Le 2 juillet, c’est une légère odeur de fumée qui nous accueille allée de Beyrouth, à Bobigny. La veille, un feu s’est déclaré dans les caves de ce petit immeuble de la cité de l’Abreuvoir. Jacqueline*, une habitante de 46 ans, nous emmène derrière son immeuble, où un immense trou a été creusé dans la nuit : c’est le seul moyen pour accéder aux caves et y éteindre l’incendie, non pas en répandant de l’eau, câbles électriques obligent, mais en y disposant de la mousse.

Car comme si l’incendie ne suffisait pas, les caves ont été condamnées il y a plusieurs années et personne ne détient la clé de la porte blindée, ce qui empêche d’accéder au sous-sol normalement. « On est restés dehors pendant plus de quatre heures sans que personne ne vienne nous voir, se remémore Jacqueline, encore sous le choc. Là, on n’a plus la télé, pas de lumière dans le hall et les interphones ne fonctionnent plus. » Mais ce n’est pas ce qui l’inquiète le plus. « Si mon mari n’avait pas été là, je n’aurais pas pu sortir ma mère », dit-elle.

Avant l’incendie, il y a le quotidien infernal vécu par les habitants. La famille de Jacqueline habite l’Abreuvoir depuis 1984. Elle-même en est partie avant de revenir à « Beyrouth » pour s’occuper de sa maman, polyhandicapée. Dans leur petit immeuble de trois étages, aux couleurs rose et vert pastel, il n’y a évidemment pas d’ascenseur mais surtout, pas de rampe d’accès.

Ce n’est pas le seul reproche que Jacqueline fait à Seine-Saint-Denis Habitat, leur bailleur social, qui gère plus de 30 000 logements dans tout le département. Il a fallu deux ans pour que le bailleur accepte de transformer la baignoire en douche accessible pour sa mère. Pendant tout ce temps, elle a multiplié l’envoi de courriers restés sans réponse, puis s’est rendue maintes fois à l’antenne du bailleur. En attendant, il a fallu qu’elle porte et lave sa mère seule et ce, pendant deux années.

Construite entre 1952 et 1968, classée Patrimoine du XXe siècle en 2008, la cité de l’Abreuvoir est une jolie « cité-jardin » de 1 600 logements, comme aimait les construire Émile Aillaud. À cet architecte français l’on doit aussi le Serpentin des Courtillières, à Pantin, les Tours Nuages de Nanterre, la Grande-Borne à Grigny ou encore la cité de La Noé à Chanteloup-les-Vignes, connue pour avoir été le décor du film La Haine. À l’Abreuvoir, les arbres et les espaces verts ne manquent pas, mais aucun banc n’a été prévu pour en profiter. Jacqueline regrette qu’il n’y ait aucun aménagement pour les personnes en situation de handicap. « Pourtant il y en a, des personnes invalides. Les huit marches de notre étage, elles nous pourrissent la vie. »

Rue Lieutenant-Lebrun, du côté du centre-ville de Bobigny, ce ne sont pas huit mais quinze marches qui ont transformé la vie des habitants en enfer. Maguy, 55 ans, en fauteuil roulant, est restée emprisonnée chez elle entre janvier et avril 2018. Atteinte d’une dégénérescence de la moelle osseuse, Maguy vit au 9e étage d’une tour qui en compte 10 et où l’ascenseur est resté bloqué du rez-de-chaussée au premier étage pendant trois mois. « Descendre un étage, c’est pas sorcier me direz-vous, mais qui pour porter mon fauteuil roulant ? » « C’est un enfer pour elle, ajoute son mari Daniel, la mine déconfite. On a eu beau contacter France Habitation, rien n’y fait. »

À cause de cette panne, Maguy a dû repousser tous ses rendez-vous médicaux pendant plusieurs semaines. Un étage en dessous, c’est une fillette de 10 ans qui s’est aussi retrouvée bloquée à cause de la panne. L’enfant est atteinte d’une diplégie spastique, une paralysie cérébrale infantile qui la handicape pour marcher. Sa mère n’arrivant pas à porter son fauteuil roulant dans les escaliers, elle a dû se rendre à l’école sans.

Ces histoires se répètent malheureusement à l’envi dans nombre de cités de la Seine-Saint-Denis. Dans le quartier Saint-Leu, à Villetaneuse, une panne d’ascenseur a aussi duré un mois. « Pendant tout ce temps, on n’a plus amené notre fils au centre de rééducation, où il se rend cinq fois par semaine », témoignait début avril Raja, qui vit au 6e étage. Son fils Seyf, 10 ans, est atteint d’une maladie rare depuis sa naissance. Ne se déplaçant qu’en fauteuil roulant, il a été privé de ses soins quotidiens, ce qui a impacté directement sa santé et l’évolution de sa maladie.

Sur l’ascenseur, seule une affichette indiquait que l’engin, géré par la société KONE, était en panne depuis le 2 mars 2018. Mais silence radio côté élus comme côté bailleur. Raja a mené un bras de fer quotidien pour en finir avec leur calvaire, allant jusqu’à se déplacer au siège du bailleur, France Habitation, à Aubervilliers, ou à la mairie, mais en vain.

