Ça se passe à table à midi. Karim, 32 ans, a l’âge des « grand frères ». Son vis-à-vis, Ahmed, a 47 ans. Aux yeux des 15-25 ans, c’est déjà un « daron », un « vieux ». Ahmed est prof d’informatique dans un lycée technique, Karim galère malgré son diplôme de droit. Les deux ont surmonté le handicap scolaire (des parents analphabètes, une forme larvée de ségrégation, etc.), mais si l’aîné a pu transformer l’essai au cours les Trente glorieuses en faisant carrière, son cadet de quinze ans rame sur le marché de l’emploi. Comme beaucoup de son âge. Quant aux 15-25 ans, ils sont le plus souvent en rupture absolue avec la société (40 % de chômeurs). Karim se situe entre les deux âges, partagé entre la colère et la raison, entre l’envie de comprendre la rage des casseurs et le désir de faire quelque chose de ses diplômes.

Karim :

Tu n’imagines pas tout ce que j’ai fait pour trouver un poste. Mais 9 fois 10, on prend à peine le temps de te répondre. Alors quelquefois je me suis amusé à changer mon nom sur le dossier. Une fois j’avais signé « M. de Courtis ». C’était pour un poste de notaire. On m’a rappelé pour un rendez-vous (précision : Karim n’a aucun accent qui puisse trahir ses origines culturelles et sociales). Je me suis rasé, j’ai mis mon plus beau costume et j’y suis allé. Mais dans les yeux de celui qui m’a ouvert la porte, j’ai compris à l’instant que c’était foutu. Il n’y a pas une seule étude de notaire à Paris tenue par des personnes d’origine maghrébine…

Ahmed :

La vérité c’est que la France ne reconnaît pas l’immigration algérienne, parce que l’Algérie, c’est la France dans les esprits. Donc on est toujours dans le racisme d’Etat. Un racisme alimenté par l’islamophobie ambiante. Le musulman, c’est le violeur, le terroriste. Mais il y a des concours, Karim, c’est plus dur pour toi, mais si t’es bon, on te prend.

Karim :

Tu dis ça, mais tu sais pas de quoi tu parles, toi t’as un boulot.

Ahmed :

Ecoute, avant je m’occupais d’une boîte de placement intérimaire. Un jour, un type appelle et me dit : « J’ai besoin de gars pour un chantier. Vous avez du Noir ? ». Je lui demande « Pardon ? » J’avais bien compris, il voulait des Africains. Je lui dis alors : « ça dépend, c’est comme la viande, vous voulez quoi comme morceaux ? du filet, du bourguignon, de l’entrecôte ? C’est quoi votre prix ? » Plus tard, sur le chantier, celui qui m’amenait les travailleurs recrutés a dit : « J’amène la viande… » Le client était quand même mal à l’aise. Mais l’important vient maintenant : parmi les Keubla (black) il y avait un type qui faisait HEC. C’était sur son CV. Brillant bonhomme. Il faisait ça pour payer son doctorat. Ces jobs-là, la plupart des petits jeunes aujourd’hui, y veulent pas le faire. C’est vrai ou pas ?

Karim :

Si, c’est vrai. Mais y a pas que ça. Ecoute, mon frère a fait la London School of Economics. La France lui a trouvé un travail de postier… il s’est tiré aux Etats-Unis où ça va super-bien pour lui. Ma sœur aussi, elle vit au Vietnam aujourd’hui. Il n’y a que moi, comme un con, qui reste ici.

Ahmed :

S’il y en a qui trouvent pas de boulot, c’est aussi pour parce qu’ils parlent à peine français. Je connais des jeunes à qui j’ai demandé « t’es arrivé quand du bled ? Y a deux ans, trois ans ? » Eh bien figure toi qu’ils étaient nés en France ! Né en France, Karim ! Ils ont fait toute leur scolarité ici et ils ne parlent pas Français, ils parlent comme des mecs du bled. Quand ils regardent la télévision, ils regardent la parabole et à la maison y parlent qu’arabe. C’est sidérant. La primo génération d’immigrés, elle, elle a fait des efforts, la tienne aussi, ceux-là non. On peut pas le nier : beaucoup attendent la St-Rémy (le RMI qui le tombe le 5 du mois)

Karim :

C’est peut-être un problème d’ici. J’entends rarement des petits jeunes de banlieue dire, je suis fier d’être Parisien. Pourtant, à Marseille, les banlieusard disent je suis fier d’être Marseillais. C’est les jeunes qui ont tout compris : ils râlent, ils cassent et ils obtiennent. C’est des Gaulois dans ce sens. Et ta génération, qu’est-ce qu’elle a obtenu ? SOS Racisme, la Marche des beurs ? Aujourd’hui, c’est le tout répressif.

