Sont-ils encore là ? Difficile à savoir. Pas le moindre  bruit provenant de l’extérieur. Quelle folie de m’être garée dans la zone industrielle. Quand je les ai vus arriver, j’ai paniqué. Surtout en la voyant sortir préciptamment de la voiture. Une vraie furie, prête à tout pour me faire taire.  J’ai couru vers un immense hangar. L’intérieur  était très peu éclairé. Leurs pas résonnaient derrière moi. J’ai aperçu un filet de lumière sous une porte. «On la tient !». J’ai ouvert et refermé lentement la très lourde porte. Sans me douter qu’elle ne s’ouvrait que de l’extérieur. Et que c’était une chambre froide.
Je me suis accroupie dans cette immense pièce vide. Glacée. Vêtue d’une robe très légère. Dehors, il fait très chaud. Je serre  mon PC portable contre moi. Cet ordinateur qu’ils veulent récupérer. Détruire mes enregistrements, effacer toutes les preuves. Dès que je sortirai de ce hangar, elles seront entre de bonnes mains. Celles d’un ami d’enfance, avocat, à qui j’ai tout raconté. Sortir enfin de tant d’années de silence. Un silence comme une double peine. Rendre visible ma douleur.
Quand je l’ai rencontré, il dirigeait une radio libre de la région. Jeune journaliste bourré d’humour, très engagé. Chaque jour, il distillait un billet drôle et sarcastique, dégommant tous les abus de pouvoir. Il m’avait invité à son émission  pour parler écologie. Jeune juriste, j’avais créé une association de défense de l’environnement. Ce fut un vrai coup de foudre.
Tous deux fervents athées, laïcs, féministes, écologistes… Fous de musique, théâtre, cinéma et littérature. Sans oublier la haute montagne. Beaucoup de points en commun. Très heureux sous et hors de la couette. En plus, qu’est-ce qu’il me faisait rire. Pas un jour sans se marrer.
Malgré la désapprobation de mes parents, cathos de droite, très classiques, nous avions décidé de vivre ensemble. Sans se marier, au début.Notre premier enfant fut double. Mon accouchement des jumeaux ne se déroula pas très bien. Déprimée, je ne repris pas le boulot. Et me consacrai entièrement à l’éducation de nos enfants. Repoussant chaque jour le moment de quitter la maison. Peu à peu, je m’enfonçai dans un rôle que j’exécrais: mère au foyer. Pareil à ma mère. Et abonnée comme elle aux antidépresseurs.
Pendant que je m’enfermais, il se lançait dans la politique. Brillant orateur, il prit vite du galon. Aujourd’hui, il est sénateur et cumule d’autres mandats. Pressenti pour un poste de ministre.  Au fil de son ascension, il avait peu a peu changé. De moins en moins drôle. Très autoritaire et colérique. Une haine irraisonnée de tous ceux ne pensant pas comme lui. Epidermique.
Sentant qu’il basculait, j’avais essayé de le raisonner et lui rappeler ses convictions de départ. En vain, sa soif de pouvoir ( revanche de l’enfant pauvre et humilié) l’aveuglait. Du rire de combat à un autoritarisme borné. Il avait retourné son âme. Plus rien à voir avec l’homme que j’avais connu. Aimé.
Et l’enfer commença pour moi.
Difficile de freiner avec mon paquebot. Je la vois courir dans le rétroviseur. En général, je prends pas de stoppeurs. Ni homme, ni femme. Mais cette gamine en short et T-Shirt  au bord de la nationale m’a fait rire avec son carton : « Hollywood ou route des étoiles ». J’ouvre la vitre. L’air brûlant pénètre dans la cabine. Deux éclairs au loin zèbrent le ciel.
Elle me dévisage. Je sens une réticence. Guère rassurée par ma barbe de quatre jours, les tatouages-pas à la mode- sur mes bras. Je lui demande où elle se rend. C’est sur ma route. Je lui fais signe de monter. Elle me tend son sac de voyage que je cale sous son siège. Un bagage très léger pour les étoiles. Elle grimpe. Je reprends la route.
