« Nous avons tort de croire à la vérité, il n’y a que des interprétations » nous dit Deleuze. À défaut de vérité, donc, nous tentons une interprétation des intentions dont ont découlé les actes meurtriers du vendredi 13 novembre.

Dans un entretien radiophonique, Roland Barthes évoque le café (et par extension le bar) français, l’opposant aux cafés d’Amérique du Nord. Si l’on se rend au café, en France, ce n’est « pas du tout pour boire », d’ailleurs « on se moque de ce que l’on va commander la plupart du temps, c’est une sorte de pure formalité (…) on commande  par soustraction ». La boisson, dans le bar, représentant une métonymie du but poursuivi ; la discussion, ainsi se dévoile la nature, réelle, de ce lieu « semi-publique, semi-privé, il permet un enfermement dans la conversation, à travers une espèce d’espace sonore assez riche, très ouvert, et qui intimise la conversation sans l’intérioriser ». Établissant donc de petits circuits de socialisation, certains diront de vivre-ensemble, nous, nous parlerons plutôt d’espaces de co-indivduation.

Dans une terrasse, autour d’une table, le je devient nous, un bar serait l’addition de nous disséminés ici ou là. Des liens, ou des circuits, pouvant s’établir, à plus grande échelle, entre ces parcelles de nous.  Car le café est également pour Barthes « un lieu d’extrême sensibilité, d’abord parce qu’il s’y déploie une curiosité  sans cesse en alerte pour les gens qui entrent qu’on regarde, qu’on interprète ». Le nous parcellaire, que l’on retrouve autour de chaque table, se transmuant en un nous plus général, regroupant tous les je du café ou du bar. Il en va de même pour  une salle de concert, la multitude de je, spectateurs, s’enveloppe autour de la scène ;  ou les gradins d’un stade de football qui, par-delà le binarisme des supporters, regroupe et concentre tous ces je individuels autour du suspens, du plaisir, d’une partie de football. Et sur le football, il nous faudrait opérer une distinction entre le football de clubs et le football des équipes internationales qui co-individue un nombre plus massif de je, celui de tout un territoire et au-delà, selon les affinités, combien d’Algériens, par exemple, n’ont-ils pas fêtés la victoire en 1998.

Nous voyons qu’au travers de ces espaces de co-individuation, la transformation d’un je (d’un nous restreint) à un nous plus large circule à travers le partage d’un sensible, concept inauguré par Jacques Rancière.

Les affects d’ensemble en entreprise

L’entreprise peut être considérée, à sa manière comme un espace de co-individuation, mais une co-individuation à l’essence singulière. Dans cet espace, régi essentiellement par « Le rapport salarial » qui représenterait, selon Frédérique Lordon, «  l’ensemble des données structurelles (…) et des codifications juridiques qui rendent possible à certains individus d’en impliquer d’autres dans la réalisation de leur propre entreprise». Nous retrouvons une sorte de co-individuation qui serait cette fois-ci hiérarchisante. Matérialisé par un désir premier d’entreprendre, un désir auquel se superposeront le désir d’autres individus,  transformant ce je premier en un nous, mythologique, sous la contrainte de besoins matériels (nourriture, logement…etc.), gagner sa vie, en somme. Ce type d’implication des individus dans une entreprise faisant naître, en eux, des affects tristes ; la nécessité de travailler n’étant liée qu’à la survie. Et pourtant, avec l’évolution récente des méthodes managériales, l’entreprise a connu une évolution singulière. Ainsi tente-t-elle, avec un succès certain, de transformer ces affects tristes en affects joyeux. Cette mutation s’est opérée d’abord indirectement ; à travers la constitution, progressive, d’un idéal social consumériste. Le travail, et le salaire qui en découle, permettant aux individus d’acquérir ce que l’on nomme un « pouvoir d’achat », pouvoir qui exprime sa puissance à travers la consommation, source d’affects joyeux. Mais qui restent extrinsèques à l’entreprise, en dehors du travail lui-même. Certes, ils en découlent, mais ils ne sont pas inhérents au travail même. «C’est donc l’activité elle-même qu’il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate», à travers toute une mythologie de « l’épanouissement » et de la « réalisation de soi » dans et par le travail.

Les nécessités d’ordre économique, ajoutées aux affects joyeux dérivant de la consommation et de la reconstruction de l’activité professionnelle, comme source d’épanouissement, nous assistons à la transformation de l’espace de l’entreprise ; devenant un espace de devenir social, avec toujours ce principe de domination, un espace de co-individuation singulier.

L’entreprise de fragmentation

Une entreprise simple, viser les espaces de co-individuation, là où elle est la plus effective. Stade de Saint-Denis, nous commencerons simplement par le nom :  Stade de France. Regroupant la France, comme entité. Il nous faudrait également rappeler, brièvement, l’histoire du stade, chaque espace établissant, au fil du temps, son itinéraire propre ; marquée, dans le cas de Saint-Denis, par 1998 et sa finale de coupe du monde qui a réellement agi comme le vecteur d’une co-indivduation à l’échelle de tout un territoire, français et sûrement au-delà, comme nous avons pu le voir. Le stade de France reste, malgré les péripéties qu’a pu connaître son équipe dernièrement, intimement enveloppé de l’essence de ce partage du sensible qu’a été cette victoire et toutes les passions joyeuses qu’elle a pu charrier. Vecteur d’un discours sur la mixité et les slogans tout faits que l’on en a retiré. Et prenant à parti ce lieu, c’est à toue la mythologie de cet espace que l’on attaque. Simple métonymie du désir de fragmentation du peuple.

