Cherchez une casse automobile en banlieue et vous trouverez un cimetière. Allez savoir pourquoi, y’a bien que les ferrailleurs qui doivent accepter de cohabiter avec les macchabées. L’ambiance est des plus étranges, quand les vivants viennent changer un pot, au boulevard des allongés tout le monde le sait. La mécanique du vivant fait encore chier les morts. Mais les carcasses se retrouvent toutes dans le même coin, rognées, rouillées, amputées, bouffées… Gérard, il s’y était fait et n’y pensait même plus. Depuis le temps qu’il trainait ses paluches dans la ferraille du côté de Romainville. Minot, déjà il se planquait sous les fauteuils des Tractions, pendant que son paternel démontait la carlingue et le soir il passait par le cimetière pour rentrer au bercail.

Il y a des haleines qui en disent long sur les gens. Allez savoir pourquoi, j’ai toujours préféré celle qui renvoyait le menu de la brasserie, ail, fromage et pinard sur le dessus, aux haleines mentholées malhonnêtes. Gérard il s’en foutait. Lui il rotait, en se retenant un minimum, et puis après il disait bonjour. Le soulagement avant les convenances. Tous les midis il bouffait au même troquet, même table, même porte manteau, même personnes et même menu. Les rares tentatives culinaires étaient sanctionnées d’un « c’est pas terrible ta tambouille là !»

Là-bas, il savait qu’il pouvait venir plein de cambouis, dégueulasse, sans le sou, personne ne l’emmerderait. Tout au plus un mec lui demandant s’il avait un rétroviseur de 405 ou un alternateur de Clio. Mais ceux là, Gérard, il les mouchait, il leur montrait du doigt l’entrée de sa casse et leur disait de venir quand ça rouvrirait, c’est-à-dire « quand j’aurais fini de grailler, si on veut bien me laisser bouffer, merde !! » Et puis ça s’arrêtait là, généralement. Il faut dire que Gérard avait un côté ours et qu’en plus il était bâti comme un porte avion, alors les choses sont plus intelligibles, même pour les poivrots.

Lui ce qu’il préférait c’était les tripes mais quand Alain, le tenancier, lui faisait le samedi, son steak de cheval, alors c’était le bonheur. Il sortait après avoir pris les « chevaux et la diligence » comme il disait, le café-goutte, et puis il reprenait le boulot. Il passait son aprèm à digérer et à roter à la gueule des clients, mais personne ne s’en plaignait…fallait allez voir ailleurs sinon. Alors entre deux bobines d’allumage et quatre pneus, il brassait de la ferraille, démontait les dernières bagnoles qu’on lui envoyait et servait les clients.

« C’est pour un pare brise de Mégane, vous en avez ? » « Oui, mais il est sur la voiture, c’est 40 euros payés d’avance, parce que des mecs comme vous qu’arrivent, qui démontent le pare brise et qui me le pète y’en a un paquet. Et puis après qui c’est qui l’a dans l’os, c’est bibi ! ». C’était à prendre ou à laisser, on finissait toujours par prendre. Ceux qui gueulaient, le faisaient rarement longtemps… Et puis il y avait toujours le paternel qui traînait dans le coin. Et du haut de ses 80 berges, sa gouaille suffisait à dissiper les malentendus et les emmerdeurs qui vont avec.

Il en a vu passer des guimbardes le vieux, des Panhard, Juva 4, 403 et autres 2 chevaux. Mais il a une théorie bien à lui, après la Renault 25 et la 405, plus produites depuis le milieu des années 90, il n’y a pas eu de voitures dignes de ce nom. « Les autres elles sont toujours en rideau », en plus il faut un ordinateur pour les réparer. Le fiston prêche dans la même paroisse, « j’ai des clients qui revendent leurs caisses et retournent à la Renault 25, et puis surtout la 2.1l diesel, le moteur est increvable… ». Le vieux est plus mitigé, pour lui, rien n’égalera le V6 de la Renault 30 de 1975, une bagnole de voyou ou de flic à l’époque. « J’ai refourgué des moteurs V6 pour faire des petits avions, ça c’était de la caisse faite pour durer », effectivement, et puis dès que l’on parle de consommation il est assez lapidaire, « au prix de l’essence aujourd’hui forcément… ».

Même au bout de la troisième fois, le discours était le même, il suffisait d’avoir une caisse de plus de 20 ans pour attirer un minimum l’attention de Gérard et du paternel. En hiver, le vieux restait assis dans le « salon », la pièce où on paye, un bordel sans nom de papiers accumulés, bouts de plastiques étalés sur une grande table, ouvert aux courants d’air. Il attend là, tape la bavette, pousse une gueulante de temps à autre. C’est sa vie, même s’il voyage du fauteuil à la fenêtre et quand les beaux jours arrivent, et seulement quand ils sont là, il s’aventure sur le seuil. Il a trop « peur de choper la mort une bonne fois pour toute et de terminer en face plus vite que prévu ».

L’une des fenêtres donne d’ailleurs sur le cimetière. C’est comme ça en banlieue, les casses sont souvent à côté des cimetières. Mais pas à l’entrée des artistes, à l’autre bout. Le jour venu, le paternel et Gérard feront le tour, probablement allongés sur deux essieux, le nez pas loin du pot d’échappement, histoire de ne pas oublier ce qui les aura fait croûter et crever. Mais en attendant, les femmes se dévêtissent tous les mois sur leur calendrier et les bagnoles se cassent, se rafistolent pour deux fois rien ou un bras, à la gueule du client.

Adrien Chauvin

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