Sûre que ça vous dérangera pas que je fume, sourit-elle, l’index pointé sur le cendrier bourré à craquer. J’acquiesce d’un signe de tête. Elle se roule une cigarette. Je m’en allume une. Très vite, elle enlève ses tongs et s’installe en tailleur. Très à l’aise. Elle commence à me poser des questions. Pas du genre bavard, je réponds par des hochements de tête et des grognements. Puis, après un long silence, elle commence à parler d’elle. Une vraie pipelette.
Elle monte à la capitale pour devenir actrice. Sa famille, un père garagiste et une mère secrétaire de mairie, sont absolument contre son projet. Ils rêvent d’une autre trajectoire pour leur fille ultra-brillante. Bac avec mention et deux années de prépa. Si tu fais Sciences Po, je te paie tes études et une chambre en ville, lui proposa son père. Pas si tu veux faire l’actrice. Une passion initiée par une enseignante de son lycée. Après une énième engueulade, elle décida de plaquer brutalement le giron familial. Ils ne sont pas au courant de son départ. Elle est partie avec peu d’argent. Et aucune adresse.
Plutôt d’accord avec ses parents, je lui tiens le discours habituel du métier où il faut du piston, beaucoup de prétendants, peu d’élus… Un jeu de gosses de riches. Encore plus à notre époque. Puis, pour la motiver à reprendre ses études, je lui donne l’exemple de mes deux gosses. L’aîné âgé de 27 ans a un bon poste dans une banque. Et sa sœur, plus jeune de deux ans, a fini une école d’ingénieur. Elle soupire et tourne la tête. Je l’observe en coin. Sans doute doit-elle me trouver aussi chiant que ses parents. Un laïus qu’elle connait par cœur. Pourquoi l’emmerder avec ma morale de vieil aigri?
En plus, je suis peut-être pas le mieux placé en ce moment pour lui donner des conseils de réussite. Routier depuis trente ans, je fais un boulot que j’aime. Après quelques allers-retours en prison pour des conneries de jeunesse, j’avais vraiment trouvé ce qui me convenait. Aucun patron directement sur le rabe et passer de lieu en lieu. Pas toujours la joie, mais ça me convient parfaitement. Contrairement à ma femme et mon fils aîné. A son dernier anniversaire, il me rappela que je l’avais pas vu souvent souffler ses bougies. Et que, parfois, j’avais la main lourde, gifles-réflexe injuste. Rien répondu.
Ma femme, elle, ne se plaignait plus. Sans doute lassé de répéter les mots, inutiles. Plus d’une dizaine d’années que ne la touche plus, à part le baiser mécanique sur les lèvres. On fait chambre à part. Elle a sa vie, j’ai la mienne. Aucune question, ni d’agressivité. Voit-elle des hommes. J’en sais rien. Comment lui en vouloir ?  A sa place, j’aurais sans doute fait la même chose. A chacun de mes retours, usé par des milliers de kms dans les pattes, je me contentais de manger et m’éteindre devant la télé. Un mur avec deux yeux absents sur le canapé. Aucun désir pour elle, ni pour d’autres femmes. La branlette c’est ce qu’y a de mieux : t’es producteur, acteur principal, directeur de casting, t’es jamais déçu et tu déçois personne… La théorie d’un de mes collègues de cellule. Aujourd’hui, je jouis seul, devant un film porno. Mon seul cinéma.
Personne ne naît sans rêves, dit-elle, la voix tremblotante. Ses yeux verts sont posés sur moi. Elle semble attendre une réponse, peut-être même un encouragement – jamais venu de ses parents. Son regard, humidifié par la tristesse, me gêne. Je détourne le regard et fixe le pare-brise. Et si j’avais tout raté. Un mec passé à côté de sa vie.
