La forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel

  • La Forme d’une ville, Julien Gracq (1985)

Vivre la cité confinée, c’est avant tout percevoir la façon dont les rythmes quotidiens – lesdits rituels, routines, flux – ont changé pour chacun d’entre nous. Le tempo de la ville semble en effet fonctionner à la fois au ralenti et de façon plus saccadée. Depuis maintenant plusieurs semaines, nous prenons sans cesse le pouls urbain.

Nous tentons à chaque instant de sentir les pulsations de la cité. Cette manière d’en mesurer les rythmes en temps de crise me fait beaucoup penser aux principes de rythmanalyse théorisés par le sociologue marxiste Henri Lefebvre. Il proposait dès les années 1980 de formaliser une approche des rythmes qui structurent la ville, et en définissent les temporalités et territorialités.

Depuis maintenant plusieurs semaines, nous avons tous – sans le savoir – du nous improviser rythmanalystes. Si nous n’exerçons pas un métier jugé indispensable, nous faisons cela depuis chez nous, depuis ces lieux où nous nous retrouvons confinés au quotidien. Penchés à nos fenêtres, nous écoutons les rues un peu plus silencieuses que d’habitude. Assis sur nos canapés, nous mettons à jour le carnet de santé de la ville et du monde, en écoutant en boucle les infos.

Plus de rituel, l’espace et le temps se confondent

Debout dans nos cuisines, nous nous laissons aller à la rêverie en écoutant la radio ou le podcast du jour. Nous écoutons la ville comme quelqu’un écouterait un air de musique, nous retenons notre souffle et applaudissons à 20 heures tous les soirs la perspective certes lointaine mais néanmoins tangible d’un futur moins douloureux. Nous évaluons toutes les cinq minutes le degré d’altération des rythmes qui définissent notre rapport au monde extérieur.

Ces altérations rythmiques, nous en rendons compte auprès de toutes les personnes avec lesquelles nous sommes en communication. C’est au goût du jour – dans l’air du temps – d’en parler. Plus grand chose à voir avec la rythmique joyeuse qui distingue les différents moments de la journée et de la semaine. Plus de métro-boulot-dodo qui tienne, plus de rituels enfantins à la sortie des écoles, plus de rencontres le soir après le travail.

C’est le néant dès la tombée de la nuit, et puis plus de match de foot le weekend. La distinction entre jours de semaine et weekend devient elle aussi plus difficile à établir. Le même espace devient multi-fonctions, la table des repas-devoirs-réunions-parties de cartes virtuelles avec les copains fait écho à ce flou temporel qui nous tombe dessus.

Et je ne parle ici que de l’espace domestique, sans me référer à nos rares échappées dans l’espace autrefois si familier du quartier, pour la majorité d’entre nous qui télétravaillons. Pour le moment, l’espace du quartier se vit seulement en filigrane. Monumentale altération rythmique ! Nous l’apercevons au loin, par la fenêtre. C’est d’ailleurs aussi ce que fait Lefebvre, dans le chapitre « Vu depuis ma fenêtre »  d’Éléments de rythmanalyse (Lefebvre, 1992), lorsqu’il décrit les rythmes de son quartier tels qu’ils lui apparaissent depuis sa fenêtre rue Rambuteau.

Contre la dissonance, réinvestissons le rythme

Le temps du confinement subi, ça devrait aussi être le temps de la rythmanalyse pensée par nous tous. C’est pour ça que je vous propose de reprendre les principes développés par Lefebvre. Contre la dissonance qui nous frappe, à nous de faire de même et de développer une rythmanalyse concrète des espaces du confinement, qu’ils soient sursaturés par nos va-et-vient constants dans les quelques mètres carré qui nous servent de logis, ou rêves-souvenirs d’extérieurs pour le moment peu praticables. Parce que les temporalités deviennent plus floues que jamais, il est d’autant plus important d’analyser ces rythmes nouveaux qui s’imposent à la ville, mi-ralentis, mi-saccadés.

Dès les années 1930, le sociologue et philosophe de l’urbain Henri Lefebvre choisit d’emprunter au matérialisme historique pour penser la manière dont notre praxis – pratique sociale – façonne la ville. Cette approche par la praxis devient rapidement essentielle pour réfléchir à la production des espaces urbains et au droit à la ville, en France et plus encore dans le champ des études urbaines anglophones. Lefebvre conçoit les lignes directrices du projet rythmanalytique d’abord aux côtés de sa compagne Catherine Régulier, dans un article intitulé Le projet rythmanalytique paru en 1985, puis dans l’ouvrage posthume Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes.

