Place de la Bastille. Il doit être dix heures passées. Samedi matin, morne et banal de grisaille parisienne, quelques passants, touristes essentiellement à la démarche indolente, on s’arrête, on décoche un ou deux traits photographiques à coup de smartphone ou d’appareil photo numérique, on reprend son chemin. Et pourtant, on sent dans l’air comme un début de manifestation ; un fourgon blanc à parabole, posté rue de Lyon ; des motos policières fichées près du quai. Et à quelques pas de la station de taxis, une jeune femme assise, jambes croisées, un cabas à ses pieds, feutres en main, absorbée par l’élaboration d’une pancarte où l’on peut lire, de loin ;« Graciez Jacqueline Sauvage ».
Elle, c’est Raphaëlle Rémy-Leleu d’Osez Le Féminisme, qui revient, quelques instants, sur la condamnation de Jacqueline Sauvage, en appel le 4 décembre, à dix ans de prison pour avoir tué son mari de trois coups de fusil dans le dos, en 2012. C’est la même peine que celle qui avait été prononcée en octobre 2014, par la Cour d’assises du Loiret. La justice faisant fi de tout le contexte, la souffrance, ayant mené Jacqueline Sauvage à ce geste, désespéré. Tout au long de ces 47 ans de vie conjugale, Jacqueline Sauvage a subi des violences physiques et psychologiques répétées, se retrouvant même aux urgences, à plusieurs reprises, mais jamais elle n’avait osé déposer une plainte ou une main courante contre Norbert Marot, son mari.
Raphaëlle, confie sa déception et sa colère au moment où elle a appris cette décision, son incompréhension, aussi. Il y avait déjà eu un cas précédent, celui d’Alexandra Lange, en 2012, histoire similaire à celle de Jacqueline Sauvage, celle d’une femme victime de violences conjugales des années durant. L’avocat général, Luc Frémiot, avait réussi à obtenir l’acquittement, après un réquisitoire sur la légitime défense. Alexandra Lange, jugée pour avoir tué son mari d’un coup de couteau, quant à elle, avait réussi à franchir le cap, ayant déposé une main courante au commissariat, dénonçant les coups, les insultes et les menaces de son époux. Raphaëlle, déterminée, insiste, il faut que Jacqueline soit graciée parce que dix ans de prison, ce n’est pas possible ! Raphaëlle, regard circulaire sur la place, les participants au rassemblement arrivent, accompagnés de militant d’Osez le Féminisme, elle s’interrompt, me quitte pour les rejoindre.
« Halte aux violences faites aux femmes… »
On se masse sur le trottoir, par petits groupes, ça discute ; l’œil rivé sur la colonne de Juillet. Nous, on traîne, on flâne presque ; des bribes de conversations nous parviennent. « C’était de la légitime défense ! » assure une femme, la cinquantaine, elle insiste, sur la légitime défense, celle qui l’accompagne rétorque mollement, oui, mais techniquement, l’acte de Jacqueline ne peut pas être assimilé, dans le droit français, à de la légitime défense, c’est que la riposte doit répondre à une agression. Et pour Jacqueline Sauvage, ce n’était pas le cas. La dame acquiesce avec douleur, mais ce n’est pas une raison pour mettre de côté tout ce qu’elle a enduré. C’est pour ça qu’il faut changer la loi, dit une troisième personne. On évoque l’idée d’une légitime défense différée, notion portée par Valérie Boyer, députée Les Républicains, on parle aussi de ce que l’on nomme, au Canada, le traumatisme « le syndrome de la femme battue » qui permet d’expliquer et justifier les dispositions psychologiques dans lesquelles se retrouvent ces femmes, à la fois victimes et meurtrières.
