Ils sont tous justes trentenaires et partagent un appartement à plusieurs dizaines de mètres de l’immeuble où a été assiégé Mohamed Merrah, à Toulouse. Ils ont été enfermés eux aussi et sont unanimes au moins sur un point : « on pensait surtout aux personnes qui habitent dans son immeuble. On avait peur pour leur vie. Nous, on est juste des dommages collatéraux. » résume Axelle. La page des trente heures de siège dans leur appartement n’est pas tout à fait tournée pour Axelle et Véronica « Ça me remue de parler de tout ça, avoue la première. » La seconde qui a quitté Madrid juste après les attentats d’avril 2004 à la gare d’Atocha se dit plus sereine, le visage grave et les traits tirés par la fatigue. « Des fois je prenais le train, d’autres fois le métro et le bus. Cette fois-ci, j’ai juste eu la chance de prendre le métro, raconte-elle fataliste. »

La rue Sergent Vigné situé dans le quartier résidentiel de la Côte Pavée à Toulouse est une rue calme. Elle commence par un drôle de jardin, parsemé de maquettes d’avion. Dans la ville d’Airbus, cette curiosité n’en est pas une.. La rue se poursuit par des pavillons, aux jardins moins exotiques, les odeurs de glycine et de lilas embaument l’air en ce début de printemps 2012.

La rue Sergent Vigné, c’est surtout la rue assiégée par les forces de polices les 21 et 22 mars dernier, jour du printemps justement, pour arrêter Mohamed Merah – qu’Axelle nomme inconsciemment Merad, une contraction de Mohamed et de Merah. La rue Sergent Vigné est « la rue la plus sûre de Toulouse » selon elle. Et l’immeuble en question ? « Les jeunes se regroupaient devant l’immeuble [où habitait M.Merah], ils étaient tout gentils. J’ai jamais eu peur. Mohamed ça devait être le plus vieux de la bande, il faisait des cabrioles avec son scooter».

Après les meurtres devant le gymnase du château de l’Hers et au lycée Ozar Hatorah, Axelle est convaincue que tout ça a un lien avec son quartier. Pourquoi est-il allé à Montauban, elle n’en sait rien. Mais les autres faits ont eu lieu non loin de chez elle. Le lundi soir, après son cours de danse, aucune place de parking au pied de son immeuble, elle se gare tout près du fameux numéro 17. « J’avais froid dans le dos avoue-t-elle. La rue me semblait étrangement calme. » Elle se rend compte après quelques dizaines de mètres qu’elle doit retourner à sa voiture, où elle a oublié son portable « Je me suis dit : ça fait sept ans que tu habites cette rue, pourquoi est-ce que tu as peur ? Je psychotais dans mon quartier, pas ailleurs. Un soir j’ai même essayé de suivre un scooter noir, juste pour voir où il allait. » Son petit ami militaire, le gymnase où elle pratique le roller une fois par semaine, le lycée à quelques rues de chez elle, pour elle « c’est ici que ça se passe. À quoi ça sert des flics dans le métro ? Ils devaient être là, dans notre quartier ! »

Véronica se sent au moins aussi concernée. Elle travaille à l’hôpital où est soignée une des victimes. À son travail, elle est confrontée aux dégâts causés par quelqu’un contre qui elle a « la haine » mais à qui elle ne souhaitait certainement pas la mort. « D’avoir vu ce jeune homme à la télé avec son grand sourire, de savoir que je l’ai croisé plein de fois – sans le connaître – et de voir mon malade, vraiment atteint, j’ai la haine. » Par ailleurs, « le lundi après la fusillade au lycée, j’avais rendez-vous à 17h avec mon orthoptiste. Elle était choquée. Elle avait conduit ses enfants au lycée et elle était à trois voitures du tueur. Elle a dû me demander le numéro d’un psychologue, car elle ne savait plus quoi faire. Nous n’avons pas fait la séance de rééducation. Il a fait tellement de mal autour de lui, conclut-elle ». Tout la ramène à son médiatique voisin : son travail, sa ville, son quartier et maintenant sa rue.