Cette gamine me déstabilise.
Je cogne des pieds et des poings contre la porte. En vain. Pourtant il doit bien y avoir un vigile qui fait des rondes dans ce hangar. A moins qu’il ne soit devant un écran de télésurveillance. Pas de caméras dans cette chambre froide. Comment prévenir que j’étais enfermée ? J’avais laissé mon mobile dans la voiture. Quelqu’un finira bien par ouvrir.
J’ai l’impression que la température a encore baissé. Pour me réchauffer, je fais les cent pas en me frottant le corps avec les mains. Une subite trouille me noue le ventre. Envie de chialer. Ne pas céder à la panique. Retrouver les réflexes d’une alpiniste sur une paroi rocheuse. Se concentrer. Respirer lentement.
Ne pas m’effondrer comme face à lui. La première fois, c’était juste une claque réflexe parce que je l’avais contredit. Aussitôt, il s’excusa et fondit en larmes. Je pardonnais son geste. Sans doute lié à sa surcharge de boulot et de responsabilités. Une semaine plus tard, il me refrappa. Mêmes excuses, mêmes larmes, et même pardon. Il me promit d’arrêter. Je lui proposai d’aller voir quelqu’un. Il accepta de se faire soigner. Sans jamais faire la moindre démarche. Et les coups reprirent.
Qui aurait pu penser qu’un Sénateur, très engagé pour les droits des femmes, cognait sa compagne ? A la télé, souriant, affable, il parlait d’une voix douce. Même ses opposants politiques étaient sous le charme. Subtil et très cultivé, il savait séduire pour arriver à ses fins.
Son visage se transformait dès qu’il franchissait le seuil de notre maison. Son masque de tortionnaire me tétanisait. Avec le temps, j’avais appris à lire, très vite, sur ses traits, pour savoir si les coups allaient pleuvoir ou pas. Au début, ça ne se déroulait que dans notre chambre. Puis, peu à peu, les gifles et les coups de poings pouvaient s’abattre sur moi dans n’importe quelle pièce. Parfois, pour conclure son déferlement de violence, il m’obligeait à lui faire une fellation où me pénétrait de force. Puis, comme si de rien n’était, il passait dans son bureau. Le lendemain, après m’avoir embrassé dans le cou, il grimpait dans sa voiture avec chauffeur. Son masque de séducteur prêt pour le show quotidien.
Personne n’entendait mes hurlments. Les murs des villas cossues étouffent mieux les cris que les mince cloisons de certains HLM. La violence conjugale plus facilement imaginable dans les quartiers populaires. Pas derrière la façade d’une maison bourgeoise. Ces belles demeures qui font rêver les passants. Sous notre toit, j’étais à sa merci. Sauf deux fois par semaine.
Les jours où la femme de ménage venait. A part nos enfants qui ne passaient que très rarement, elle était la seule à franchir le seuil de notre foyer. Peu à peu, il m’avait isolé de ma famille et de tous mes proches. Ma dépression lui servant d’alibi pour refuser toute visite. Séquestrée quatre étoiles. Je portais toujours des lunettes noires en présence de mes fils et de la femme de ménage. Cacher les dégâts physiques et la trouille au fond de mon regard. Ne rien laissait filtrer. Notre histoire de couple.
Quand les coups avaient occasionné trop de traces, je laissais un mot sur la table du salon : je suis souffrante dans ma chambre. A plusieurs reprises, entendant l’aspirateur dans le couloir, j’avais eu envie d’ouvrir la porte et tout lui raconter. Livrer ma douleur à quelqu’un. Me libérer de ce fardeau. Jamais elle ne le sut. Ni personne d’autre.
