Partis dans la quasi indifférence les marcheurs de 1983 ont peu à peu suscité l’intérêt des médias. Parmi eux, il y avait Eric Favereau de Libération. 30 ans plus tard le journaliste nous raconte l’ambiance, la ferveur, la grosse déception au lendemain de l’arrivée de la marche puis l’OPA de SOS Racisme. 

C’est un moment « magnifique ». À plusieurs reprises l’adjectif surgit dans le récit d’Eric Favereau, journaliste à Libération. En 1983 à peine trentenaire il est préposé aux faits divers et s’intéresse à la question de l’immigration. Très vite il va se transformer en observateur privilégié de ce que les médias, lui compris, vont rebaptiser « marche des Beurs » car cela est plus simple que l’appellation officielle. A l’origine, la marche pour l’égalité et contre le racisme est née dans le sang. Les crimes racistes se multiplient dans les cités françaises et le jeune reporter est amené à les traiter. « Il y a des bavures, les jeunes sont tués par la police ou par des voisins irascibles exaspérés par le bruit. Il y a par exemple une série d’histoires à Nanterre, à Montrouge. A chaque fois ce sont de jeunes Beurs. Ces histoires sont  incroyables et il ne se passe jamais rien. Au mieux le policier est mis en examen et vaguement condamné à presque rien du tout » se souvient-il.

La marche pour l’égalité et contre le racisme est lancée le 15 octobre 1983, trois mois après que Toumi Djaïdja le président de SOS avenir Minguettes s’est fait tirer dessus à l’abdomen par un policier à Venissieux. Éric Favereau est alors en contact avec ces jeunes et ces associations. Le correspondant de Libération à Marseille écrira un petit article signalant le départ de la marche. De l’aveu même d’Eric Favereau, « nous n’avions pas de don de divination, on ne pouvait pas prévoir ce succès donc le traitement se fait a minima« . Pour les journalistes il s’agit après tout « d’une initiative parmi tant d’autres ».

Avec le recul, le journaliste explique la réussite de la marche par deux facteurs : « D’abord ces meurtres en série bouleversent toutes les cités et l’opinion publique ne réagit pas énormément. Les milieux militants de gauche et d’extrême-gauche sont sur d’autres planètes et ne regardent pas cela ». Puis le second atout de la marche reste la personnalité du Père Christian Delorme. Éric Favereau le dépeint ainsi : « c’est un prêtre proche des milieux militants, mais aussi des réseaux catholiques et qui est très ‘Gandhi’ ». Le journaliste explique également que contrairement à la légende, ce n’est pas Toumi Djaïdja qui est le seul initiateur de la marche.

« C’est parce qu’il était lié à Toumi qu’il lui soumet l’idée à Toumi. Il arrive à convaincre les autres jeunes de marcher, ce qui n’était pas gagné avec ces meurtres à répétition, on pouvait comprendre qu’ils en aient marre et pas envie de tendre l’autre joue. » Si les premières étapes de la marche se font dans la discrétion, la fin est abondamment couverte. « Les trois dernières semaines tout a basculé. On s’est rendu compte qu’il se passait quelque chose et on l’a beaucoup traité. On les suivait quasiment tout les jours. On a pris fait et cause pour cette initiative. A l’époque, les contacts étaient faciles et on était très proches des marcheurs ». Éric Favereau semble assez nostalgique et attendri lorsqu’il évoque les personnalités attachantes de la petite bande « originale et variée ». Signe de l’intérêt grandissant envers cette initiative, les marcheurs attirent même les grandes plumes du journal qui demandent à suivre la marche. Le reporter se rend alors compte de l’ampleur qu’a pris le mouvement lorsque viennent les ministres ou que des motards ouvrent la route pour éviter les accidents durant les étapes.

