Digne, résilient et optimiste, Mamadou panse ses plaies après avoir passé huit mois en Libye où il a connu l’esclavage. A 27 ans, il est le protégé de Françoise Cotta, ténor du barreau de Paris, qui l’accueille chez elle depuis un an à Breil, village de la vallée de la Roya, là-même où l’agriculteur Cédric Herrou a une nouvelle fois été arrêté pour aide aux migrants. Rencontre.
C’est un samedi soir comme les autres fin novembre. Françoise Cotta vient d’accueillir chez elle deux Guinéens. Ils sont éreintés et viennent de franchir la frontière franco-italienne. Mamadou les cherche, Françoise les a installés dans une chambre à l’étage. « Je vais leur monter quelque chose à manger ». Françoise a beau lui dire qu’ils n’ont pas faim, il insiste. On ne sait jamais, ils pourraient être gênés et ne pas oser accepter. Une voisine nous glisse à l’oreille : « Souvent il leur fait visiter les lieux, et les installe dans les chambres ». Dans son entourage récent, tous s’accordent à vanter la générosité du Soudanais. On le dit « toujours prêt à aider », et malgré des moments de tristesse, il arbore « en permanence un sourire chaleureux ».
La maison de Françoise Cotta est nichée au cœur de la vallée de la Roya, près de la frontière italienne. Depuis 15 mois, Mamadou y est devenu le maitre de maison. Arrivé chez la ténor du barreau en octobre 2015, il a quitté le Soudan pour venir poursuivre ses études en France. Au Darfour, avant que la guerre civile ne déchire le Soudan, il étudiait les sciences politiques. En France, même si avec la demande d’asile, tout n’est pas facile, il découvre un havre de paix où il peut apprivoiser son quotidien. Loin des violences qu’il a subies à plusieurs reprises en Libye.
« Ils nous ont dit qu’on allait devoir creuser pour eux »
Gêné de raconter son calvaire devant « Mama Françoise » comme il aime l’appeler, Mamadou s’installe dans le patio avec Khalifa, un autre accueilli. Il s’émerveille au quotidien de son nouveau cadre de vie. « Tout est vert ici, la nature est partout, c’est mieux qu’à Paris : c’est paisible ». Doucement, il commence à parler, tirant machinalement sur sa cigarette. « Les problèmes ont commencé quand on est arrivé dans le désert libyen ». Avec ses compagnons de galère, Mamadou a croisé « plein de milices différentes, elles avaient en général trois ou quatre voitures et des armes lourdes ou des lance-roquettes ». A chaque fois qu’il rencontre des groupes armés, raconte-t-il, le même sentiment d’impuissance le paralyse. Les premiers miliciens sur sa route forcent le groupe de « voyageurs » à travailler pour eux. « Ils nous ont dit qu’on allait devoir creuser, qu’ils voulaient trouver de l’or, on a beaucoup creusé ». Jamais les migrants ne touchent leur paye, elle est donnée à une seconde milice. C’est à partir de cet épisode que son enfer commence et qu’il est confronté à l’esclavage pendant plusieurs mois. Les miliciens séparent les femmes et les hommes de son groupe. Alors que les hommes croupissent un mois en prison, « pendant ce temps-là, les femmes étaient enfermées dans une maison et violées par les soldats ». Mamadou a les larmes aux yeux quand il évoque le sort des femmes et des enfants. Il dit avoir réussi à survivre face aux hommes armés en parlant, plaisantant et en restant calme. L’humour l’a déjà sauvé, du moins un rire grinçant. Un jour, des soldats ont menacé de le tuer lors d’un contrôle. « Devant l’absurdité de la situation, cette manière complètement irrationnelle de choisir qui vit et qui meurt, j’ai eu un fou rire. Les soldats m’ont demandé pourquoi je riais, je leur ai expliqué. Je m’en suis sorti comme ça. Une autre fois, j’ai chanté et dansé !« , se souvient-il.
« Si vous voulez me tuer, d’accord mais pas devant les bébés ! »
Le rire est souvent proche des larmes dans le parcours de Mamadou. « La seule chose qui me mettait hors de moi, c’était lorsque les miliciens se conduisaient de manière violente devant les femmes et les enfants ». « Si vous voulez me tuer, d’accord mais pas devant les bébés’ !’, s’est-il surpris à dire à un homme armé qui menaçait de l’exécuter. Quelques temps esclave d’un Libyen qui le forçait à peindre sa maison sans le payer, le jeune homme cherchait encore à protéger les enfants. « Il voulait que je peigne une pièce, mais il n’y avait plus de peinture. Il m’a dit peint là sinon je te tue ! Je vais te tuer ! Il y avait une femme et un enfant aussi dans la maison, j’ai renvoyé le bambin vers sa mère, au cas où ça dégénère. Puis, j’ai mélangé de la farine et de l’eau et j’ai peint la pièce ». Le bourreau de Mamadou, dans un rapport complètement schizophrène avec le jeune, n’hésite pas, aussi vite qu’il menace de le tuer, à le féliciter chaleureusement pour son travail.
