Capitalisme, évolution constante du monde, crise économique, incitation à l’hyperproductivité… De nos jours, tout est mis en place pour que tout le monde cherche à se dépasser, à viser toujours plus haut. Il faut faire de longues études, avoir un bon travail – quoi que cela signifie, et puis changer le monde si possible. Mais certain.e.s, volontairement ou non, ont échappé à ce schéma : iels n’ont pas d’ambition, iels le savent, et iels n’en ont pas honte.

Le Droit à la paresse remis au goût du jour

Pour commencer, qu’est-ce que l’ambition ? Selon l’Académie Française, le terme désigne un « vif désir de s’élever pour réaliser toutes les possibilités de sa nature » et « une recherche passionnée de la gloire, du pouvoir, de la réussite sociale ». Ces deux définitions reflètent bien les dissensions entre celleux qui louent l’ambition – la considérant comme un moteur, voire une raison de vivre – et celleux qui l’assimilent à l’opportunisme, l’avarice ou encore le narcissisme. Sans forcément cocher la deuxième case, il est certain que nos non-ambitieux.se ne cochent pas non plus la première.

C’est le cas de Lucie, professeure documentaliste trentenaire : « C’est quelque chose que j’ai toujours dit spontanément : ‘je n’ai pas d’ambition’ », déclare-t-elle simplement. Si on lie souvent ambition et milieu professionnel, Lucie ajoute qu’elle n’a pas non plus d’ambition familiale comme « [se] marier, avoir des enfants, un animal de compagnie, un monospace… ». A la base, cette absence d’ambition ne résulte pas d’un choix conscient, mais cela lui convient.

Selon Lucie, être ambitieux.se équivaudrait à entrer dans un moule sociétal alors qu’elle se considère anticonformiste. Il est vrai que, paradoxalement, la société considère l’ambition comme une qualité hors-norme alors que la majorité des gens la possèdent, quelle que soit la forme qu’elle prend. Mais au-delà de la pression sociale, être ambitieux.se demande du temps, de l’énergie, du stress, des sacrifices, parfois de l’argent… Pour beaucoup, le résultat en vaut la chandelle, mais pour d’autres non. Certain.e.s, comme la documentaliste, préfèrent vivre sans pression : « J’associe l’ambition à l’effort… J’aime bien contempler, être dans l’inactivité. Ou dans une activité peu intense. »

L’absence d’ambition peut donc simplement résulter d’un trait de personnalité, mais c’est rarement la seule cause.

Je pense que oui, il y a un lien entre ambition et opportunisme

Il y a celleux qui pensent que réussir sa vie signifie avoir un poste à responsabilités, être célèbre, posséder une Rolex à 50 ans… Et puis il y a les Lucies, celleux qui pensent que « réussir sa vie, c’est réussir à vivre en accord avec ses valeurs et sa conscience. » Au-delà de son attrait pour la paresse, c’est important pour notre trentenaire d’être fidèle à ses principes. C’est pourquoi elle a choisi son métier : « comme il faut travailler pour essayer de vivre correctement, j’ai choisi un métier dans lequel j’ai l’impression d’avoir une utilité humaine. J’espère pouvoir apporter quelque chose aux élèves, les aider à se construire, leur offrir une ouverture culturelle… ».

Ce respect de soi et de ses valeurs, Sébastien, 24 ans, y est très attaché également. Actuellement étudiant en histoire-géographie, il prépare les concours de l’enseignement. Si cette aspiration semble a priori ambitieuse, le jeune homme n’est pas de cet avis : « Certes, l’enseignement est un projet qui me dépasse puisque je veux contribuer à la réussite des élèves mais (…) cela deviendrait de l’ambition si je commençais à vouloir médiatiser des prises de position sur l’enseignement et, à plus long terme, si je voulais devenir ministre de l’éducation. »

Il y a donc chez l’étudiant une envie désintéressée de faire le bien (faire réussir ses futurs élèves) qui, selon lui, serait ternie par l’ambition. En effet, il considère celle-ci comme « une prise de pouvoir » qui serait nécessairement vicieuse : « je pense que oui, il y a un lien entre ambition et opportunisme, car il y aurait une recherche d’intérêt personnel qui peut prendre le pas sur le projet au départ collectif. »

Cette vision péjorative de l’ambition est si forte que, contrairement à Lucie qui se satisfait réellement de son travail, Sébastien aurait pu viser plus haut si ses valeurs étaient tout autres : « Si la politique était éthique oui, je pense que je me lancerais, affirme-t-il. Mais le pouvoir corrompt, quoi qu’il arrive. » On pense souvent que l’ambition demande des sacrifices, mais avec cet exemple on voit que l’absence d’ambition également : pour rester fidèle à lui-même, le jeune homme a renoncé à une potentielle carrière.