IMG_20160123_103351De tous côtés les manifestants affluent, banderoles multicolores, Femmes battues justice complice stop !, elle trône au milieu des petits drapeaux d’Osez le féminisme, que rejoint, bientôt, des pancartes d’Alliance des femmes. Et puis l’on déploie à deux, une banderole, appel à signer la pétition lancée par deux militantes féministes Karine Plassard et Carole Arribat. Les petits groupes s’agglutinent pour n’en former qu’un ; les regards quittent la colonne de Juillet et se tournent vers les marches de l’Opéra dont les rampes sont habillées de bandes adhésives, vite aspergées, à la bombe, de peinture multicolore ; Libérez Jacqueline Sauvage, les militants s’activent ; distribution de portraits de Jacqueline Sauvage et d’imprimés, à la manière Charlie,« Je suis Jacqueline Sauvage ». On se serre sur le trottoir, sous le ciel lourd, des visages se lèvent, craignant qu’il ne pleuve. Ici ou là, les journalistes bourdonnent, presse écrite, radio, télévision, on butine ses témoignages et ses portraits, on questionne Anny Duperey, venue soutenir la cause.
Sous les écrans de l’Opéra où défilent les différents spectacles, dont le drame lyrique de Jules Massenet inspiré du roman de Goethe, Les Souffrances du Jeune Werther, les participants au rassemblement scandent; Halte à la violence faites aux femmes… Scansion lente, répétitive, dans un silence troublé par le craquement de la prise de photos. Et d’un coup, tout à côté du banc où l’on avait croisé Raphaëlle, à peine une heure plus tôt, quatre femmes arborant des couronnes en fleur, à la manière Femen, surgissent, pancartes brandies, et, faisant écho au rassemblement, elles crient en chœur : Quand le système matraque, les femmes contre-attaquent ; un instant, elles prennent la pause pour les photographes, amateurs et professionnels, elles se fondent ensuite dans le rassemblement, au pied des marches elles entonnent plusieurs reprises l’hymne des femmes…
Pétition pour une grâce présidentielle
L’acmé du rassemblement passé, l’ambiance se détend ; de petits groupes se reforment, les discussions reprennent leur cours. Un groupe d’étudiant parle de l’imminence des partiels, Catherine qui lance, « je devais les préparer justement mes partiels, mais je suis venue, ici, par solidarité, pour éviter de réviser aussi, au moins si je les rate mes partiels j’aurai une bonne excuse pour pas culpabiliser ». Et à quelques mètres de ces étudiants, au pied des marches plus exactement, on a déposé, une urne où l’on glisse de petits papiers préparés pour l’occasion avec des champs à remplir Nom, Prénom, Signature ; une pétition à l’attention de François Hollande pour demander la grâce de Jacqueline Sauvage.
Et devant l’urne, un homme, la quarantaine, grimace en rajustant ses lunettes, ce mot « grâce », le dérange, de sa voix un peu grave, s’interroge,  « je sais pas gracier, c’est pas pour ceux que l’on condamne à mort ? ». Derrière lui, une dame, ses yeux, bleus et humides, se remémorent, sa mère à elle, tout comme Jacqueline victime de violences conjugales, sa mère qui avait à plusieurs reprises menacé son père avec un fusil, Lucette* passe une main nerveuse sur ses cheveux blonds, saluant le courage de ces deux femmes, elle répète, « oui, je suis là pour Jacqueline, je viens de le région bordelaise en soutien à Jacqueline Sauvage, parce que, moi, je comprends ce qu’a été sa vie ».
Le trottoir se vide un peu, le ciel, quant à lui, semble sur le point de crouler, nuages bombés, lourds, prêts à se répandre. Et tout à côté, on croise Aglaye, cheveux courts et yeux bleus intenses, appareil photo plaqué en main, elle fige selon ses grès, quelques moments du rassemblement. Elle vient de signer la pétition, glissant son petit papier dans la fente de l’urne, elle dit ; j’hésite à signer des papiers au nom de mes amis, c’est qu’on avait prévu de venir à plusieurs, mais finalement je me retrouve toute seule. Elle en sourit, c’est normal samedi matin, avec ce froid, pas toujours facile de se réveiller. La foule, sous nos yeux, disparaît, s’enfuit, avalée par les avenues, les rues, et autres bouches de métro. On ignore si Jacqueline Sauvage obtiendra la grâce présidentielle, cela ne serait que justice ; avec Aglaye, on se réfugie dans un café, prolongeant le rassemblement…
Ahmed Slama

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