« La chicha est-elle vraiment responsable de la propagation du virus chez les
jeunes ? »
titrait Le Parisien au début du mois de mars dernier, en référence aux déclarations du professeur Raoult. Pour l’ex-star du premier confinement, la consommation de chicha aurait été coupable, presque à elle seule, de la deuxième vague de contaminations au coronavirus.

Une hypothèse portée avec vigueur, à coup de vidéos diffusées sur Youtube. Des propos à priori à visée sanitaire, contestés par les autres scientifiques, mais pourtant repris par les cercles d’extrême-droite, comme le média Valeurs Actuelles, qui n’ont pas hésité à faire le lien entre un plaisir apprécié par la jeunesse des quartiers populaires et la responsabilité sanitaire.

Derrière l’écran de fumée de stigmatisation, et après le scandale des restaurants clandestins guindés, reste que les conséquences économiques et sociales de la pandémie sur les propriétaires de bar à chicha, les consommateurs et les artistes, sont bien réelles.

Une situation critique pour les propriétaires

Lamine*, propriétaire d’une chicha parisienne fermée depuis bientôt un an, se désespère. Quand il se remémore l’annonce de la fermeture en mars dernier, une vague de découragement l’envahit : « Pour moi c’était une blague, je ne pensais pas que ça durerait autant de temps. On te coupe les vivres alors que t’as un établissement de 100m2. Tu te rends compte que tous les jours il n’y a personne, zéro client, zéro chiffre d’affaires, rien du tout. Au final quand tu vois que c’est la réalité ça fait mal. »

On emprunte à droite, à gauche, à de la famille. J’ai l’impression que c’est devenu tabou tout ce qu’il se passe.

Difficultés financières, isolement et résignation font désormais partie du quotidien de ce gérant. « On survit, on essaie de se débrouiller tous les jours. On emprunte à droite, à gauche, à de la famille. J’ai l’impression que c’est devenu tabou tout ce qu’il se passe, plus personne ne parle avec personne. Personne ne voit personne, à part le téléphone il n’y a plus rien », explique le gérant pour qui les aides du gouvernement ne couvrent pas assez.

Pour conserver des liens humains, il a gardé contact avec quelques clients, ses habitués sur Snapchat et Whatsapp : « Je garde contact avec les clients sur les réseaux sociaux, je n’ai pas le choix. Il y a beaucoup d’établissements qui à la réouverture vont commencer à rouvrir comme s’ils venaient d’acheter leur fond de commerce. Il y en a beaucoup qui vont repartir à zéro. »

Avec distance et un peu d’espoir, Lamine espère que la campagne de vaccination pourra jouer son rôle afin de garder les établissements ouverts pour une longue durée, après plus d’un an de fermeture.

Chichas clandestines ou non, le choix des consommateurs

Youcef, 30 ans, habite le nord de Paris. Cet habitué des chichas a constaté que les contrôles de police se sont renforcés dans les établissements qu’il avait l’habitude de fréquenter. Le consommateur affirme ne pas vouloir prendre de risques pour sa santé en se rendant dans un établissement ouvert clandestinement. « La chicha où j’allais souvent malheureusement elle est fermée pour le moment, mais le mec je le relance tous les week-ends pour savoir, et il me dit je vais craquer, je vais te bloquer ! »

La plupart des gens qui vont à la chicha, on a tous le même âge, on a entre 20 et 35 ans, on a les mêmes références, les mêmes blagues, c’est ça qui est cool aussi. 

Pour lui qui s’y rendait une à deux fois par semaine, parfois seul, mais souvent avec son groupe d’amis, la chicha, loin des idées reçues, représente « un endroit convivial, où on échange beaucoup. Les matchs ce n’est pas la motivation première, c’est vraiment se retrouver tous ensemble. La plupart des gens qui vont à la chicha, on a tous le même âge, on a entre 20 et 35 ans, on a les mêmes références, les mêmes blagues, c’est ça qui est cool aussi. Et aussi j’aime bien découvrir des nouvelles saveurs au niveau des tabacs, pour moi c’est primordial. »

Pour retrouver ces moments de convivialité, au moins deux fois par mois ils se retrouvent entre amis chez les uns ou les autres. Petite nouveauté, pour briser l’ennui, ils se connectent sur la nouvelle application du moment, Clubhouse, mais aucune nouvelle application n’a pu remplacer les instants passés à écouter le bruit des bulles percées par le souffle de la fumée.

