Sur les coups de 21 heures, deux jeunes femmes trans d’origine péruvienne montent dans le bus. Elles saluent l’équipe en se frictionnant les mains et acceptent un verre de thé. Trois sucres chacune. Besoin de recharger les batteries : le thermomètre affiche − 3 °C ce jeudi soir là, dans le bois de Boulogne, à Paris. La nuit s’annonce rude. Elles s’installent à une table face à une avocate venue bénévolement participer à la maraude. La discussion en espagnol s’oriente rapidement vers un homme qui semble terroriser les deux femmes.

Elles le surnomment « l’Indiano ». Il rôde régulièrement dans le bois de l’ouest de la capitale, armé d’une barre de fer ou d’un poing américain. Leur récit est glaçant : il agresse, frappe, viole les travailleuses du sexe (TDS). Ce soir, toutes celles qui monteront dans le bus Barreau de Paris Solidarité évoqueront cet homme. Quand les deux femmes redescendent du bus, June, juriste pour l’association Acceptess-T qui organise la maraude en collaboration avec Barreau de Paris Solidarité, explique : « Ça fait deux ans qu’on entend parler de lui à toutes les maraudes»

L’homme en question est connu de toutes celles qui travaillent dans le bois. Des signalements ont été faits. Pourtant, ses exactions continuent. « Certaines se laissent faire et attendent que ça passe, décrit June. C’est tout ce qu’elles peuvent faire. » Les travailleuses se sentent totalement démunies et abandonnées face à ces violences.

Un contexte pour le moins hostile, auquel vient s’ajouter la peur de contrôles policiers. Selon les associatifs, à l’approche des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris, la répression des forces de l’ordre à leur encontre se fait de plus en plus sentir.

Un difficile accès aux droits fondamentaux 

Le bus Barreau de Paris Solidarité, un dispositif d’accès au droit pensé pour « aller vers les publics qui ne vont pas venir spontanément », maraude un jeudi sur deux dans le bois de Boulogne avec Acceptess-T. L’équipe va à la rencontre des TDS, pour une bonne partie des femmes trans d’origine sud-américaine.

Lorsque le chauffeur aperçoit un groupe de femmes en lisière du bois, Camila, une salariée d’origine colombienne, et Luna, une Péruvienne bénévole d’Acceptess-T, descendent du bus et disparaissent dans l’ombre épaisse des arbres. La discussion s’engage avec le petit groupe, et celles qui le souhaitent gravissent les marches du bus.

En plus du point d’accès au droit, la maraude permet de faire de la prévention, de distribuer des préservatifs et d’effectuer pour celles qui le souhaitent des tests rapides d’orientation diagnostique. Ces tests permettent de détecter en quelques minutes une infection au VIH. « La politique d’Acceptess-T, c’est d’aller à la rencontre des personnes trans et d’établir une relation de confiance, de paire à paire, pour qu’elles puissent nous contacter ou venir nous voir dans nos locaux pour demander un soutien juridique dès qu’elles en ont besoin », détaille June.

Le travail du sexe n’est plus un délit

C’est cette relation de confiance qui permet aux associatifs d’avoir une vision précise de la situation sur le terrain. Ils expliquent qu’une partie des femmes qui exercent au bois de Boulogne, comme dans les autres lieux de passe de la capitale, sont en situation administrative irrégulière. Raison pour laquelle elles n’osent souvent pas contacter la police en cas d’agression.

Les violences verbales, voire physiques, des agents de police sont monnaie courante

Pire encore, lorsqu’elles appellent à l’aide, elles se heurtent parfois à l’ignorance, voire aux moqueries des agents. « Les violences verbales, voire physiques, des agents de police sont monnaie courante, explique June. Il faut en plus prendre en compte la question de la transphobie, les mégenrages volontaires auxquels elles font face. »

Pourtant, la loi du 13 avril 2016 a mis fin au délit de racolage, considérant les travailleuses du sexe non plus comme des délinquantes, mais comme des victimes, en instaurant une « pénalisation des acheteurs d’actes sexuels ». Six ans plus tard, en 2022, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dénonçait des manquements dans l’application de ce texte.

Car ces derniers mois, ce sont bien les TDS qui semblent être dans le viseur des forces de l’ordre. Elisa Koubi, coordinatrice du Syndicat du travail sexuel en France (Strass), s’inquiète de la tournure que prennent les événements à l’approche des Jeux. « On assiste à des descentes de police régulières, que ce soit à Belleville, à Boulogne ou à Vincennes. Parfois avec des bus de la préfecture pour emmener directement les filles au commissariat pour leur délivrer des OQTF [obligations de quitter le territoire Français – ndlr] ou carrément pour les enfermer en CRA [centre de rétention administrative – ndlr] », relate-t-elle. Contactée à ce sujet, la préfecture de police de Paris n’a, pour l’heure, pas donné suite.

