L’idée qu’on se fait de l’entrepreneuriat en France suit encore souvent des tas d’images dominantes qu’on convoque assez facilement. Au choix, celle de l’ancien cadre dynamique reconverti à coups d’intrapreneuriat depuis l’intérieur d’une grande boîte ou bien à coups de crise existentielle. L’image aussi du jeune diplômé bourré d’énergie, souvent issu de grandes écoles. Si l’on compte plus de femmes qu’avant, disons tout de même que les grandes lignes des profils d’entrepreneurs bougent encore difficilement.

Dans le quartier de Bercy, la halle Freyssinet accueille Station F, un des hauts lieux de l’entrepreneuriat à la française. Financé en grande partie par Xavier Niel, par ailleurs numéro 1 de Free, le plus grand incubateur de start-ups du pays s’étend sur plus de 3 hectares dans lesquels on trouve même quelques licornes (mais si vous savez, les fameuses start-ups valorisées à plus d’un milliard).

Passée l’identité des grands chiffres et des grands noms, il faut bien admettre quand on y jette un oeil que les lieux sont livrés avec leur lot d’anglicismes et des codes d’entrepreneurs en tout genre. Réunion en one-to-one, business angels par ici, la zone chill par là et la zone share… Vous voilà prévenus. On y rentre par des grands portiques et on y navigue difficilement sans badger. Dans cet énorme écosystème qui grouille de créativité et de fiertés à venir, on sème des pitches au kilomètre et on n’en finit plus de mobiliser toutes les ressources possibles pour espérer surnager dans le flot intarissable d’idées nouvelles mais surtout capitalisables.

Fighters, pour ceux qui partent un pied trop loin

Mais au milieu de toute cette vitesse parfois difficile à suivre, Station F abrite aussi deux programmes à part entière visant à diversifier et à démocratiser l’entrepreneuriat. Le programme Founders, pour les start-up en phase de démarrage, souvent cruciale. Et le programme Fighters, qui permet à celles et ceux qui partent un pied trop loin derrière la ligne de départ d’être accompagnés dans l’aventure. Moins de réseaux, moins de fonds, moins de diplômes…. Des freins évidents et parfois puissants. Un programme donc pour avoir l’occasion de se rappeler qu’il y a tout autant voire parfois plus de motivations et d’engagements malgré ces freins et qu’il faut travailler à leur pleine expression.

Peut-être encore plus qu’ailleurs, la rentrée à Station F est effervescente. A la mi-septembre, dans l’immense hall de restauration intégré, nous avons rencontré deux entrepreneurs, Thierry Mateus et Abdelaali El Badaoui, qui ont bénéficié du programme Fighters. Un repas partagé, autour d’une table ronde. A table, il y a Grégoire Martinez, qui s’occupe notamment de tout ce qui touche à la communication pour le dispositif et Marwan Elfitesse, qui supervise lui, l’ensemble des programmes de Station F. En attendant nos plats – commandés bien sûr via une application dédiée sur place -, on peut admirer juste à côté, un bar avec un immense mur de bouteilles d’alcool de plusieurs mètres de haut. On eut aussi entendre des conversations dans toutes les langues, voir partout des ordinateurs sur les genoux et des mains s’agiter sur les téléphones en kit mains libres. Un brouhaha de gens plus ou moins pressés puisque ce hall est aussi ouvert au public.

Entre deux bouchées, Thierry, originaire du Blanc-Mesnil et membre de l’équipe fondatrice de Startup Banlieue, raconte son arrivée dans le programme. Il a fondé Bookmystudio, une plateforme qui permet de choisir le meilleur studio selon ses moyens et son style de musique.  Pour intégrer le programme Fighters, il faut avoir un « MVP », prononcez-le en anglais et traduisez, Produit Minimum Viable. Autant dire, beaucoup de travail. Il raconte : « Au lycée, quelqu’un est venu parler des concours passerelles… En vrai de vrai, les épreuves tombaient le même jour qu’une matière que je détestais ». Puis l’école. « Je passe le concours et il s’avère que j’ai été pris dans quasiment toutes les écoles mais 9000 euros à payer, là c’est une autre problématique… Le soir après les cours, j’allais travailler ; à la place du week-end d’intégration, j’allais travailler… J’ai pris une année de césure pour payer ».

En banlieue, on a beaucoup de love mais pas beaucoup de money !