Bien qu’il soit de plus en plus difficile de braver l’interdiction des bars à chichas, des inconditionnels s’y rendent toujours. Autour d’un barbecue improvisé, Karim*, habitant de Pantin et ancien gérant de chicha explique qu’il a totalement arrêté d’aller à la chicha durant le premier confinement, par peur de la maladie et de contaminer son entourage.

Ouvrir sa chicha pour survivre

Mais il concède avoir vite repris ses habitudes et se rend maintenant dans des chichas clandestines : « côté client, on prend ce risque parce que l’épidémie peut-être qu’elle perd en crédibilité, elle fait moins peur et parce que les gens en ont marre. Ça m’est déjà arrivé d’être dans une chicha, puis la police arrive, on éteint la télé, on éteint les lumières, on arrête de chicher et on attend. Des potes à moi sont même restés bloqués jusqu’à 6h du matin un jour parce que les keufs étaient devants, c’est les risques à prendre. »

Nous en banlieue on a que ça. On ne va pas aller boire un verre dans un bar, c’est des BAR-PMU.

Comme Youcef, Karim* va surtout à la chicha pour passer du temps avec son groupe d’amis : « Nous en banlieue on a que ça. On ne va pas aller boire un verre dans un bar, c’est des BAR-PMU, laisse tomber mauvaise ambiance (rire) donc tu vas te poser à la chicha. » 

Cet ancien gérant de bar à chicha, comprend cette décision prises par certains d’ouvrir malgré l’interdiction : « Côté commerçant il y a des charges, des loyers. T’arrives à un moment où t’es à bout donc je pense que tu fais un choix et tu te dis, que j’ouvre ou que je n’ouvre pas, je vais fermer, donc j’ouvre. À la rigueur c’est moins risqué d’ouvrir que de fermer. »

Des artistes devenus rois grâce aux chichas

Outre la consommation du tabac à chicha, ces établissements sont devenus un vrai levier financier pour de nombreux artistes du hip-hop français, à tel point qu’une sous-catégorie est née : le rap de chicha. Le DJ et producteur franco-marocain, Dj Hamida, connu pour son célèbre single, Déconnectés, avec Kayna Samet, Lartiste et Rim’K, était encore en showcase tous les week-ends dans le monde entier, avant la fermeture des bars à chicha et des boîtes de nuits : « Ce qui me manque le plus c’est de voyager et d’aller à la rencontre du public, un peu partout dans le monde. »

Ça générait beaucoup d’argent, c’est comme si on te disait, tu ne travailles plus donc tu ne seras plus payé.

Au mois de janvier 2020, un article révélant l’ampleur de l’économie du showcase pour les rappeurs était publié par nos confrères de Streetpress : « Comptez minimum 10.000 euros pour que « des artistes du gabarit » de 13 Block débarquent à votre soirée. Entre 15 et 23.000 pour un rappeur comme SCH. Et pour les tops du streaming, comme Heuss l’Enfoiré ou Ninho, ce serait entre 25 et 30.000 euros ».

Une information confirmée par DJ Hamida. « Oui ça générait beaucoup d’argent, c’est comme si on te disait, tu ne travailles plus donc tu ne seras plus payé ». L’artiste rappelle aussi l’importance du streaming pour les artistes privés de live pendant la pandémie : « L’année dernière je devais sortir un album, et tout le monde a décalé ses projets parce qu’ils avaient peur. Mais moi le problème c’est que mes sons c’est des musiques estivales, donc si je sortais un son d’été au mois d’octobre, novembre, ça allait passer à la trappe. Je me suis dis ce n’était pas grave, qu’on allait jouer le jeu. Et franchement il a bien marché et c’est grâce à cette sortie d’album que financièrement ça a pu aller, parce que les gens t’écoutent en streaming, c’est ce qui nous a fait vivre. »

En attendant une éventuelle réouverture au courant de l’été, gérants et artistes s’impatientent. Pour DJ Hamida la réouverture « va être énorme parce qu’il y a un manque à gagner d’un côté, et les établissements qui vont vouloir se rattraper de l’autre. »

« Déjà là on m’a appelé 3, 4 fois juste pour fin mai. Alors qu’ils avaient dit que peut-être mi-mai ils ouvriraient les terrasses, on commence déjà à m’appeler » confie le DJ, prêt à retourner mixer dès la réouverture.

Anissa Rami

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