Bruno, lui, n’a rien vu venir. Une différence notable entre son actuelle adresse et ses anciennes dans la ville rose ? « C’est qu’ici je dors bien. La rue est très calme. ». Le quartier est forcément moins vivant que le centre ville, où il a vécu quelques années. Lui qui préfère faire ses courses à la supérette du coin au jour le jour ou décider d’aller au cinéma un quart d’heure avant le début du film, utilise de plus en plus son vélo pour se rendre dans l’hypercentre toulousain, là où les briques sont roses et les terrasses des cafés pleines. Mais il y a une église évangélique, « d’où on entend les chants quand on passe à côté le dimanche matin. Le stade de foot, juste à côté, où les gamins vont souvent jouer. Et puis l’immeuble. Le seul endroit devant lequel il y avait des gamins qui jouent. » Le seul bâtiment de la rue inclus dans la ZEP (Zone d’éducation prioritaire) toute proche et toute petite. Une rue très calme et vivante à la fois.

Le siège

Le mercredi 21 mars, le réveil fut rude pour Véronica : 5h25 au lieu des 6h30 habituels. Réveillée à coups de mitrailleuse, elle croit que c’est son cerveau qui joue une drôle de partition, jusqu’aux salves suivantes. Pensant immédiatement à une nouvelle fusillade, elle sort sur le balcon, d’où les CRS et les agents du RAID lui font signe de rentrer. « Alors je fonce sur l’ordinateur et je recherche sur google « sergent vigné ». Il y avait déjà des résultats. J’ai fait les allers-retours entre le balcon d’où je voyais les policiers, ma chambre d’où j’entendais tout et mon ordinateur. J’ai attendu que mes colocataires se réveillent et là j’ai tout raconté. »

Axelle se prend toutes les nouvelles dans la figure dès son réveil à 7h30 et ne comprend d’abord pas très bien. Elle aussi s’empiffrera d’informations sur les chaines en continu et internet. Elle restera connectée toute la journée. Trop tard pour se rendre au cours qu’elle donne à l’Université ce matin-là, surtout sans sa voiture qu’elle ne peut pas récupérer. Elle décide avec Véronica de passer la matinée dans l’appartement, le temps que ça se calme. Difficile pour elles d’envisager de démarrer une journée normale.

Bruno, lui, avait entendu des bruits dans la nuit et avait pensé que « les voisins sont quand même gonflés de secouer leur tapis au milieu de la nuit. » Ce n’est qu’au bout de la troisième salve qu’il pense à la tuerie du lundi. Son premier réflexe une fois réveillé et mis au courant par les deux jeunes femmes : partir, quitter l’appartement. « Je devais réviser une interro avec mon père. Je suis descendu voir les policiers. Je suis remonté en parler avec elles mais j’ai compris qu’elles souhaitaient que je reste. On pouvait partir à ce moment-là, mais je ne sais pas pourquoi, on est resté. »

Les chaînes d’information en continu ressassent les mêmes informations, repassent les mêmes images, en zoomant sur la mauvaise fenêtre, en repassant le même cycliste dans une rue voisine. Le trio commence à plaisanter, parce que angoissé par l’attente. Bruno se dit moins marqué que ses colocataires, parce qu’il a vécu l’accident technologique d’AZF de près. « Nous avons passé une matinée très stressante. Ça m’a rappelé AZF, l’explosion, le fait de ne pas savoir, de rester enfermé chez soi. »

Tous les trois ont mal vécu l’attente et le sentiment d’être abandonnés par les pouvoirs publics.  « On entendait à la télé les gens interviewés dans le centre ville dire qu’ils étaient soulagés que tout soit fini. Mais pour nous, ce n’était pas fini ! s’insurge encore aujourd’hui Axelle. On avait peur des bruits, de ne pas savoir ce qu’il se passait. ». La réaction des proches n’est pas toujours facile à comprendre. Second degré qui ne passe pas ou capacité extrême à relativiser les faits. « Mes amis au téléphone me disaient ‘t’as qu’à mater des DVD toute la journée.’ ou ‘t’as de la chance tu bosses pas’. » répète-t-elle. Véronica, qui a passé des heures au téléphone avec sa famille en Espagne, déplore que les coups de fils se soient espacés depuis et qu’au fond, ils ne puissent pas réellement comprendre ce qu’elle a vécu. « À 17h, on était crevé. Alors c’est vrai qu’on avait pas bossé, mais on avait les nerfs à vif, à attendre quelque chose : d’être réellement informés et d’être enfin évacués. » précise-t-elle.