Le Soudanais a enchainé plusieurs « patron/propriétaires » qui l’ont forcé à travailler. Plusieurs fois, Mamadou se retrouve à cheval entre la vie et la mort pour tenter de récupérer son salaire. Il en réchappe à chaque fois, sans son argent. « Un des miliciens m’a dit : ‘oublie ton argent et pars par là ». Le piège du travail clandestin pour payer sa traversée vers la France s’est souvent transformé en esclavage. « J’ai passé huit mois à peu près en Libye, mais je dis souvent six, car j’ai oublié certaines périodes ». Quand il côtoie la mort, Mamadou se souvient du nouveau-né de sa sœur, toujours au pays. « Quand je pense à mon neveu je me dis que je dois vivre, qu’il faut qu’il soit fier de moi ! ». Il raconte peu d’éléments de sa vie d’esclave, mais chaque souvenir lui coûte. A plusieurs reprises, il a besoin d’aller souffler avant de continuer son témoignage. Son ange-gardien, Françoise, peut-être consciente de son effort, vient apporter des châtaignes grillées pour réchauffer son protégé. Une apparition bienveillante qui lui redonne de la force pour reprendre la discussion. Fini le temps des abus et des coups, à la Roya, Mamadou est protégé.
Résilience et spiritualité
Mamadou n’est pas amer de son vécu. Quand nous lui demandons ce qui lui a permis de garder espoir et d’avoir la force de traverser ces mois des violences, il ferme les yeux et cherche ses mots. « Quand j’ai été enfermé en prison en Libye, j’ai puisé beaucoup de force en pensant à des choses légères et lumineuses. Je fermais les yeux et me focalisais sur la lumière à l’intérieur. Ça recouvre tous les soucis même quand quelqu’un me frappais ».
La spiritualité tient une place clef dans le processus de reconstruction de Mamadou après les traumatismes. Lui-même le souligne quand il parle de la beauté de la maison de Françoise à la Roya. « Je suis animiste, je crois en la nature et ses éléments. J’ai besoin de vivre dans cet environnement ». Depuis qu’il est arrivé chez « Mama Françoise », le jeune homme renoue avec la vie. Les nouvelles rencontres, il les accueille comme de nouveaux espoirs. Il redécouvre le goût du bonheur. « Une fois dans un village à côté, lors d’une fête, une très belle fille Pauline a dansé avec moi. J’ai été très heureux à ce moment-là ». Mamadou commence à faire des projets. « Je vais commencer des cours de français à Nice en février ». Dans sa longue marche pour revivre, Mamadou mène un véritable combat contre son passé douloureux qui a tendance à ressurgir. Il est sujet à des flashs, des éléments traumatiques qui lui reviennent en mémoire. Il n’utilise pas ces termes, il dit qu’il « se souvient« . Le bruit des tirs d’armes automatiques résonne encore dans sa tête, mais ces échos douloureux « ne décideront pas ma vie » répète-t-il. Pour évacuer la peine, il n’a pas honte de le dire : « Parfois je pleure quand les souvenirs remontent. Je m’isole dans un coin et alors je pleure toutes les larmes de mon corps. Ça m’apaise un peu ». A la Roya, Mamadou s’est reconstitué une famille. « En venant ici, j’ai trouvé des gens avec lesquels j’adore vivre, de belles personnes. De temps en temps, j’aime bien cuisiner pour Khalifa, sa famille, les enfants et Mama Françoise ! ». Si, depuis cet entretien, Khalifa et les siens sont partis de la Roya, d’autres migrants sont arrivés et tiennent compagnie au jeune Soudanais.
Victoire CHEVREUL
Crédit photo : Laurent CARRE
Le 21 janvier, lors d’une perquisition chez Cédric Herrou, Laurent Carré, photographe indépendant en reportage pour « Libération » et auteur des photos pour ce reportage du Bondy Blog a été mis à terre par des gendarmes et empêché de faire son travail. La réaction du Bondy Blog lui fait part de son soutien et condamne ces pratiques.