Il y a Seine et Seine. Celle dont rêvent certains Parisiens pour une baignade pendant les grandes chaleurs suffocantes. Et puis il y en aune autre… Reportage.
Au bout de la Place de la Bataille de Stalingrad, face au canal de l’Ourcq, ce vendredi, un groupe d’hommes trempent leurs pieds dans le canal du 19e arrondissement de Paris. Au dessus d’eux, un vieux panneau dit « baignade interdite ». L’un vient d’Ethiopie, arrivé à Paris il y a un peu moins de quinze jours. Il s’appelle Madji. En enlevant pantalon et tee-shirt, il ouvre la marche et plonge. Autour de lui, les jeunes hommes rient, tous les pieds dans l’eau mais hésitants. Finalement, un autre suit. Il plonge. Puis encore un autre. Leur incursion est rapide : ils font un tour sur eux-mêmes et de retour vers le bord, celui resté hors de l’eau les aide à sortir. Maintenant qu’il est mouillé, Madji, assis, verse un peu d’eau dans le creux de sa main et commence à se savonner. D’abord, les jambes, les bras, la nuque, puis le visage jusqu’à ce qu’il ne voit plus rien. Puis, il y retourne : il s’enfonce et se rince. Autour d’eux, quelques Parisiens foulent le bitume à petits pas pour leur footing matinal.
A quelques mètres de là à peine, quatre jours plus tôt, dimanche à 11h, c’est une course de natation qui avait lieu dans les mêmes eaux. Dans cette partie du Bassin de la Villette, un plaisir de gosse se réalisait pour de nombreux Parisiens dans l’espoir qu’un jour la Seine devienne propre pour toujours, et une petite victoire pour Anne Hidalgo qui porte haut depuis le début de son mandat le projet de « baignade urbaine ». Ce vendredi matin, les visages de ceux qui passent par là s’arrêtent net. Smartphone à la main, ils observent le groupe d’hommes présents dans l’eau, perplexes et embarrassés. Dimanche dernier, ils étaient à leur place, sous l’eau, bonnet de bain bien enfoncé pour certains, huile bronzante à portée de main pour d’autres. Anne Hidalgo avait dit « oui », suspendant pour une après-midi le panneau « interdit ». Pas pour la nécessité de se laver mais pour leur plaisir. Sans le savoir, les réfugiés réalisent la « baignade urbaine » si chère à Madame le Maire. Besoin d’être propres, besoin d’être dignes. Ceux-là même qui à quelques mètres, dorment à même le sol. Nulle part où aller, nulle part où dormir, nulle part où se laver.
Quelques minutes plus tard, un homme se jette dans le bassin. Pris de panique, ne sachant pas nager, il tape sur l’eau avec ses mains jusqu’à ce qu’un autre vienne l’aider. Une fois l’homme remonté, le groupe se met à rire. Dimanche dernier, l’événement parisien était encadré par la Fédération française de natation. Elle n’était pas présente aujourd’hui.
« Do you know where I could learn French? » demande l’un d’eux. Il s’appelle Shardi. Il a quitté l’Afghanistan et sa famille début janvier pour fuir les Talibans. Après l’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Italie, le voilà aujourd’hui à Paris et rassure sa mère chaque jour. « Oui tout va très bien ». « Si je lui disais que je dormais comme ça, par terre, elle serait trop inquiète ». Lui aussi est arrivé il y a une dizaine de jours. Shardi explique qu’il sait très bien nager, mais que là, il n’avait pas envie. « Après la traversée en bateau que j’ai faite, je peux nager vraiment longtemps, je suis entraîné » assure-t-il. Il regarde le canal et estime qu’il pourrait facilement faire un aller-retour à la nage, sans se fatiguer. Dimanche dernier, il aurait peut-être pu dépasser tous les participants.
À l’Université de Kandahar où il étudiait la biologie et la botanique, Shardi se destinait à être médecin. «Là-bas, nous vivons proches de la frontière avec le Pakistan et les Talibans nous empêchent d’étudier. Tu ne peux pas porter un livre sous le bras ! Pour eux c’est pêché. Ils t’expliquent, en revanche, que si tu les suis, ils te donneront tout et que tu iras au paradis. Ils sont fous ! Ce ne sont pas des musulmans. » A ce moment-là, Shardi baisse la voix, comme s’il avait peur d’être entendu. Dans ses mains, des copies de cours de français « débutant » qui lui ont été données par une « nobody » comme il dit. Sur une des feuilles, des modèles de phrases qu’il tente d’apprendre par cœur : « Bonjour, ça va ? » « Non ça ne va pas, j’ai faim. », ainsi que les jours de la semaine et les mois de l’année.
« Sans pouvoir parler la langue, je suis comme muet dans ce pays » poursuit-il en anglais. « Où est-ce que je pourrais apprendre le français ? Je veux devenir médecin ». L’une de ses feuilles de vocabulaire tombe et involontairement, l’un des baigneurs marche dessus, le pied mouillé. « Comment veux-tu rester ici si tu marches sur cette feuille ! », s’énerve Shardi en ramassant son objet visiblement précieux.
Alice BABIN

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