Moins de six mois avant le début de l’événement planétaire. Plus de six ans depuis l’annonce de l’attribution des Jeux olympiques et paralympiques à la ville de Paris. Un délai pourtant bien court pour organiser le plus grand événement sportif mondial et construire toutes les infrastructures nécessaires, dans le respect de l’imposant cahier des charges imposé par le Comité International Olympique (CIO).

Les organisateurs de l’événement ont choisi la Seine-Saint-Denis comme centre névralgique de l’événement, en y installant notamment le village des athlètes. Les méga projets qui y ont fleuri les dernières années promettent de transformer l’environnement en profondeur, de créer “la ville de demain”, rutilante et écoresponsable. Mais qu’est-ce qui se cache réellement derrière ces promesses ? À quoi ressemblera cette ville et pour qui est-elle pensée ?

Jade Lindgaard est journaliste et responsable du pôle écologie à Mediapart (média partenaire du Bondy Blog). Elle est aussi habitante d’Aubervilliers et a milité contre la destruction des jardins ouvriers de la ville pour y construire un solarium, attenant à une piscine d’entraînement des JOP. Pour tenter de répondre à ces questions, elle publie Paris 2024, Une ville face à la violence olympique (éditions divergences). Le fruit de six années d’enquête sur la face cachée de l’événement, dont les habitants du 93 semblent finalement être les grands oubliés. Interview.

Dans le titre de votre livre Une ville face à la violence olympique, de quelle ville parlez-vous ?

En enquêtant, je me suis assez vite rendu compte que l’espace urbain qui est impacté est invisible aux yeux des grands médias, mais aussi des organisateurs des JOP. Je pense qu’ils ont l’impression de partir de rien, d’aménager un No Man’s Land où il n’existait pas grand-chose.

Ils le font dans une logique d’aménagement qui est à la fois typique des aménagements des grands projets et de ce qui se passe aujourd’hui avec les aménagements du Grand Paris : la logique de l’urbanisme en termes de métropole.

Face à ça, il y a une “ville”, pas au sens d’une commune, parce qu’il y a tout un paquet de communes impliquées, mais une ville comme espace de vie.

Et cette ville était tout de même habitée. Vous faites état de nombreuses expulsions et vous essayez d’en faire un décompte.

J’ai essayé de travailler de manière la plus précise possible, notamment sur la question des expulsions d’habitants. Je parle plus de personnes délogées que de personnes expulsées, parce qu’une expulsion, c’est quelqu’un qui vit quelque part et qu’on pousse de force en dehors de là où cette personne habite. Là, ce n’est pas exactement ça.

D’après mon estimation, il y a 1 500 personnes qui ont été délogées de manière permanente de là où elles habitaient

Mais il y a bien des personnes qui ont été définitivement délogées de leur lieu de vie en lien direct ou indirect avec les Jeux olympiques. J’ai essayé de le quantifier. D’après mon estimation, il y a 1 500 personnes qui ont été délogées de manière permanente de là où elles habitaient. Et ça encore, c’est sans prendre en compte les fermetures d’hôtels sociaux par exemple.

Ces “délogements”, la plupart du temps, ont été justifiés en avançant l’intérêt public de ces aménagements urbains. Qu’est-ce qui se cache derrière ce terme ?

C’est typique des projets d’aménagement. L’utilité publique, ou même dans le cas des Jeux Olympiques, l’intérêt national, sont des catégories juridiques mobilisées par la puissance publique pour aménager. À partir du moment où un aménagement est déclaré d’utilité publique, ça facilite, ça permet d’exproprier les personnes.

En plus de l’utilité publique et internationale, ont été créés pour l’événement des dispositifs juridiques qui ont facilité l’aménagement, avec une loi olympique en 2018 qui a raccourci certains délais de recours et facilité la construction.

À part quelques luttes locales, on a vu peu d’opposition à ces projets d’aménagement. Comment l’expliquer ?

On a quand même vu quelques mobilisations tenaces, mais portées par trop peu de personnes. C’est notamment la conséquence du fait que l’organisation de ces Jeux sur ce territoire a été défendue à l’outrance par les élus locaux. Et c’est encore le cas aujourd’hui. La ville de Saint-Denis, le département de Seine-Saint-Denis, la communauté d’agglomération de Plaine Commune, la ville de l’Île-Saint-Denis, d’Aubervilliers. Tous ont embarqué à bord du train des JOP et n’en sont jamais descendus.

On voit qu’il y avait plein d’autres discours possibles, portés par ces collectifs de citoyens et citoyennes, qui se sont mobilisés, pas nécessairement contre les Jeux Olympiques, mais pour avoir d’autres aménagements. Par exemple, qu’il n’y ait pas une bretelle d’autoroute construite à côté d’un groupe scolaire de 600 élèves comme à Pleyel, qu’il n’y ait pas la destruction des jardins ouvriers d’Aubervilliers pour y mettre un solarium. Tous ces collectifs n’ont pas été écoutés.