Chez nous, on ne divorce pas !  Un soir, où ma mère se plaignait encore des absences de mon père, je lui avais demandé pourquoi elle ne divorçait pas. Elle avait esquissé un sourire résigné et répondu de cette phrase qui m’avait mis profondément en colère. Incapable de comprendre comment une femme, intelligente comme elle, fortunée (le cabinet d’architecte de mon père financée par l’héritage de maman), ne partait pas. Lui ne la frappait pas. Il la méprisait. Un soir, je l’avais entendu lui dire « Tu t’es juste contentée de naître avec une cuillère à la bouche ». La haine de mon père est née ce jour là.
Des années plus tard, même reproche de mon mari, avec d’autres mots. Sa revanche sociale, la rage de devoir avaler des couleuvres pour grimper les échelons,  logées dans ses poings me réduisant à néant sur le parquet. Plus qu’un tas de chair, bonne à rien. Culpabilisée et soumise comme ma mère. Femme de notable très obéissante. Surtout ne pas faire de vagues. Sans m’en rendre compte, je reproduisis les mêmes rapports que mes parents entre eux. En pire.
Par l’entremise de mon ami avocat, j’avais fait installer des micros dans la maison. Et aussi un système de caméra sur mon ordinateur portable. Des preuves de sa violence. Le jour où je devais transmettre les enregistrements à mon ami, j’ai compris qu’il me faisait suivre. Sans doute avait-il fouillé dans mes mails. L’un de ses chauffeurs garde du corps conduisait le véhicule qui me suivait de très près. A côté de lui, la directrice de cabinet et, sur la banquette arrière, un autre homme que je ne connaissais pas. Au lieu de rester en pleine ville, au milieu de la foule, j’ai accéléré et roulé comme une dératée. Prise de panique. Ils m’ont pris en chasse. Jusqu’à cette zone industrielle. J’avais appelé mon ami pour qu’il m’y rejoigne. Ils arrivèrent avant lui.
Ouvrez moi ! Faut que je sorte d’ici. Je suis morte de froid. Mes lèvres tremblent. Première fois que j’ai peur depuis que j’ai pris la décision. A nouveau soumise. Je sais que vous êtes là ! Ouvrez-moi ! Je vais vous donner les enregistrements mais… Mais laissez moi sortir. Je vous en supplie.
Je m’effondre en larmes devant la porte.
Les essuie-glaces ont du mal a filtrer trombes d’eau. On y voit que dalle. Tout le monde a allumé ses phares, comme en plein nuit. Elle ne parle plus. Ses mains sont agrippées au siège. Le silence rythmé par la pluie sur le pare brise.
Un quart d’heure après, plus que quelques gouttes. Le soleil ne tarde pas à se pointer. Une vingtaine de kms plus tard, la chaussée est complètement sèche. Elle se détend et allume une cigarette. Puis, un sourire aux lèvres,  elle fouille dans son sac et extirpe un CD. Je lui fais signe qu’elle peut. Ca va me changer de Radio Nostalgie. Je regrette d’avoir accepté.
Un voyant clignote sur le tableau de bord. Qu’est-ce que ça peut être ? Je suis chauffeur que depuis peu sur ce bahut ; l’un des plus gros de ma carrière. Pas très à l’aise avec ces nouveaux engins. La lumière s’éteint. Un problème de contact ? En cas de pépin, je ne peux même pas foutre mon nez sous le capot. Tout est électronique.
Je sors de la station service. Elle n’est plus là. Envolée l’actrice. Sa route des étoiles continuera avec quelqu’un autre. Sans doute eu sa dose d’ours mal rasé,  désabusé, crachant sa bile sur l’humanité entière. A 53 ans, je parlais et pensais comme mon grand-père. La guerre en moins. Peut-être que cette gamine avait raison : j’étais né sans rêves. Trêve de blabla. On m’attend dans deux cents bornes. Je grimpe dans la cabine et démarre aussitôt.
Un pied  se pose sur mon épaule.
Même plus la force de cogner et hurler. Je suis assise, recroquevillée. Incapable du moindre geste. Le froid n’est plus à l’extérieur de moi. J’ai l’impression qu’il a pénétré chacun de mes membres. Glacée sous la peau.