Transformer les cas individuels en revendications collectives

Retour à la rue du Lieutenant-Lebrun, à Bobigny, et à ses deux tours de dix étages. Au numéro 2, les habitants ont pesté contre une petite affiche du bailleur France Habitation informant que les réparations risqueraient de prendre jusqu’à sept semaines. « On paye notre loyer dans les temps, un loyer en plus de ça très élevé. On n’embête personne. Et quand on demande des explications, personne ne nous répond », peste Tounkara, père de famille du 4e étage dont l’une des enfants, âgée de 10 ans et handicapée, a souffert de la panne d’ascenseur.

Même colère chez Yasmina, qui vit au 7e étage. « Quand c’est moi qui tente de les contacter par recommandé, je n’ai aucune réponse. Des courriers, j’en envoie à la pelle. Tout ça me prend du temps et de l’argent. » Contacté à l’époque, le service communication de France Habitation nous informait qu’un technicien s’était bien déplacé, mais que son véhicule aurait été vandalisé. « Vous comprenez pourquoi c’est parfois long et compliqué, nous expliquait-on alors. Quand nos partenaires ne peuvent pas travailler dans de bonnes conditions, la situation dure. »

Pourtant, du côté des résidents, aucun ne confirme les faits. « C’est faux. Il n’y a eu aucun acte de vandalisme. France Habitation et KONE ont même une place de parking qui leur est destinée », nous confie, étonné, Kheireddine. Jean-Noël, 36 ans, autre locataire, renchérit : « Vous le voyez par vous-mêmes, le quartier est très tranquille. Il n’y a jamais eu ce genre de chose. »

Cité Saint-Leu, à Villetaneuse, pour aider les habitants à tenir, un service de portage a été mis en place. Et ce sont les jeunes du quartier qui en sont à l’initiative. « Ils sont adorables. Ils nous aident constamment à monter nos poussettes, nos courses, nos valises. Si on ne les avait pas avec nous, je ne sais pas comment on ferait », témoignait un habitant début avril auprès du Bondy Blog. Nadia, 9e étage, abonde. « Où est le maire ? Où est France Habitation ? En attendant, c’est la solidarité entre voisins qui permet de tenir le coup. »

En 2016, le collectif « Plus sans ascenseurs » est né de ces pannes récurrentes et de ces situations inhumaines. Fouad Ben Ahmed, militant socialiste et directeur de la démocratie locale à la mairie de Bondy, en est un des membres fondateurs. Ce collectif a plusieurs réparations d’ascenseur à son actif. Leur recette ? « Ce qui fonctionne, ce sont les médias. »

Les bailleurs détestant avoir mauvaise presse, les histoires médiatisées les obligent, avec leurs prestataires, à accélérer les interventions. Leur premier combat a été mené pour Martine, sexagénaire en fauteuil roulant. Grâce au collectif, son ascenseur a été réparé en huit jours au lieu de huit semaines. « Au bout du 4e jour de mobilisation, il y a eu la médiatisation. Au 5e jour, ils ont commandé la pièce. Au 8e, c’était réparé. » Nous-mêmes l’avions d’ailleurs constaté à la cité Saint-Leu, à Villetaneuse : le lendemain de la publication de notre reportage et de notre interpellation de l’ascensoriste KONE sur Twitter, l’ascenseur était réparé.

Mais derrière ces combats menés et ces petites victoires, se cache une certaine résignation. « Les gens se disent : de toute façon, on habite dans des logements sociaux, constate Fouad. Et qui dit logement social, dit logement qui ne doit pas être forcément décent, parce qu’on n’a pas les moyens d’avoir autre chose. Alors qu’en fait, quand on regarde de plus près, parfois pour des quatre pièces, les gens vont payer 1 200 euros. » C’est contre cette fatalité que les militants de son collectif arpentent les cités du 93. « On arrive petit à petit à la faire disparaître à partir du moment où on arrive à prouver qu’on réussit à gagner des combats », se réjouit-il.

Mais « Plus sans ascenseurs » souhaite dépasser les cas individuels. Leur objectif désormais : donner aux habitants des quartiers les outils pour faire valoir leurs droits auprès des bailleurs. La méthode ? Se structurer en amicale des locataires. À l’Abreuvoir, un projet d’amicale est en cours. Jacqueline* en fera partie. Chacun sera chargé d’une mission : la rédaction des courriers administratifs, la sollicitation directe des bailleurs, pour que tous les problèmes rencontrés par les locataires – panne d’ascenseur, entretien des parties communes, relogement pour les personnes âgées… – soient résolus par ce biais. « Il faut regarder si les doléances individuelles ne sont pas une problématique collective », conseille Fouad.

Ces amicales de locataires rejoindront d’autres structures similaires en cours de formation. Le collectif compte les fédérer pour créer à l’automne prochain un observatoire des conditions de l’habitat. « Les problèmes de l’Abreuvoir doivent devenir les problèmes de Chemin Vert, espère Fouad. Pour que Seine-Saint-Denis Habitat ait en face un groupe et non des situations individuelles. » De l’intérêt général dans le rapport de force.

Rouguyata SALL

Cette enquête a été publiée sur Mediapart samedi 28 juillet 2018 dans le cadre de notre partenariat avec le journal en ligne

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