Ce basculement est révélateur du « souffle » lancé par ces « jeunes beurs ». Éric Favereau assume l’utilisation du terme « beur » et explique qu’il a pris une tonalité péjorative aujourd’hui mais qu’à l’époque il était utilisé fréquemment, y compris par les concernés. Le mot beur était même « joli, chaleureux » et il était plus facile de qualifier ces jeunes ainsi plutôt que de recourir aux circonvolutions langagières du type « enfant issu de l’immigration. » C’est pour lui d’ailleurs à ce moment que la France a découvert que ces jeunes étaient comme tout le monde. « Avant ils ne sortaient pas de leurs cités. À l’époque il y avait encore moins de transports, ils n’allaient pas en centre-ville. Ils apparaissent, tiennent un discours très sensé et montrent qu’ils sont « gentils« . Ils ne demandent rien, ils veulent être comme tout le monde. La société française ne s’en était pas rendu compte. » À l’époque, précise Éric Favereau la société française est restée coincée sur l’image du vieil immigré et n’a pas soldé les comptes de la guerre d’Algérie. Or, c’est une autre histoire qui se joue ici, et c’est une autre génération, souvent née en France, qui prend la parole et son destin en main.

Trente ans plus tard, Éric Favereau retient de la marche « quelque chose de triste ». Après « le miracle » créé par « ces jeunes pleins d’idées qui avaient envie de vivre » est arrivé l’année suivante le « coup de massue absolu« . Inévitablement, le rôle de SOS Racisme est évoqué. L’association « casse tout, récupère tout à des fins politiques et de carrière. Il y avait du racisme mais le but et l’enjeu de ce qui s’est passé c’était qu’il n’y en ait plus mais surtout qu’on les laisse vivre. C’est désolant que cette magnifique histoire se termine aussi piteusement. Il y a eu l’année suivante une seconde marche Convergence 84, plus compliquée à cause des rapports avec les associations antiracistes  » raconte le journaliste.

Éric Favereau analyse la naissance de SOS racisme comme une volonté de reprendre la main sur l’antiracisme et l’antisémitisme. « D’une certaine façon ces associations se sont senties dépossédées parce que les jeunes Beurs ont repris ce combat-là. D’où le fait que SOS racisme ait été créé en partie avec l’UEJF »(Union des étudiants juifs de France). Cependant, « l’échec n’est pas que la faute de SOS racisme, même s’ils y ont grandement contribué. Tout un dynamisme d’association a été cassé. Il y a eu un manque d’organisation. Les marcheurs auraient dû se battre » nuance-t-il.

Quant à l’accusation de récupération de la marche par le Parti socialiste pour détourner l’attention sur la rigueur, elle ne tient pas pour Eric Favereau. « Les socialistes pensaient que ça ne marcherait pas. Ils se sont greffés sur le mouvement, eux aussi ont été emportés par le moment. » Après la marche, il a continué de suivre les préparatifs de celle initiée par Convergence 84. Un mouvement plus politique, « avec plus de tensions, pas au sens négatif du terme« . C’est le jour de l’arrivée de la seconde marche que SOS racisme distribue ses premiers badges Touche pas à mon pote, jouant volontairement sur l’ambiguïté. Les marcheurs de 83 eux sont retournés à la vraie vie. Certains ont essayé de créer des associations, Radio Beur est née. « Ils ont été marginalisés et SOS a tout écrasé. Ils avaient tous les relais dans les médias avec leurs parrains. Moi j’étais réticent à cette association, même ici c’était tendu, car les dirigeants de SOS se plaignaient de notre insolence à leur égard aux patrons du journal« .

Aujourd’hui Eric Favereau ne s’occupe plus d’immigration ni de racisme et tient la rubrique santé du journal. Il garde toutefois un œil sur les commémorations de cette année. Il déplore que tout « est écrasé sous le poids de l’émotion. L’émotion tue la vérité or il y avait un vrai enjeu et du fond, et c’était une nécessité « . Le journaliste est aussi sévère avec le film La marche. « C’est un film fait pour pleurer avec des scènes grotesques et qui se finit sur SOS. Tout est mélangé même si la bande des jeunes est bien faite« . Au-delà de ça, son vrai regret est le manque de mise en perspective de ce mouvement. « On ne se demande pas pourquoi ça s’est mal terminé ? Ce qui est injuste dans cette commémoration c’est qu’on oublie les morts et on oublie la suite. »

Faïza Zerouala

 

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