Un choix personnel qui implique beaucoup de monde

Ce monde rempli de « jeunes cadres dynamiques » et « jeunes diplômé.e.s ambitieux.ses » n’est pas non plus fait pour Dounia, 28 ans. Educatrice spécialisée en devenir, elle accompagne actuellement des détenu.e.s ou ex-détenu.e.s dans leur réinsertion. Dounia est passionnée par son travail, certes, mais pas que : « Mon but n’étant pas de faire des sous, on me considère comme une meuf ‘qui n’a pas la dalle’. Mais si, je l’ai ! Pour d’autres choses… » Si Lucie affirmait n’avoir jamais reçu de critiques négatives sur son mode de vie, pour Dounia c’est tout le contraire : personne ne la soutient, ni sa famille, ni son copain.

La raison ? Elle n’a pas l’ambition de rouler sur l’or et ne vit pas pour son travail.  Son entourage, lui, maintient que « comme on vient de la misère, il faut s’en sortir. » En soi, Dounia n’est pas opposée à cet état d’esprit, mais n’a pas la même définition de « s’en sortir » : « Pour moi, l’union fait la force. C’est ensemble qu’on va se sortir de la merde (…) Faut se soutenir, s’épauler, s’instruire mutuellement… » A priori, ce schéma est différent de celui de Sébastien – puisque Dounia n’a fait de croix sur aucun projet – mais, a posteriori, pas tant que ça.

Le sacrifice n’est pas le même, mais il y a sacrifice quand même : pour l’un c’est la politique, pour l’autre c’est la fierté de son entourage. Ce deuxième cas semble d’ailleurs plus difficile à vivre que le premier : « Ce sont les discussions et les débats concernant ce sujet qui m’énervent. Sinon, ça me rend triste surtout, au quotidien ». Triste car incomprise par celleux que la jeune femme aime.

Finalement, lorsqu’on parle de l’absence d’ambition, on remarque que, premièrement, la notion d’ambition est fortement liée à celle de travail ; et que, deuxièmement, être ambitieux.se implique souvent une pression sociale. Pourtant, ces deux constats n’auraient pas eu lieu d’être il y a quelques siècles. Qui travaillait pendant l’Antiquité, le Moyen-Âge ou la Renaissance ? Les pauvres.

Lorsqu’on était bien né.e, on ne travaillait pas : on employait son temps aux jeux, à la culture, aux arts, à la philosophie… Être riche a toujours été bien vu, certes, mais pas mettre la main à la pâte. La situation était donc complètement contraire à celle d’aujourd’hui. En 2020, les gens qui ne travaillent pas – ou n’aiment pas travailler – sont vus comme incompétents, stupides, superficiels, prétentieux ou comme des profiteurs.

Pourtant, les personnes citées ci-dessus n’en sont rien. Cette très récente glorification du travail acharné et de l’ambition en dit donc long sur la société qui est la nôtre. Comme le pense Lucie, il est peu probable « que les gens se posent autant de questions ! On n’a pas forcément conscience qu’on subit la pression sociale (…) » Mais peut-être devrait-on

Certaines questions méritent d’être posées : pourquoi valoriser le fait de travailler sans relâche alors que cette idée révoltait nos ancêtres ? Pourquoi la paresse est-elle présentée comme inhéremment mauvaise ? Pourquoi l’ambition est-elle à la fois louée et méprisée ? Dans le premier cas, pourquoi ne prêcher qu’une seule forme d’ambition ? Pourquoi est-il si difficile d’être ambitieux.se sans trahir ses valeurs ? Pourquoi ce rejet de l’ambition vient surtout de la part des jeunes ? Au vu des temps de crise que nous traversons concernant les réformes des retraites, de la recherche etc., peut-être le temps est-il venu de repenser la place de l’ambition, et donc du travail, au sein de notre société.

Sylsphée BERTILI

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