Les gerbes de fleurs se gèlent, allongées à l’entrée de la bouche. Le courant d’air fait valdinguer les bouquets. Les fleurs sont enrubannées. Du guichet, on entend les crissements des freins du métro. Tout ça s’emmêle avec les cris du cœur de Bertrand Delanoë, perché sur une estrade, à la sortie. Lui et 700 personnes commémorent.

Il y a cinquante ans, ici, à l’entrée sûrement plus exiguë de cette bouche, un attroupement. Puis « les policiers envoyaient les grilles des arbres sur les gens« , puis « tout le monde criait », puis « cet homme, devant moi, avaient les yeux qui pendaient« . Visions d’horreurs. Elle se souvient d’il y a cinquante ans comme hier. Elle revoit les images qui la hantent. Elle entend les cris qui percent encore ses tympans.

« Au départ, l’OAS avait mis une bombe devant l’appartement de Malraux. Mais cette bombe avait rendu aveugle une petite fille de six ans » raconte un homme, avec la voix d’un conteur. Sauf que rien n’est irréel. Les personnages ne sont pas fictifs. La suite de l’Histoire, avec un H haut comme un homme, est dramatique.

Pour protester « pacifiquement » à ces attaques de l’OAS, la CGT, le CFTC et le PCF appellent à manifester. C’est le 8 février 1962. « Il faisait moins froid qu’aujourd’hui » se souvient, à force de se rejouer la terrible journée, une dame. C’est à la fin, quand tout le monde s’apprêtait à se diluer. C’est à la fin que l’attaque, venue de loin, fut meurtrière. « Je jouais avec des amies et nous avions vu les policiers, très nerveux. Ils étaient prêts » lâche une dame, gamine à l’époque.

La violence se propage comme une trainée. Il faut penser à courir, se protéger, se réfugier. « On est rentré dans ce café, juste là » témoigne la dame, pancarte accrochée au poignet. En face du café, une cave qui vend du vin. Il n’y a aucune odeur à l’intérieur. L’homme, plongé dans des calculs, vient de s’installer. « Par contre, tranche-t-il, celui qui m’a vendu le magasin était là en 1962. Des manifestants se sont réfugiés dans ce magasin ». Avant de dire : « On n’en saura jamais vraiment davantage. Cette partie de l’histoire est très sombre en France« .

Peu, presque jamais évoquée. Bertrand Delanoë,, maire rose de Paris, crache dans un micro : « Un peuple est grand quand il regarde son histoire en face« . Sauf que l’heure n’est toujours pas venue. Sauf que les temps n’ont pas changé. Et cette histoire est celle qu’on tente de gommer peu à peu. « Pas une trace dans les manuels d’histoire, par exemple » précise une élue communiste. Avant d’admettre : « Avec la phrase sur les civilisations, cette manifestation est franchement d’actualité« .

Le cortège s’aventure dans les allées enneigées du cimetière du Père Lachaise. Les tombes et tombeaux défilent. La neige s’est déposée sur les plaques funèbres. Et puis, le tombeau des neuf morts lors de la manifestation, recouvert de fleurs fleuries.

Une dame et sa fille se recueillent. Regardent la tombe, longtemps. Prennent le temps. « Un des morts est mon grand-père » souffle-t-elle dans un sanglot. Sa gorge se noue. Se bloque. Elle ne peut plus rien dire. Un militant communiste demande « la reconnaissance de ce massacre par l’Etat français. C’était la police de Papon. Et lui même n’a jamais été jugé pour cette affaire » dit-il, la haine dans les tripes. « Il faut qu’enfin, on reconnaisse ce crime d’Etat » relance une dame. Cinquante ans plus tard, il n’est jamais trop tard.

Mehdi Meklat et Badroudine Said Abdallah

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