Le 93 est un territoire en très grande difficulté, ça aurait pu être l’occasion d’un rattrapage avec tout cet argent

Pour moi, c’est révélateur d’un vide politique. Le 93 est un territoire en très grande difficulté et victime d’une forme de discrimination de la part de l’État du fait d’un sous-investissement dans tous les services publics de base, santé, école, petites enfances, sécurité, etc. Ça aurait pu être l’occasion d’un rattrapage avec tout cet argent : quasiment 9 milliards d’euros dépensés pour 2 fois 15 jours de compétition, c’est gigantesque.

L’organisation promet justement un héritage laissé au 93 grâce à tout cet argent investi pour les JOP. Que va-t-il être en réalité ?

C’est un peu la difficulté de l’exercice d’essayer de décrire ce qui va se passer dans un second temps. Ce qu’on peut d’ores et déjà voir, c’est qu’en termes d’aménagement, le principal est donc ce village des athlètes, qui va devenir un quartier d’habitation pour 6 000 personnes, ainsi qu’un quartier de bureau, pour 6 000 autres personnes.

Le village des athlètes a nécessité un investissement énorme de près de 2 milliards d’euros. C’est d’autant plus énorme quand on le compare avec les dépenses de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU), en Seine-Saint-Denis. C’est à peu près le même chiffre : 2,3 milliards d’euros. On dépense à peine moins d’argent pour 12 000 personnes que l’État ne dépense d’argent pour la rénovation des quartiers populaires de toute la Seine-Saint-Denis, pour 600 000 habitants.

Cet écart doit nous alerter sur la différence de traitement, tout en ayant en tête que dans le cas du village olympique, majoritairement l’argent privé, en gros des promoteurs du secteur de l’immobilier, alors dans le cas de l’ANRU, c’est de l’argent public. Mais en termes de capital, qu’est-ce qu’une société, décide d’allouer comme ressources à des gens ? Là, on voit un écart qui dit beaucoup de la brutalité de ce processus.

On a fait cet énorme investissement pour attirer des personnes qui ne sont pas celles qui habitent d’ores et déjà en Seine-Saint-Denis

Le village sera reconverti en logements en très grande majorité privés, chers et avec seulement 30 % de logements sociaux. Donc, on voit bien qu’on a fait cet énorme investissement pour attirer des personnes qui ne sont pas celles qui habitent d’ores et déjà en Seine-Saint-Denis.

Quand ils ont commencé le chantier, il était entouré de palissades. Dessus, il y avait des images, des visualisations qui représentaient le futur quartier et ses habitants. On voyait des jeunes femmes faisant leur jogging, des hommes jeunes en costume avec leur téléphone portable, donc en gros des gens plutôt jeunes et visiblement travaillant en bureaux. Puis surtout, qui sont quasiment tous blancs. Ces personnes ne ressemblaient pas du tout à celles qui marchaient dans les rues autour. C’est révélateur.

Il y a une absence de démocratie locale autour des projets d’aménagements, mais vous rappelez aussi les conditions de l’attribution des JOP à Paris en 2017.

On a un peu oublié, mais quand Paris a obtenu, en 2017, l’organisation des Jeux de 2024, c’était la seule ville candidate. En fait, les précédentes villes avaient retiré petit à petit leur candidature. Par exemple, il y avait la ville de Boston aux États-Unis. Elle a renoncé suite à une forte mobilisation d’habitants, autour du slogan, “on n’aménage pas une ville pour ses visiteurs, mais pour ses habitants”. C’est quand même très éloquent. Rome aussi s’était retirée, comme Hambourg en Allemagne, après un référendum. Souvent par peur de dépenser trop d’argent.

En France, il n’y a pas eu de consultation et de référendum

Non seulement en France, il n’y a pas eu de consultation et de référendum, mais c’était même un argument mis en avant par la ville de Paris dans son dossier de candidature. Ils avaient pris la peine de préciser qu’il n’y aurait pas de référendum en France sur les JOP, parce que c’est impossible d’un point de vue constitutionnel. C’est à la fois une sorte de candeur et de cynisme sur le fait d’assumer l’absence de démocratie sur ce sujet.

Emmanuel Macron a dit “les valeurs des JO, ce sont nos valeurs”. Quelles sont ces valeurs dont il parle ?

Il y a un discours hyper proactif, pro-JOP, très patriotique, même nationaliste en réalité. L’événement est utilisé par les pouvoirs publics comme l’occasion d’une célébration de la grandeur nationale. Dans le cas de la France, avec Emmanuel Macron, c’est vraiment sans filtre. Les Jeux Olympiques, la grandeur de la France, le rayonnement international du pays.

Propos recueillis par Névil Gagnepain

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