Après huit jours de huis clos à Bondy, je n’ai pas tenu à filer de suite en Suisse. J’ai voulu franchir ce « mur de Berlin », invisible, mental c’est vrai, mais dans les faits bien concret. Aucun Parisien ne va à Bondy, si peu de Bondynois vont à Paris. J’ai donc mis le cap sur St-Germain et la sensation ne m’a pas déçu. Karim, un copain de banlieue, m’a emmené en voiture rue de Seine, où se trouve un petit hôtel que j’aime bien. Le trajet a pris 35 minutes, parking compris. A 11h, nous avions « fait le mur » et nous étions au Bar du Marché pour un café sur la terrasse (à Paris on dit « en terrasse », c’est plus chic mais grammaticalement faux). Le serveur avait un béret et l’allure de super Dupont dans le décor d’Amélie Poulain. De part et d’autre de la rue, il y avait le fleuriste, le fromager, les délicatesses, les enseignes de psys. Sur le trottoir, un autre métissage, anglophone, italophone, germanophone, touristique, financier. «T’as vu les filles?» remarque Karim. Oui, belles, les filles… L’une vient à notre table : «Excusez-moi, vous avez du feu, s’il vous plaît ?». Si j’en ai ?! Après mon passage à Bondy, les tabacs sont en rupture de stock. «Excusez-moi, s’il vous plaît», souligne Karim, « ici on dit s’il vous plait. Tu sens le décalage?» Oui, je le sens. Ces grandes écharpes rouges à la Bruant, ces looks intellos, les artistoïdes, les would-be en représentation, les has-been aussi. Après Bondy-land, voici Bobo-land. Courtoisie et politesse. Mais la politesse peut prendre plusieurs formes.

D’un coup, j’ai repensé à Zacharie, à la cité Blanqui, qui m’a proposé un soir d’aller me chercher des clopes. A son retour, j’ai songé – un très bref instant – lui donner un ou deux euros de « récompense ». Mais avant même que je n’ose mettre la main à la poche, il a fait non de la tête avec dans les yeux ce quelque chose qui me disait que c’était offensant. J’allais reproduire un micro schéma colonial. L’argent change la relation au monde, aux gens. Tout le monde y pense. A Bondy c’était une obsession.

Au Bar du Marché, plein de chose me sont revenues en tête. Ces files d’attente chez Jamel, pour le loto, pour le Morpion (les pauvres méritent-ils autre chose ?) et les innombrables jeux à gratter. Le jeu achève de ruiner les cités mais entretient les rêves. Et du rêve, il en faut pour vivre en cité.

Je me suis rappelé aussi cette courte virée à Bastille pour un bon resto loungy avec trois lascars de Blanqui. Impatients, ils m’avaient dit : « Alors, c’est pour ce soir? Tu sais, même Kamel y vient. Pour toi… » Si même Kamel venait, lui qui n’était plus retourné à Paris depuis un an et demi. J’ai dit oui.

Le Wok ça s’appelait. Un resto chinois, zen comme un Japonais, très concept. A la table d’à côté, trois blondes atomiques en LVMH. « Elles ont même pas de boutons » a lancé Kamel à 115 centimètres du pavillon auriculaire de la première. « Des filles comme ça, ça existe qu’à la télé !», a renchéri Mouss. « Tu sais pas, a relancé Hakim, toujours sceptique, c’est peut-être des crasseuses, comme chez nous et puis y a la chirurgie et tout». Trop bien pour eux, trop belles, irréelles. Paris, Paris combien? Tout ce que tu veux, mais trop cher pour nous…Voilà le schéma.

Pas assez d’argent pour un ciné, pas assez pour un resto, même à Bondy. Chaque sou compte à Bondy. Alors on reste chez soi, on traîne le soir.

A y repenser, depuis le temps que je bourlingue, c’est la première fois, que personne ne m’a invité à la maison, chez lui, même pour un café. L’avarice n’y est pour rien, ce n’est pas la misère non plus. Mais je n’ai pas la réponse à cette énigme bondynoise.

Sur la terrasse du Bar du Marché, j’ai repensé à ces questions lancinantes. Elles richochaient chaque soir dans le local, après avoir rebondi d’une cage d’escalier à l’autre pendant la journée. « Ca nous rapporte quoi votre blog? ».

– Une relation de confiance, d’amitié, qu’on parle de vous, qu’on s’intéresse à vous quoi!

– Oui, mais ça nous rapporte quoi ?