L’air s’est refroidi d’un seul coup, les murs comme recouverts de pellicules de glace superposées. Mon souffle s’était coupé. J’ai dû m’allonger sur le dos pour reprendre ma respiration. Ma poitrine en feu.
Ma tête tourne. La chambre aussi. Je ferme les yeux. Comme quand j’étais gosse, pour apaiser mes chagrins, je relativisais toujours en pensant à pire. Combien de fois à avoir apaisé mes douleurs et tristesses, petites et grandes, en pensant à un esclave noir attaché à fond de cale, à un juif dans les camps de concentration, à un poilu dans les tranchées, un enfant malnutri en Afrique…. Destins tragiques découverts à travers mes lectures. Cette période où je décidais de défendre la veuve et l’orphelin, rendre le monde meilleur. Impossible de relativiser… Seule ma peur et ma douleur comptaient.
Quand la fin de ce cauchemar  ?
Elle ne passe pas inaperçue dans la salle du restaurant. Quasiment que des routiers autour de nous. Fort heureusement, je n’en connais aucun. Beaucoup de chauffeurs étrangers. La plupart mangeant en silence. De temps en temps, un regard glisse sur ses jambes avant de se poser sur un point invisible. J’ai l’impression de ne pas être avec eux. Ni comme eux. Un autre homme.
Je me sens heureux. De temps en temps, ce petit bonheur sûrement éphémère, est percé d’une pointe culpabilité. Elle pourrait-être ma fille. Pourtant je ne rêve que d’une chose : me retrouver encore contre elle. Sentir ses seins entre mes mains. Etre vivant.
J’ai appelé mon client en disant que j’avais un problème de moteur. Premier lapin en 30 ans de carrière. Je veux passer du temps avec elle.  En tout cas, tout celui qu’elle accepterait d’accorder à un vieux bourru comme moi. Avec elle, je viens de retrouver le désir. Pas envie de le perdre trop vite.
T’as pas assez mangé ou quoi, sourit-elle. Pourquoi elle me dit ça ? Tu me regardes comme ta viande dans ton assiette, ajoute-t-elle. Je ne sais plus où me foutre. Quel con !  Pas rendu compte que je la regardais comme si nous étions seul au monde. J’ai perdu l’habitude de regarder une fille de près, à part celles des pornos. Je grimace un sourire. Elle caresse ma cuisse sous la table. Mieux le cinéma à deux.
Profiter au maximum de cette éclaircie.
Mon corps retombe comme une marionnette. Impossible de me tenir debout. Condamnée à attendre devant cette porte. Que quelques centimètres qui me séparent du monde. De l’autre côté, à quelques kms à voile d’oiseau, ma ville natale. De l’école maternelle à la fac, je ne l’ai quittée qu’une année pour une opération humanitaire. Que de bons souvenirs. Avant de devenir une loque entre les mains de l’être le plus cher à mon cœur. Ma seule histoire d’amour.
Je vais m’en sortir. Depuis plusieurs heures, mon esprit oscille du pessimisme à l’optimisme. A certains moment, j’ai envie que tout finisse ; fermer les yeux et mourir. Ne plus sentir le froid à l’intérieur de moi. Et, à d’autres instants, je mets soudainement à y croire, persuadée qu’une main va ouvrir la porte. Me libérer de ma prison glacée.
Son visage revient en boucle. Plutôt ses visages ; de notre rencontre à celui de ces derniers années. Comment pouvait-il passé de ce regard si aimable en public à celui, humiliant et haineux, qu’il m’adressait dès que nous étions seuls ? Une transformation radicale. Pourquoi une telle violence chez un être comme lui ? Incompréhensible pour moi. Deux hommes en un. Je voulais comprendre. Pourquoi ?