Thierry confesse : « Après mon diplôme, du coup, je n’ai pas gardé beaucoup de contact avec ces gens-là ». Son école ? L’EDC Business School, qui le destine donc à l’entrepreneuriat. Modeste, il précise, en racontant la genèse de son projet, en voie d’internationalisation : « J’étais un peu dans la musique ». Grégoire relance, à la volée : « T’es ingénieur du son, non ? » Thierry confirme, en rigolant. Derrière cette modestie qu’il taquine, on sent que Grégoire connait bien les profils des entrepreneurs du programme. Il analyse d’ailleurs : « Le problème de beaucoup de ‘Fighters’, c’est les levées de fonds. La moyenne d’âge, ici, c’est 30 ans, et dans d’autres programmes, les entrepreneurs sont souvent d’anciens cadres donc ils arrivent avec ce qu’on appelle de la love money… Ils peuvent être capables de lever cent mille euros avec leurs familles et leurs amis ! »

A la volée, Abdelaali, assis à côté de Thierry confirme en rigolant lui aussi : « En banlieue, nous on a beaucoup de love mais pas beaucoup de money ! » Lui a créé Medglotte, une plateforme de télémédecine qui permet aux professionnels de santé d’accompagner les patients non-francophones. Des techniques d’intelligence artificielle à la pointe pour une traduction à terme en temps réel mais aussi un réseau associatif local ancré partout en Ile-de-France dans lequel Abdelaali est très investi. Il résume : « Comme on dit chez nous, dans le quartier, il faut faire croquer les autres ! Donc nous, des anciennes promos, on identifie des initiatives sur le terrain et qui sont utiles et dont on se dit ‘il faut qu’à un moment donné le programme Fighters les voit !’ » D’ailleurs, Thierry lui-même a été recommandé par l’un des membres de la promotion précédente.

Les efforts déployés par Grégoire, dans ses relations avec les acteurs associatifs, notamment avec Les Déterminés ou Startup Banlieue, sont évidents.  Le recrutement de la troisième promotion est en cours et se terminera le 21 octobre. Il souligne cet enjeu du recrutement, parfois délicat puisqu’il s’agit d’aller chercher les bons profils, au bon moment et au bon endroit. Il précise : « On s’appuie beaucoup sur les associations locales, sur des structures existantes et on s’appuie aussi beaucoup sur nos anciennes promotions avec des profils qui deviennent des ambassadeurs »

Recruter des Fighters, une mission pas si simple

Thierry analyse, en retraçant sa propre expérience du programme : « A Station F, ils sont arrivés à un stade où ils sont beaucoup plus ouverts… Au départ, il y a quelques années, je faisais de la veille pour les évènements qui concernaient la musique et j’ai vu le billet pour un évènement ici, 200 euros, du coup je connaissais quelqu’un des Déterminés qui était à Station F et je lui ai dit ‘invite-moi à une réunion !’ La réunion a bien eu lieu mais elle a duré une minute et là, j’ai pu commencer à mieux comprendre l’écosystème, à rencontrer des gens… Quand t’es un Fighter, tu dois filouter un peu ! »

Au nombre des enjeux du programme donc, le recrutement, mais aussi le temps passé à montrer et à démontrer, à travers la philosophie du programme, que l’entrepreneuriat peut être plus proche et plus accessible qu’on le croit quand on a des murs dans la tête. Thierry se souvient des débuts de son projet : « Dans le quartier, souvent, quand on a une question, on nous dit d’aller voir la mission locale… Sauf qu’à la mission locale, c’est vraiment la base des bases. Après ça, comment rendre opérationnel ce qu’elle me dit ? On nous dit d’aller à la DGE (direction générale des entreprises) qui nous dit ‘vous devriez faire quelque chose avec la BPI !’ Puis on nous dit ‘il faut ramener 30 000€ pour commencer’…»

Même si, quand on y pense et qu’on prolonge la traduction du programme, entreprendre peut se révéler être le parcours du combattant selon d’où l’on part, Abdelaali répond : « Dans les quartiers, il y a des tas d’idées qui correspondent à des besoins, qui sont utiles, et on appelle ça simplement ‘faire du business !’ »

Avis donc aux aspirants entrepreneurs à qui on n’a peut-être pas assez dit que « faire du business » peut parfois emmener plus loin. Vous avez encore jusqu’au 21 octobre pour candidater au programme.

Anne-Cécile DEMULSANT

Crédit photo : Station F

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