J’ai repensé à ces dialogues, à l’obsession des gens de la cité sur le bon usage des subventions publiques qui soutiennent les plus entreprenants, aux médisances qui ne tardent pas à courir sur leur compte, en général de la part de ceux qui ne font rien mais qui ne supportent que d’autres s’engagent et réussissent. Cela leur renvoie à leur propre inaction, à leur propre condition. C’est ça qui est insupportable. La médisance consiste à entretenir la rumeur qu’untel profiterait des fonds publiques (sensés, croient-ils, leur revenir) à chauffer les esprits des plus jeunes, qui ne savent pas lire un bilan mais sauront torpiller le projet. Des projets à quelques centaines voire quelques milliers d’euros par an tout au plus. Une fois distribué, cela ferait peut-être 20 ou 30 euros par jeune. Cela ne déboucherait sur rien à long terme, mais c’est concret, c’est 30 euros. Un tien (même petit) vaut mieux que deux tu l’auras (peut-être jamais).

Dans ce contexte, les histoires d’amitié, de confiance, de long terme, c’est bien immatériel… Et puis ça ne fait pas rêver, surtout les plus jeunes, ceux qui sont en rupture, ceux qui n’ont rien à perdre, qui ne lisent pas, ne savent pas vraiment lire d’ailleurs, même à 18 ans. Cela ne les empêche pas de rêver. De la grande vie, des jakuzzi, des filles, des grosses cylindrées, de la notoriété, du pouvoir. Le résumé d’un clip de rap. Les mêmes qui crachent sur ceux qui ont réussi, comme le comique Djamel. On préfère détester ce qu’on ne peut pas avoir ou être. Mais sur le fonds, comme disait le grand Pierre Desproges, «les aspirations des pauvres ne sont jamais très éloignées des réalités des riches ».

Pour arrondir son RMI, pour booster son emploi jeune (quand on en a, quand on en veut), bref pour dégoter un peu de fric, la banlieue a ses recettes, la débrouille, « le Rachid system ».

Je me rappelle ce dimanche soir, cette Mercedes aux plaques allemandes en plein Bondy. Cela m’avait surpris. « Il est d’ici, c’est un Manouche, c’est un malin », m’avait-on décrypté. Ce qui « tombe du camion », c’est pour lui. Y en a plein comme lui, ici. Ils revendent tout ce qu’ils « trouvent », des écrans plasma à 50 ou 100 euros qui filent au bled, des strings (très en vogue ces temps), «même les fausses Marlboro, celles que tu viens d’acheter à 6 euros chez le Pakistanais » (vendues sans licence évidemment).

Il y a aussi à Bondy, comme partout, les braqueurs opportunistes (dont certains noircissent parfois les pages faits divers), les dealers à la petite semaine, les voleurs à la tire, les racketteurs, mais aussi les gentlemen cambrioleurs, de ceux qui visitent votre pavillon et ne prennent que les Louis d’or et les timbres de collections. De ceux qui repartent sans rien casser – tout juste s’ils ne vous laissent pas un mot en partant – et savent écouler le matériel, aux puces ou ailleurs. « Faut d’l’a culture pour ça », ponctue mon pote, un brin admiratif. Effectivement, c’est pas le métier de tout le monde.

Et puis, il y a ceux qui « blanchissent ». Pour ça, il y a les paris mutuels, le turf. C’est bon ça le turf. A Vincennes, à Longchamp. Comment font-ils? « Ils jouent sept ou huit paris, perdent de l’argent, mais au final, ils finissent par gagner, car ils ont blanchi. On les voit ! ils sont là tous les jours et ils foutent rien». Concrètement, quand un joueur normal gagne pour 10’000 euros au tiercé, ces gars le repèrent et lui proposent de racheter son billet parfois 15’000 euros. Ils ont perdu cinq mille, lui en gagné cinq mille de plus, mais les 10’000 empochés à la caisse, eux, sont blanchis.

Dans le système, le monde en croque, tout le monde en profite à un niveau ou un autre, tout le monde se tient par la barbichette sur le radeau social. Même sur les marchés. Je me souviens de cette veste achetée à Bondy Nord pour 15 euros. Elle avait beau être chinoise, la veste, 15 euros premier prix, c’est tout de même très peu.

Cette économie informelle, ce marché gris, ce système D, appelons-le comme on veut, c’est la soupape des banlieues pauvres, l’indice aussi d’une tiers-mondisation. A tous niveaux. Car la soupape est savamment entretenue et l’autorité donne du mou. Pour contenir l’explosion sociale sans doute, la possible insurrection permanente, cette « lutte toujours » prônée par un anarchiste français du XIXe, un certain Auguste… Blanqui.

Pour l’heure, à St-Germain, ce sont les soldes qui sont permanentes et l’arme de guerre est la carte de crédit. Les boutiques cassent les prix, mais attention, on partait de montants pharaoniques. A St-Germain, le prix cassé est souvent celui qu’on aurait dû payer dès le début. D’ailleurs, on peut encore obtenir des pourcentages (j’ai testé). Comme quoi, c’est la débrouille partout. Rive gauche, non plus c’est pas du gâteau.

Par Michel Beuret

Michel Beuret

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