Ahmed :

je te rappelle un truc important. Il y a eu des émeutes dans toute la France, des centaines de voitures ont brûlé, il y a eu des affrontements avec la police, mais pas un mort. PAS UN ! (à part l’accident). Y a un mec qui a tiré sur des flics, il est toujours vivant, personne ne l’a abattu. Comment ça ce serait passé si ça avait eu lieu en Algérie ?

Karim : …

Ahmed :

Tu parles de la marche des beurs. Moi j’en étais. Je suis de ceux qui pensent que nous sommes Français. (Ahmed prend l’accent Parigot pour un instant) Je parle comme un Français, je vis comme un Français et je pense comme un Français. A l’époque, on revendiquait des droits civiques, pas des avantages sociaux ou économiques. On leur disait : on est Français, nous, on n’a pas de haine. Mais on s’est avoir à l’époque par les politiques de l’époque. C’était le PS…. SOS Racisme, eux, disaient tout le contraire. Ils disaient : vous devez revendiquer votre arabité. Mais j’ai rien à voir avec le bled, moi ! J’ai lu Proust, Céline, Marx. Aujourd’hui, les jeunes, ils lisent quoi ? Le Coran. Mes propres élèves me disent, la seule parole, c’est la parole de Dieu. Et même Sarkozy le dit, parce que ça l’arrange : « un imam, ça vaut dix CRS ». En ce sens, il a des points communs avec ceux qui prétendent le combattre : il est pour le communautarisme.

Karim :

Mais c’est un fait, ça existe, c’est le retour du spirituel, des communautés existent, on n’y peut rien. La question est de savoir comment tu t’adaptes.

Ahmed :

Parce que le Coran, c’est la seule référence culturelle pour certains

Karim :

Et le PS, il fait quoi ?

Ahmed :

Rien, je ne suis pas un porte-parole du PS d’ailleurs. A Bondy, ça fait longtemps que dis qu’il faut mener une politique culturelle (musique, cinéma, théâtre). La culture pour les jeunes devrait être une porte ouverte.

Karim :

Quelle culture ? ! Il y a 577 députés et pas un musulman, pas un seul ! Pas un gars qui parle quelque chose que je comprends. Même à la télévision, même dans les pubs, pas un Arabe pour promouvoir le champoing.

Ahmed :

Et si c’était Arabe qui se lavait les cheveux à la télé, tu te sentirais plus Français ?

Karim :

T’as raison, c’est un peu schyzo…

Ahmed :

Le PS est devenu un parti de schyzo. P.S. ça veut dire d’ailleurs parti schyzohprène. On a une intégration économique, sociale, mais pas culturelle. Il y a dix millions de musulmans en France, dont cinq millions d’Algériens (comme nous) dont deux millions sont Français. Et ça, ça ressemble quand même à une force politique. C’est pour ça qu’on nous la refuse.

Karim :

La perversité du système, c’est qu’il s’entretient lui-même. Avec l’exclusion du marché du travail, il y a des entrepreneurs maghrébins qui ne prennent que des rebeus ou des voilées. C’est idem pour un pote qui vient de publier sa thèse sur le rap en banlieue. Il ne vendra qu’au 2e monde. Pas à Paris.

Ahmed :

C’est vrai, mais regarde un peu les islamistes. Un jour j’étais à table avec quelques-uns. Ils passent leur temps à dire ce qui est hahram (interdit par la religion), parce que ça n’existait pas au temps du Prophète. Je leur ai dit : et le coca que tu bois, c’est hahram ? Et le cul de la blonde que tu viens de reluquer, c’est hahram ?

La discussion, se prolonge tant que j’en ai mal au poignet à force de prendre des notes. Pour cette raison physique j’arrête là.

Par Michel Beuret

Michel Beuret

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