avaler le venin de l’échec et le transformer en une motivation à créer de nouvelles choses, à élaborer de nouveaux projets. Chacun connaîtra désormais la règle pour apporter sa pierre à la définition d’un sens commun à cette expression de «France qui gagne» : pas de critique sans proposition, pas de concessions avec les commerçants du séparatisme, pas de limite à nos rêves.

Nordine Nabili

Article publié dans Libération, le 26 octobre 2015 à l’occasion d’un numéro spécial

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