Pour résumer, les rythmes sont essentiels afin de comprendre comment nous bâtissons, habitons et nous disputons la ville. En somme, la production de l’espace urbain consiste en cet ordonnancement rythmé de lieux et de temps. Celui-ci n’est pas anodin, et dit le caractère répétitif de la reproduction des espaces et des rapports sociaux. Le projet rythmanalytique peut dès lors nous aider à lutter contre ces processus aliénants.

Le répétitif, le tic-tac de l’horloge qui mesure le cycle des heures et des jours, n’est donc pas une suite sans sens, mais révèle un ordonnancement qui dit les lignes de continuité et de rupture de notre société. Lefebvre décrit quatre types d’ordonnancements rythmiques, que l’on peut particulièrement voir reflétés dans notre expérience quotidienne du confinement.

L’arrythmie, c’est le conflit entre deux ou plusieurs rythmes, qui survient et fait un accroc, un peu comme lorsque les devoirs des enfants traînent encore sur la table à l’heure du dîner et que vous renversez de la soupe partout sans faire exprès.

La polyrythmie, c’est la co-existence entre deux ou plusieurs rythmes, sans que cela ne fasse d’accrocs : par exemple, les devoirs sont faits après la classe virtuelle, pendant que les parents essaient tant bien que mal de travailler et de lancer la préparation du repas. Devoirs rangés, rapport pour le travail réalisé en ligne et repas fait maison : pas d’accident, pas d’accrocs.

L’eurythmie, c’est le contact constructif entre plusieurs rythmes, et les interactions qui s’ensuivent sont considérées comme ayant des vertus thérapeutiques : un peu comme quand ledit repas se transforme en appel Zoom familial impromptu parce que c’est votre anniversaire, et que vos proches vous ont fait la surprise.

Enfin, l’isorythmie, c’est le stade avancé de ces interactions constructives, lorsque la rare association entre les rythmes se traduit par un parfait équilibre de répétition et de fréquence. Un peu comme ces journées de confinement qui contiennent une lueur d’espoir, où vous avez l’impression que tout s’est passé comme sur des roulettes, et que vos gestes étaient aussi réglés que du papier à musique. Et puis à 20 heures, vous vous mettez à votre fenêtre et vous applaudissez, en chœur avec vos voisins, le personnel soignant et toutes celles et ceux qui vont au front pour nous tous.

Prendre du recul et réfléchir avant de penser l’après

En somme, nous devons donc tous nous improviser rythmanalystes, contre la dissonance. Notons, enregistrons et captons les altérations rythmiques qui nous tombent dessus, parce qu’il se passe beaucoup de choses en période de confinement. Éprouvons, expérimentons avant tout, de manière empirique, et notons tout ça, comme le faisaient les psychogéographes adeptes de Debord, et les situationnistes fana de dérives urbaines. Ces notes comptent – qu’elles soient gribouillées à la hâte sur une feuille de papier, notées sur votre téléphone, dessinées sur le mur, voire en format photo ou mémo vocal.

Lesdites notes comptent aussi parce que dans un futur pas si lointain que ça, elle serviront à documenter le travail des historiens qui étudieront cette crise. C’est en pensant les rythmes, en les transformant aussi que l’on peut donner un peu plus de sens à ce qui nous arrive, à ces altérations subies depuis quelques semaines. Le projet rythmanalytique peut alors nous aider à guérir notre rapport à la ville confinée. Pour faire écho à Lefebvre : « [s]ans prétendre changer la vie mais en restituant pleinement le sensible dans les consciences et la pensée, [la rythmanalyse] accomplirait une parcelle de la transformation révolutionnaire de ce monde et de cette société en déclin » (Lefebvre, 1992, 39).

Face à toutes ces altérations rythmiques, il convient de prendre du recul et de réfléchir, avant d’envisager la suite, la prochaine étape, l’après. Vous aussi, dites-nous en plus sur ces agencements rythmiques qui vous interpellent. Contez-nous les arythmies, polyrythmies, eurythmies et autres isorythmies qui composent vos journées. Envoyez-nous vos témoignages par e-mail : à vos crayons de couleurs, stylos plume, appareils photos et enregistreurs vocaux !

Magda MAAOUI

  • Petite liste des précis de rythmanalyse, pour aller plus loin
  1. Lefebvre, Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.
  2. Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974.
  3. Lefebvre & C. Régulier, « Le projet rythmanalytique » in Communications, 41, 1985.
  4. Lefebvre, Éléments de rythmanalyse, Introduction à la connaissance des rythmes, Paris, Syllepse, 1992.
  5. Lefebvre, Rhythmanalysis: Space, Time and Everyday Life. London: Continuum, 2004.
  6. Revol, La rythmanalyse chez Henri Lefebvre (1901-1991) ; contribution à une poétique urbaine, thèse soutenue à l’Université Jean Moulin Lyon 3, 2015.

 

 

 

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