C’est clairement un contournement de la loi qui vise à criminaliser les travailleuses du sexe 

Pour Acceptess-T, le constat est le même. « Avant, on nous signalait des OQTF ponctuellement, peut-être une fois par semaine. Aujourd’hui, on en traite quasi quotidiennement », explique June. Et les OQTF sont désormais régulièrement assorties d’interdictions de revenir sur le territoire français (IRTF) pour « trouble à l’ordre public », motivées par un délit d’exhibition sexuelle. « C’est clairement un contournement de la loi qui vise à criminaliser les travailleuses du sexe à qui on ne peut plus imputer le délit de racolage », s’agace l’ancienne avocate Aurélia Huot, du Barreau de Paris Solidarité.

Une criminalisation des TDS sous couvert de lutte contre les réseaux de traite

Cette résurgence de la criminalisation du travail du sexe colle avec le calendrier des grands événements et la promulgation de la loi immigration en décembre 2023. « Un cocktail explosif », selon June. Le 11 décembre 2023, le gouvernement annonçait lancer un plan pour « lutter contre la prostitution et la mendicité forcée ».

L’ancienne ministre des sports Roxana Maracineanu, à présent secrétaire générale de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, s’en félicitait sur le réseau social X. Pourtant, tous les associatifs contactés dénoncent une répression qui s’abat de manière aveugle sur les TDS, même sur celles qui ne sont pas victimes de réseaux de traite.

Je ne vois pas comment ils peuvent combattre les réseaux de traite en criminalisant les victimes

Le bus Barreau de Paris Solidarité effectue aussi des maraudes à Vincennes un jeudi sur deux. Selon Aurélia Huot, la répression se fait encore plus violente qu’au bois de Boulogne. Des femmes issues de la communauté nigériane et, pour une partie, victimes de réseaux de traite la subissent de plein fouet. « Je ne vois pas comment ils peuvent combattre les réseaux de traite en criminalisant les victimes », déplore-t-elle.

Cette traque peut même avoir des conséquences graves pour ces femmes. « Jusqu’à l’été dernier, les équipes du commissariat du XIIe arrondissement avaient plutôt un rôle de sensibilisation et de vigilance envers les travailleuses du bois de Vincennes, se remémore-t-elle. Mais depuis l’été, ça a basculé. Le contact se rompt avec les filles, qui ne peuvent plus faire appel à eux en cas de problème. »

Elle fait état de femmes qui « disparaissent » chaque semaine, emmenées par les forces de l’ordre, accompagnées d’agents de la préfecture. « En novembre, deux filles sans papiers ont été arrêtées juste devant moi, et ont été envoyées en CRA, détaille-t-elle. Les contraindre à quitter le territoire entraîne la rupture de tout lien avec nos dispositifs. » Les femmes victimes de traite, lorsqu’elles sont interpellées, interrogées et relâchées ou expulsées sans protection policière, sont exposées en plus à des représailles de la part de leur réseau.

Le prétexte des grands événements sportifs

Les associations de terrain dénoncent à l’unisson une volonté de « nettoyage social » des rues à l’approche des Jeux et s’inquiètent des mesures qui pourront être prises lors de l’événement. En mai 2023, à quelques mois du coup d’envoi de la Coupe du monde de rugby, qui a fait office de répétition grandeur nature avant les JOP, des arrêtés préfectoraux ont été pris dans plusieurs villes de France. À Lyon, un arrêté interdit par exemple le stationnement des camionnettes des travailleuses du sexe aux abords des installations sportives.

« C’est vraiment un problème pour des femmes qui n’ont pas de papiers, se désole Elisa Koubi, du Strass. Lorsque leurs camionnettes finissent à la fourrière, elles n’ont plus d’endroit où dormir et vont être dans l’incapacité de les récupérer. » L’inquiétude se fait sentir aussi sur la pérennisation de ces mesures d’exception. Malgré la fin de la Coupe du monde de rugby, la ville de Lyon a renouvelé cet arrêté en décembre dernier.

Dans sa communication, le gouvernement avance un phénomène d’augmentation de la prostitution inhérent aux grands événements sportifs. Une explication jugée fallacieuse par les associations. Dans un communiqué publié le 16 janvier, signé notamment par le Strass, on pouvait lire : « De nombreuses études sur le sujet permettent d’affirmer qu’il n’existe en réalité aucune augmentation de la prostitution et encore moins de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation dans le commerce du sexe en lien avec les grands événements sportifs. » 

Le communiqué explique même, en se basant sur une étude publiée par Global Alliance Against Traffic in Women, que, lors de ces grands événements, les politiques publiques qui visent à répondre à ce mythe se traduisent par « une augmentation de la précarisation et de la criminalisation des travailleuses du sexe ».

Volonté de faire place nette, ou instrumentalisation des Jeux pour servir un agenda plus répressif  ? Pour les travailleuses du sexe, les conséquences sont les mêmes : la vie leur est rendue toujours plus compliquée. Précarisées, elles restent à la merci d’hommes aux barres de fer qui peuvent sévir en toute impunité.

Névil Gagnepain

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