La solidarité avec les voisins se construit, certains quittent l’immeuble le mercredi dans l’après-midi. Les voisins des pavillons d’en face leur assurent qu’ils vont être, comme eux, bientôt évacués. Les trois compères se préparent : manteau, chaussures, affaires de rechange et de toilette dans un sac. Ils attendront longtemps. « Personne n’est venu nous chercher ! L’évacuation s’est faite jusqu’au numéro 4 de la rue. À 19h, on a compris qu’ils ne viendraient pas et qu’on allait dormir ici. » Axelle semble revivre les longs moments d’attente. Véronica plaisante : « Et en plus on allait manger froid. » Le gaz étant coupé, ils ne peuvent cuisiner ni profiter d’une douche chaude.

La seconde nuit sera plus courte que la première. Presque blanche. À partir de minuit, les tirs se font entendre toutes les heures. Impossible de se reposer un peu. « C’était Bagdad, décrit Véronica. Toute la nuit, on a entendu des explosions et des coups de feu. Ne pas savoir c’était le pire. Je ne comprenais pas pourquoi ils tiraient toutes les heures. » Au moment où elle pense entendre la riposte de Merah – « les coups étaient moins forts » – l’incompréhension est totale « en plus il leur tire dessus ! ».

Le lendemain à 8h un thermos de café à la main, Axelle descend voir le policier en bas de son immeuble, lui demander s’ils peuvent enfin quitter leur domicile. Sortie accordée, chacun vaque à ses occupations professionnelles. « Le premier truc que mes collègues m’ont dit c’est ‘File à la douche’ ». Véronica ne s’est pas faite prier. « Le second c’était de m’envoyer chez la psychologue. » Celle-ci lui conseillera d’arrêter de regarder les informations et de s’éloigner des lieux pour le weekend. Ce qu’elle fera avec Axelle. Le soir elles vont se détendre au spa avec une autre copine du quartier. Même priorité d’hygiène chez les deux autres : douche chez grand-mère pour Bruno et chez un collègue entre midi et deux pour Axelle.

Il leur a fallu une semaine à dix jours pour profiter enfin d’un sommeil réparateur, pour qu’Axelle parvienne à lever les yeux sur le balcon de Mohamed Merah ou que Véronica au contraire ne le fixe plus à chaque passage pour essayer de percer le mystère, pour que Bruno, fumeur occasionnel, réduise sa consommation de cigarettes devenue plus importante après les faits.

Qu’est-ce qui a changé dans la rue ? Axelle ne voit plus les gamins dehors devant l’immeuble. Le tourisme médiatique, comme l’appelle Bruno, est terminé : « Vendredi, il a fait un soleil magnifique, les touristes avec leurs appareils photos et leur short étaient de sortie, caricature-t-il. » Véronica retrouve le calme de sa rue et sait qu’elle n’aura pas de réponse sur les raisons des meurtres. Axelle commence à accepter qu’elle ne saura jamais, sans verser dans la paranoïa ou la théorie du complot. Celle qui niait presque que ce jeune soit un voisin, un habitant de sa rue si calme, a maintenant pris du recul. « Ca peut sembler naïf, mais j’ai du mal à accepter qu’une telle violence puisse exister, confesse-t-elle d’une voix douce ».

Bruno, enfin, n’est qu’à moitié étonné des réactions qu’il entend dans la rue et dans le bus : « Les Arabes faut les surveiller ! » Des propos racistes qui ressemblent à ceux proféré à l’arrivée de Pierre Cohen à la mairie de Toulouse. « Son nom à consonance juive ne plaisait pas à tout le monde. Que certains profitent de l’atmosphère pour dire tout haut ce qu’ils pensent, c’est normal, mais le discours est quand même limite. »

Ils se réjouissent du travail des services de la Mairie, prompts à réparer les dégâts matériels visibles : des planches en bois aveuglent le balcon et la fenêtre de l’appartement de Mohamed Merah, les impacts de balles ont été rebouchés. Les quelques gerbes de fleurs déposées au pied de l’immeuble ont été presque aussitôt retirées. La rue reprend petit à petit son identité et ses habitants, leur quotidien.

Bouchra Zeroual

*: prénoms modifiés

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