Jusqu’à ce que me relève et sorte de cette manipulation, j’étais persuadée que tout était de ma faute. Que sa haine et sa violence se nourrissaient de moi. Je devais être malfaisante, au fond de mon être. Tout était lié à ma personne. J’étais une salope. Une salope de bourge née avec une cuillère d’argent. Fallait que je paye pour tout ceux qui avaient exploités et fait souffrir ses parents. Régler des ardoises sociales qui remontaient sur des générations. Une sorte de martyre de la lutte des classes. Devenir son paillasson pour expier ma naissance dans les beaux quartiers, trinquer à la place de mes ascendants.
Le pouvoir qu’il visait étant atteint, il se lâcha et dévoila son vrai visage. Son humiliation, si longtemps cachée, explosait en une haine qu’il avait du mal à dissimuler derrière un sourire grimaçant. Il renia ses amitiés en se tournant vers ses anciens ennemis. Un changement radical comme pour effacer toutes ses utopies, cracher dans un rêve auquel il ne croyait plus. Avait-il cru un seul instant aux causes qu’il défandait ? Juste un marchepied ? Je ne savais plus. Trop troublée pour prendre du recul.
Mais sa principale cible c’était moi. Il m’avait pour lui entièrement,  une proie à domicile. Plus il me frappait, plus je me résignais. Avalant de plus en plus d’antidépresseurs, je ne sortais plus de chez moi. Un fantôme en robe de chambre dans une maison déserte.  Sans mon ami d’enfance, je serai morte. Sous ses coups ou de suicide.
Je le ferai condamner.
Elle dort, les genoux repliés. Le drap repoussé sur le côté. Je la reborde. Elle ne bouge pas. Plus la moindre trace de colère sur son visage. Cette colère piquée contre moi quelques heures avant. Elle avait même fait son sac. Folle de rage, elle hurlait et collait des coups de pieds contre la carrosserie. Je l’avais rattrapée sur le parking. Avant qu’elle ne grimpe dans une bagnole.
Quand elle m’avait demandé de tout plaquer pour partir avec elle, j’avais accepté tout de suite. Rien à perdre. Au contraire. Longtemps que plus personne n’attendait mon retour. Pourquoi continuer de rentrer et me faire chier comme un rat mort ? Jamais une telle occasion ne se reproduirait. Ma petite cagnotte servirait pour nous deux. Prêt à l’accompagnateur sur sa route des étoiles.
Puis, par trouille ou culpabilité, j’avais fini par me rétracter. Plus question de partir avec elle. Chacun reprenant son chemin. Jamais je n’aurais pensé qu’elle le prenne aussi mal. Lâche, impuissant, sans rêves, esclave…. Rarement autant pris autant dans la gueule. Je baissai la tête, incapable de répliquer.  Elle avait eu le dernier mot.
Je me rendors contre elle.
Un bip strident me réveille en sursaut. Je me redresse et m’habille. Elle me dit c’est rien, reste au lit. Je m’approche du tableau de bord. Toujours la même lumière qui s’éteignit plusieurs fois pendant que nous roulions. Comme elle s’arrêtait, je n’y avais pas prêté une grande attention. D’autres voyants s’allument en même temps. Un gros problème technique?
Muni d’une lampe de poche, je sors et fait le tour du bahut. Rien. Pieds nus, le corps entourée d’ une serviette de bains, elle me rejoint et me dit que les voyants se sont tous éteints. Il fera jour demain, ajoute-t-elle en me caressant le bras. Un coup de klaxon retentit dans la nuit.
Je pianote le code de la porte de la remorque. L’air glacé me fait frissonner. Plus froid que d’habitude. Je passe le faisceau à l’intérieur. Une femme est allongée sur le sol. Je me cogne le front. Qu’est-ce qu’elle fout là ? Sans doute une immigrée clandestine. Montée à ma précédente livraison? Je me penche sur elle.
Ses mains sont crispées sur un ordinateur.
 
Mouloud Akkouche

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