Le projet, avorté, visant la Défense, plus grand centre d’affaire d’Europe, pourrait être, interprété comme le désir d’atteindre non pas le capitalisme ou le néo-libéralisme comme système économique dominant, mais plutôt la part de co-individuation hiérarchisante qu’implique ce système.

Et le fait d’attenter à la paix des Xème et XIème arrondissement (parmi les plus jeunes arrondissements parisiens, en moyenne d’âge), autre symptôme de ce désir de fragmentation. Car il s’agit là d’arrondissements Révolutionnaires et progressistes, dès 1743, Edmond Barbier, notable de son état, le notait déjà : « on dit que le faubourg Saint-Antoine, qui contient quarante mille âmes, est animé d’un esprit de mutinerie». Cet esprit s’est prolongé (1789, 1792, Commune de Paris…) jusqu’à aujourd’hui, le triangle République-Bastille-Nation constituant le parcours privilégié des grandes manifestations.

Le Xème et le XIème, lieux de mixité sociale, notamment le secteur Belleville-Fontaine au Roi, population qui se mélange paisiblement « vieilles dames juives buvant du thé aux terrasses des pâtisseries, mamans noires en boubou, leur enfant au dos (…), juifs orthodoxes chapeautés de noir comme à Vilna, vieux travailleurs qui se chauffent au soleil, groupés dans des conversations en arabe ou en kabyle pleine de tolérance te d’humanité »*.

Et c’est l’essence, séculaire, de ces quartiers qui se retrouve ainsi ciblée. Partage, solidarité. Les symboles mêmes de ces arrondissements, place Léon Blum, place de la République. Res Publica, chose publique, un espace, des espaces publiques, justement, où l’on fait corps, corps social ; ceci nous renvoie au Contrat Social, Rousseau, avec cette ligne directrice : «chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout».  Et c’est l’indivision, inhérente au Pacte Social, que l’on vise au travers d’agressions successives, partout où s’enveloppe et se forme cette indivision, et ce partage du sensible, bars et restaurants, salles de concert, catharsis footballistique. Mais surtout le point de jonction, le territoire qui symbolise, le mieux, cette indivision. Par toutes ces pulsions se révèle, dès lors, la cible véritablement désirée : tous ceux qui entravent l’entreprise d’émiettement social, ceux qui sont assez loin d’exercer la violence symbolique, de dérouler les discours d’indivisions, la jeunesse des arrondissements progressistes qu’il faut atteindre, astreindre à se désolidariser de la banlieue. L’éroder, ce nord-est parisien, instiller en lui une brèche de terreur, méfiance, terreau de passions tristes. Et quand tout le peuple se rassemble en banlieue, Saint-Denis, Stade de France, attenter à cette réunion de tout un peuple hors-Paris. Hormis le Stade de France, il n’est d’espace, dans la périphérie parisienne, plus représentatif de l’essence de co-individuation et de partage du sensible sportif ou artistique.

Le bon sens

Les brumes de l’émotion dissipées, on peut dégager, grossièrement et dès aujourd’hui, quelques types de discours, et par la même de visions (les réseaux sociaux nous en donnant un instantané à peu près exploitable). Un discours qui s’envelopperait dans l’essence du contrat, du pacte social, mettant en commun sa personne (…) sous la suprême direction de la volonté générale ; où les passions se recoupent sous la direction d’une volonté du sensible. Discours symbolisé peut-être, mais ce sera un raccourci, par une Danièle Merian s’exprimant sur BFMTV, discours qui déroule un nous, « nous fraterniserons [avec les 5 millions de musulmans] » et « nous nous battrons » opposé à un eux, les 10.000 barbares.

Discours auquel nous pourrions opposer celui d’une philosophie toute particulière celle du bon sens qui se refuse à dépasser les apparences « prendre pour de l’argent comptant les propositions du ‘réel’, et décréter néant tout ce qui risque de substituer l’explication à la riposte. Son rôle est de poser des égalités simples entre ce qui se voit et ce qui est»**.  Ainsi les portraits des coupables se confondront avec ces millions de jeunes, imagerie simple, imagerie, plate.  C’est en banlieue qu’ont été appréhendés les coupables, la banlieue est coupable ; fleurissement du discours de banlieue zone de non-droit, nid à intégristes. Perception mythologique, fantasmatique, d’un peuple issu de l’immigration voué à s’assujettir aux discours identitaires, intégristes. Les tenants de ce discours ne font que plaquer, au fond, leur subjectivité empreinte de la « négation du différent, le bonheur de l’identité et l’exaltation du semblable »  sur ce peuple issu de la banlieue et de l’immigration ; fantasme qui ne fait qu’exprimer l’essence qui leur est propre.

Ahmed Slama

*Eric Hazan, L’invention de Paris. P.286

**Roland Barthes, Mythologies, Quelques paroles M. Poujade

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